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💌 Vous et moi
Certains essais vous tombent des mains. D’autres changent votre vision des choses. La lecture de Mine ! de Michael Heller et James Salzman fait partie de cette dernière famille.
Je le classerai dans la même catégorie que Nudge de Thaler ou Thinking Fast and Slow de Kahneman : à l’intersection de la technique, du design et de la psychologie, avec des dizaines d’exemples concrets et d’expérimentations. De la bonne nourriture pour la pensée comme disent les anglo-saxons.
Je ne pensais pas qu’un livre de juristes qui traite de l’impact de la propriété sur notre société puisse à ce point m’intéresser. Mine ! nous force à intégrer la notion de propriété dans beaucoup d’autres réflexions : comment intensifier l’usage des produits et infrastructures, comment inventer une société plus sobre et efficace, comment maîtriser les techniques d’influence et protéger sa vie privée... Surtout, les pistes évoquées de design de la propriété représentent pour moi un champ totalement nouveau de réflexion et d’innovation.
Bref, j’espère vous donner envie de lire ce livre (non traduit pour le moment) et surtout d’inclure ces éléments dans vos réflexions sur de futurs produits et services.
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué
“Une fois que vous serez au courant, vous trouverez des règles de propriété cachées partout” claironnent les deux auteurs dans la vidéo de présentation de leur livre.
La propriété est toujours un choix : celui des conquérants, des législateurs, des concepteurs de produits et services, des chefs de famille,…L’analyser permet de mieux comprendre la culture et les fondements d’une société. Favorise-t-on les jeunes ou les vieux, les ainés ou les cadets, ceux qui possèdent ou ceux qui travaillent ? Qu’avez-vous le droit de faire de votre logement, votre entreprise, votre vélo, votre enfant, votre… propre corps ?
Que possède-t-on vraiment, qu’est-ce qui est à soi pour reprendre le titre du livre ?
Il y a donc derrière chaque manière de définir et encadrer le droit de propriété - les auteurs parlent de design de la propriété - un véritable projet politique : conservateurs contre libéraux, rentiers contre entrepreneurs, patriarches contre libre-arbitres,... Le livre, très centré sur l’analyse du droit américain, souligne ainsi les différences radicales qui existent d’un État à l’autre, et la compétition qui en découle, parfois jusqu’à l’absurde. Il est assez simple d’étendre cette réflexion à l’Europe ou la France, même si on ne connaît rien au droit.
Car surtout, Mine ! met le doigt sur l’importance du sentiment de propriété dans nos propres choix.
Photo : Meghan Homes sur Unsplash
“À moi !” est l’un des premiers mots prononcés par les petits enfants. Ils peuvent faire montre d’un attachement passionné à un jouet ou même un simple bout de tissu, qu’on appellera alors LEUR doudou. Et ce sentiment ne disparaît pas en grandissant.
Les auteurs rappellent la célèbre expérience réalisée par Kahneman et Thaler. Les deux chercheurs donnèrent à une partie de leurs étudiants une tasse sans valeur particulière, en leur demandant simplement quelle somme d’argent serait nécessaire pour qu’ils acceptent de la rendre. À l’autre partie de leurs étudiants, ils donnent de l’argent et leur demandent combien seraient-ils prêts à payer pour acquérir le même modèle de tasse. “Les prix auraient du être similaires” nous disent-ils, “dans cette expérience cela ne devrait avoir aucune importance d’avoir d’abord la tasse ou l’argent liquide”. Et pourtant.
Les “vendeurs”, ceux qui possèdent déjà la tasse, demandèrent un prix deux fois plus élevé que les “acheteurs”, ceux qui n’avaient pas la tasse en main. 5,78$ contre 2,21$. Des dizaines d’expériences sont venues ensuite conforter cette démonstration. “Toutes montrent la même psychologie basique : dès que vous possédez physiquement quelque chose, cette chose prend plus de valeur qu’elle n’en avait le moment précédent. Votre attachement transforme sa valeur, et vous demandez plus pour vous en débarrasser que ce que vous auriez payé en premier lieu (…) Vous vendez maintenant votre tasse, abandonnant une part de vous-même”. C’est l’effet de dotation (endowment effects).
