🛒 Le blues du chariot
Le chariot est au commerce ce que le Boeing 747 est à l’aviation. Symbole de la consommation de masse, du triptyque hyper-voiture-congélo et du self-service. Son destin est lié à nos modes de vie #191
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💌 Vous et moi
Les habitués de cette lettre connaissent ma passion pour la logistique et la consommation. Étudier le parcours “de la fourche à la fourchette”, comprendre le jeu des acteurs, des modèles économiques et des technologies. Trouver les éléments essentiels du système, ceux sans lesquels rien n’aurait pu fonctionner.
Ce sont eux qui permettent de tirer parti de la modularité et des standards indispensables à la croissance dans un monde connecté. Pour la logistique de grande consommation, j’ai identifié trois rouages essentiels : le container, la palette et le chariot.
Après le container, je vous propose une brève histoire de son petit frère côté « consommateur » : le chariot. Comme son grand frère, il tire son efficacité de son usage combiné et à l’échelle, malgré une technologie on ne peut plus simplissime. Comme son grand frère, son avenir est lié à nos grands choix de consommation et d’aménagements urbains. Décryptage.
Comme d’habitude vous trouverez des ressources pour aller plus loin dans la rubrique suivante, et nos perles de la semaine dans la dernière rubrique. Bonnes courses !
🎯 Cette semaine
Nous avons analysé pour vous…
Souvenez-vous.
Tout petit on nous glissait fermement dans son siège rétractable, réduit le dos tourné à frapper le métal de nos talons. Sa cage argentée naviguait dans le labyrinthe de paquets, guidée d’une main tandis que l’autre piochait frénétiquement dans les rayons. Nous attendions avec impatience l’arrivée en caisse, où sa gueule presque pleine accueillerait quelques friandises âprement négociées.
Plus tard on nous laissa pousser nous-même cet engin dont les roues semblaient parfois prises de folie. Vidé de son chargement, le chariot devenait alors un éphémère jouet qu’on allait fracasser contre un autre dans un vacarme aussi bref que délicieux.
C’était le temps des hypers, des autos et des chariots.
Le chariot de supermarché - on a pas le droit de dire Caddie sans risquer un procès de l’entreprise éponyme - est l’un des plus forts symboles de la société de consommation. C’est grâce à lui que le commerce change d’échelle dans les années 70. Grâce à lui qu’on put faire ses courses pour la semaine, choisir parmi des dizaines de milliers de références habilement présentées et ne croiser quasiment aucun employé durant ses achats. À partir de cette période les prix baissent, les ménages s’enrichissent, les modes de vie évoluent. Les terres agricoles reculent et l’usage de la voiture explose. Derrière les images en noir et blanc de la période, on repérera un engin familier : le chariot, maillon indispensable de la chaîne qui relie le rayon du magasin au congélateur de la maison en passant par le coffre de l’automobile. Sans chariot, rien de cela n’aurait été possible.
Et pourtant, chaque élément ou presque de ce paysage est remis en cause en ce début des années 2020 : l’hypermarché, le parking, l’automobile, les produits de grande consommation, le self-service.
Mais n’allons pas trop vite : revenons un peu en arrière avant d’envisager son avenir.
Brève histoire du chariot
Le chariot a d’abord été détesté lorsqu’il a été introduit aux États-Unis dans les années 30.
L’usage du panier pour faire ses courses était alors plébiscité, on lui trouvait même un côté “aristocratique”. Problème : le volume d’achat était limité non pas pour des raisons monétaires mais purement physiques : les clients ne pouvaient simplement pas transporter plus de produits dans leur simple panier.
Les premiers “chariots” ont ainsi cherché à régler le problème de manière basique : accrocher un deuxième panier sur un engin bricolé à partir de chaises pliantes montées sur roulettes. Détail amusant, un gérant eut l’idée d’engager des figurants qu’il envoya déambuler dans les rayons avec ces chariots pour faire leur courses. Les clients, jusqu’alors peu enclins à utiliser ce qu’ils considéraient comme une poussette, mordirent à l’hameçon : ils se mirent à leur tour à utiliser les “doubles paniers roulants”.
L’innovation de rupture pris la forme d’une amélioration en apparence anodine, inventée en 1946 : une simple trappe amovible située à l’arrière de l’engin, permettant de les stocker en les encastrant les uns dans les autres. Bingo ! Il fut désormais possible de stocker sur 2 places de voiture des dizaines de chariots.
Le système prolonge le parcours du supermarché : ce sont les clients qui les rangent, trop heureux de récupérer une pièce dont le prix ne représente pourtant absolument pas la valeur même du service rendu.
Le magasin allait pouvoir s’étendre toujours plus à mesure qu’augmentaient la taille des chariots, la distance parcourue par les clients en magasin et l’offre en infrastructures automobiles. Comme pour le container, le chariot-passé-à-l’échelle devenait un nouveau standard indispensable.
Il s’en vendrait aujourd’hui 2 millions par an dans le monde pour un parc de 25 millions environ. Peu coûteux et presque inusable avec sa structure en métal, il peut transporter jusqu’à 10 000 fois son poids durant sa vie.
Le détonateur de la consommation de masse
Le chariot ne se contente pas de permettre d’emporter plus de produits et de faire faire tout le travail aux clients des grandes surfaces. Il favorise également des comportements de (sur-)consommation dans le magasin.