Regardez maintenant autour de vous : combien de fois les commerçants, physiques ou en ligne, mettent un produit/service entre vos mains avant même que vous ne l’ayez acheté ? C’est le principe du caddie de supermarché, mais aussi de l’essai gratuit ou du freemium. Ils vous donnent la sensation de posséder quelque chose afin d’augmenter la douleur de vous en séparer. Renverser la “charge de la preuve” : c’est à vous de rendre le produit ou mettre fin au service.
Les auteurs détaillent les 6 chemins de la possession, construits autour des 6 idées reçues sur la propriété.
Premier arrivé, premier servi
C’est le chemin des conquérants et des patients, de ceux qui s’approprient les “choses” ou les objets sans maître. C’est le billet pour le match qu’on a obtenu en faisant la queue 6 heures, mais c’est aussi le gibier qu’on a été le premier à tirer ou le banc de poisson qu’on a réussi à attraper avant les autres pêcheurs. Premier problème : ces “choses sans maître” sont de plus en plus rares, et l’on est de moins en moins seuls à vouloir se les approprier. Dans un contexte d’épuisement des ressources, cette règle ne peut plus autoriser tous les excès. Deuxième problème : certains sont prêts à payer pour éviter d’attendre (coucou les compagnies aériennes). Le design de la propriété permet de recréer de la rareté - et donc de la valeur - sans accroître les ressources. Les enjeux de réduction de notre empreinte carbone peuvent se résumer à cette équation : comment inciter à la réduction des usages par le sentiment de propriété.
La possession physique
Le Droit a cherché de tous temps à codifier la possession d’un bien ou d’un droit immatériel en créant des titres et autres contrats. Mais quand est-il lorsqu’il n’y a pas de titres ni de règles, ou que cette règle est volontairement floue ?
Les auteurs analysent en détail un cas d’usage typique : la guerre du siège rabattable dans les avions : vous avez le droit de baisser le dossier de votre siège derrière vous pour vous détendre, mais votre voisin de derrière a aussi le droit d’utiliser la tablette devant lui pour travailler ou déjeuner. En réalité les compagnies aériennes ont vendu sciemment cet espace DEUX FOIS et comptent sur la bonhommie de leurs passagers pour régler ces conflits de propriété. Ce qui explique qu’aucune règle ne vient trancher les différents qui ne manquent pas d’apparaître entre passagers. Des petits malins vendent même des dispositifs permettant de bloquer le siège devant vous. Bon vol quand même !
La “propriété limitée” est poussée à l’extrême lorsque l’on parle d’usages numériques.
Qu’est-ce qu’on achète quand on clique sur “acheter” pour recevoir des fichiers ou - pire - accéder à un stream de contenus audios ou visuels ? Pas grand chose…La lecture des conditions générales de ces services vous apprendra qu’en réalité vous n’avez qu’un droit d’usage limité de ces “choses”, qui peut vous être retiré unilatéralement, par exemple si votre fournisseur se voit privé du droit de les diffuser même bien après votre “achat”. Essayez de les mettre dans votre testament, vous serez surpris·e.
Et ne parlons pas de l’accès à vos données d’usage : que possédez-vous réellement en la matière ?
Les “acheteurs” de Tesla, de tracteurs John Deere ou d’appareils Apple découvrent également que la possession de leur engin n’inclut pas le droit de le modifier, l’améliorer ou même le réparer eux-mêmes.
Le numérique n’aime pas la propriété, en tout cas pas celle des utilisateurs.
L’attachement
Les différents États américains sont très créatifs en ce qui concerne l’extension du droit de propriété d’un terrain en-dessous (ressources minières, pétrolières ou aquatiques) et au-dessus (survol par des avions, des drones,…). Que se passe-t-il quand vous découvrez du pétrole sous votre jardin ? Quand votre voisin pompe l’eau de “votre” puit ?
Là aussi, vouloir réduire la production d’énergies fossiles sera extrêmement difficile sans toucher à ces règles de propriété. La “tragédie des communs” entre en oeuvre : pourquoi devrais-je limiter mon droit de propriété alors que mon voisin ne le fait pas ?
Par extension, pensez aux conflits concernant ce qui est selon vous attaché à votre propriété : l’ensoleillement ou au contraire l’ombrage, qui peuvent dépendre de ce que vos voisins laissent pousser, ou même la vue. Les récents débats sur les éoliennes en témoignent. À qui “appartient” le paysage ?
Et que dire de ces heureux propriétaires de maison les pieds dans l’eau, qui réclament avec insistance le remblaiement de côtes dont ils ont parfois eux-même contribué à l’érosion ? Faut-il leur donner raison ? Que se passera-t-il dans les décennies à venir avec la montée inéluctable des eaux ? Le dérèglement climatique aura des effets sur votre (droit de) propriété. Et les solutions au dérèglement climatique passeront aussi par des innovations en terme de design de propriété.
Le travail
De Marx à Zola, nous sommes là en plein sujet de partiels de sciences politiques. Le travail d’une terre suffit-il à en devenir propriétaire, surtout lorsque le propriétaire s’en désintéresse ? Mais cette séparation est encore plus choquante lorsque l’on parle de droits immatériels. Saviez-vous par exemple que le fameux discours de Martin Luther King étudié à l’école n’est pas son vrai discours ? Le vrai est détenu jalousement par ses descendants qui en monnaient l’usage…Et que dire des droits d’usage de films, dessins animés, oeuvres littéraires, tableaux, façades d’immeubles, parfois centenaires, et qui sont de véritables freins à l’économie lorsqu’ils sont étendus de manière déraisonnables ?
Derrière le sujet des inégalités de richesse, de patrimoine (ce que chacun possède concrètement) se cache un sujet sur le périmètre même du droit de propriété. Faut-il redistribuer ou ouvrir ?
NB : non, je ne parlerai pas ici de NFT mais je vous laisse deviner les enjeux à venir.
Son propre corps
On pourrait penser que là au moins, la propriété est évidente, pleine et totale. Pas du tout. Que possédez-vous exactement de votre propre corps ? Quels droits avez-vous…d’en vendre une partie, d’en monnayer l’usage, d’en disposer comme bon vous semble ? Et l’enfant que vous portez, quels droits avez-vous sur lui ? À l’inverse, à quelles obligations devez-vous vous plier concernant vos comportements, les traitements, les vaccins obligatoires,…que vous devez ou pas prendre ? Les limites au libre usage de votre corps sont nombreuses et variées.
Il n’y a aucune approche polémique dans ce livre : juste le constat limpide que, selon les pays, les périodes et les personnes, le droit de disposer de son corps change parfois radicalement. Tout au plus les auteurs insistent sur la situation particulière que vivent les femmes, très souvent victimes de choix de design de la propriété qui leur sont particulièrement défavorables : maîtrise des fruits de leur travail, de leur patrimoine ou encore de leur corps. L’égalité hommes-femmes, c’est aussi une question de propriété.
*** *** *** ***
Le livre propose en conclusion des pistes intéressantes pour changer ces règles de propriété. Pas en proposant un quelconque “Grand Soir”, mais en mettant en avant des solutions efficaces en terme de design de la propriété : nouvelles règles d’accès et de partage des ressources rares, bourses d’échanges, sensibilisation à la rareté, possibilité de posséder et d’ouvrir à des tiers,…Les solutions existent, et elles présentent l’avantage de mobiliser à la fois les moteurs du “vivre ensemble” ET ceux de la psychologie comportementale. L’objectif n’est pas de déposséder les uns au profit des autres mais de chercher des moyens intelligents et efficaces de partager nos ressources en évitant les abus.
Alors que nous abordons le virage de la “moindre propriété” - de ressources naturelles, de produits manufacturés, d’espace à consommer,...- il est urgent de redessiner les moyens de jouir de ces ressources. Les techniques existent, et elles sont loin d’être aussi manichéennes que les discours politiques le laissent croire.
À nous de jouer !
En bonus :
Qui mieux que Nicolas Mathieu, dans son dernier roman Connemara, pourrait décrire ce sentiment de propriété attaché en France à la maison individuelle ?
“Mais la chose la mieux partagée restait encore cette rage sourde des délimitations.
Car ici comme ailleurs, la liberté ne se concevait qu’enclose, d’où ces herses obligatoires, haies de thuyas, grilles de métal, rangées de bambous et palissades amoureusement lasurées. Chaque propriété, en fixant son périmètre, organisait un dehors et son dedans, des espaces entre lesquels la frontière n’était jamais tout à fait hermétique, mais qui autorisait l’assomption d’un règne, celui du chez soi. Là, on pouvait enfin faire ce qu’on voulait, maître à bord et selon son goût qui pouvait être rustique ou moderne, sobre ou baroque, mais au sujet duquel personne n’avait rien à redire. Chaque maison, en somme, se vivait comme une principauté relative, un domaine avec ses lois et ses ambassades, car on ne dédaignait pas d’échanger quelques mots avec le voisin, sur la pointe des pieds et par-dessus la clôture, offrant à l’occasion une salade fraîchement cueillie ou prêtant une scie sauteuse qu’il ne faudrait pas oublier de rendre. Souvent, on se plaignait du bruit, des autres qui ne savaient pas se tenir, de leurs gosses qui gueulaient tout la sainte journée, d’un chien qui s’était introduit par on ne sait quel subterfuge pour venir chier dans votre jardin, mais au moins on avait son pré carré et le sentiment de vivre sans seigneur à servir ni barbares à craindre”.
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🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La présentation du livre Mine! par les auteurs. Minethebook
Un article du New York Times sur le livre Who Owns the Space Behind your Airplane Seat ?
Le knee defender qui permet de bloquer le siège d’avion devant vous. Un gadget contre les sièges inclinables en avion
Vous n’avez jamais lu en entier les conditions générales d’utilisation des services numériques que vous utilisez au quotidien ? C’est normal. Un artiste révèle la taille aberrante des conditions générales d’utilisation des réseaux sociaux
Le combat des fermiers américains contre John Deere pour pouvoir réparer leurs tracteurs. John Deere is facing a revolt over the right to repair
Les jeux sont également basés sur l’effet de dotation : vous êtes “dotés” de points, de vies, de skills,…dès le départ, que vous allez ensuite avoir peur de perdre, même si vous n’avez rien fait pour les obtenir. J’avais décrit il y a deux ans ces techniques d’influence dans Lettre à ma fille de 15 ans.
À propos de Nudge, le livre. Wikipedia
À propos de Thinking Fast and Slow, le livre. Wikipedia
À propos du livre Connemara de Nicolas Mathieu. Connemara - Actes Sud
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac
Les bouchons vous manquent depuis que vous télé-travaillez ? Créez vos propres bouchons grâce à ce simulateur de trafic. J’adore le curseur « politesse » pour les dépassements. Microsimulation of traffic
Je prends beaucoup de plaisir à lire les Billets du Samedi de la chercheuse Sonia Lavadinho. Ça parle de ville, de modes de vie et de comportements.
Gros fan également de la collection de cartes postales du sociologue Renaud Epstein. Et oui, dans les années 50-60, les villes étaient fières de leurs HLM. L’histoire des HLM racontée en cartes postales - EYP
Si vous préférez les entrepôts et aires logistiques, cet atlas vous comblera. Atlas des entrepôts et aires logistiques
Un podcast sur l’open data : en quoi ouvrir ses données peut aider votre entreprise. Data Workers
Au Royaume-Uni, 83 % des grands magasins (Department Stores) ont fermé depuis 2016. Rappel : la part du e-commerce y atteint 19%, contre 13% en France. The Death of the Department Store- Guardian
Peut-être un autre point de bascule avec la possibilité qu’offre Apple désormais de payer de téléphone à téléphone sans passer par un terminal de paiement dédié Apple empowers businesses to accept contactless payments through Tap to Pay on iPhone
Aux États-Unis, le Doctolib qui propose une assurance santé et livre les médicaments s’appelle Amazon Care. Amazon Care now available nationwide
C’est fini pour aujourd’hui. À la semaine prochaine.
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Stéphane
Encore un numéro très riche ! Merci Stéphane 🙏