Nous en avons parlé dans cette lettre, le sentiment de possession est un puissant moteur de choix. Souvenez de l’expérience que nous relations : des étudiants se voient dotés gratuitement pour la moitié d’entre eux d’une tasse aux couleurs de leur université; l’autre moitié reçoit de l’argent pour acheter ces tasses. On demande aux deux segments d’estimer pour les premiers le prix de vente de la tasse qu’ils ont reçu, pour les seconds le prix d’achat de la tasse qu’ils doivent acheter aux autres. Résultat : ceux qui ont déjà la tasse en main fixent un prix deux fois supérieur à ceux qui ne l’ont pas encore (si vous n’avez rien compris, lire : C’est à moi !). C’est le biais de la possession, qui fait que l’on surestime de deux ou trois fois le prix de ce que l’on possède déjà - voir aussi l’aversion à la perte.
L’expérience utilisateur mise en place par les grandes surfaces joue à merveille de ce levier. Dès que les frontières du magasin sont franchies, tous les produits peuvent être saisies simplement sans toucher à son porte monnaie. Le chariot est lui largement ouvert et accueille tout ce que vous lui jetez. Vous n’avez même pas peur qu’on vous vole ce qu’il y a dedans, puisque ce n’est pas encore à vous. Et pourtant, le biais de possession est déjà à l’oeuvre : ce qui est déjà dans le chariot sera difficile à remettre dans le rayon. Ce sera vécu comme une perte. Nous ne sommes pas des êtres rationnels. Marche aussi avec les automobiles que le concessionnaire vous propose d’essayer, ou les services en ligne qu’on vous proposer de tester gratuitement.
On ne résiste pas évidemment à rappeler ce célèbre adage sur la publicité : “la publicité, c’est vous faire acheter des produits dont vous n’avez pas besoin avec de l’argent que vous n’avez pas pour épater des gens qui s’en moquent” 😅
Le client de la grande surface déambule tel un papillon devant une ampoule, son cortex stimulé par de multiples nudges : promotions, 2 pour 1, cash back, crédit gratuit et autres séries limitées. Ce n’est pas pour rien que le m2 de rayon est l’une des surfaces les plus chères du monde : rien n’y est laissé au hasard.
Mais, comme pour le container, le chariot n’échappe à la mutation des modes de vie.
Faut-il ranger définitivement le chariot ?
Les évolutions récentes des modes de consommation montrent les destins croisés de l’automobile et de notre bon vieux chariot.
Ironie de la technologie, la robustesse du bon vieux chariot en métal l’empêche désormais d’accueillir les dernières innovations. Sa structure en métal perturbe les ondes RFID. On lui préfère le plastique, équipé d’une simple douchette ou même de balances et scanners intégrés (type Amazon Dash Cart ). Il ne vise pas tant à faciliter le transport qu’à éviter le passage en caisse.
L’avenir semble cependant être à la disparition du caddie de supermarché (tant pis je l’ai écrit, je ferai une cagnotte pour payer le procès), emporté par la désaffection des formats “hypers de périphérie”.
Tout d’abord, une tendance globale : le budget consacré aux dépenses alimentaires, de l’ordre de 450€ par mois et par ménage, a fortement baissé en part relative. De 35% en 1960, nous ne consacrons plus que 20% de notre budget aux courses alimentaires. La famille se déstructure, les repas se fractionnent, avec de plus en plus de plats préparés - 75% des aliments consommés viennent de l’industrie agro-alimentaire. Les 3/4 sont consommés “à domicile” et 1/4 “hors domicile”. Nous avons parlé récemment du poids des travailleurs mobiles, 10 millions d’actifs, dont l’augmentation a évidemment un impact sur la manière dont ils mangent et font leurs courses. Mais la recherche d’un côté des prix les plus bas, et de l’autre des produits les plus éthiques, bio et locaux, multiplie les enseignes et divise les quantités achetées à chaque fois. Les enseignes se sont adaptées, proposant des magasins plus petits, plus spécialisés et plus près des clients.
Le “gros chariot du samedi” est au régime.
Il ne sert plus à remplir le coffre de la voiture, mais les sacoches du vélo ou le bon vieux caddie de grand-mère qui augmente le piéton.
Le développement du e-commerce et son hybride le drive voient arriver de nouveaux types de chariots, manipulés par des professionnels et pré-remplis. Le cube souple isotherme devient lui le symbole des livreurs de repas. Il est fixé à l’arrière du scooter ou porté sur le dos des cyclistes.
Impossible de ne pas évoquer aussi le progrès des véhicules autonomes. Pas ceux qui vous emmèneront faire vos courses en périphérie, mais ceux qui livreront vos courses directement chez vous (Nuro, Starship, …) ou encore cet élégant “valet” qui vous suit partout en portant vos achats. Bon ok, je vois que vous n’y croyez pas trop.
Entre fragmentation des familles, des repas et des formats de commerce, le chariot de supermarché risque de ne pas survivre en tant qu’appendice roulant des grandes surfaces. Mais le récent développement des vélos-cargos et de la micro-logistique nous montre que la ville du futur a besoin de contenants et de capacité d’emport sur de courtes distances. La désaffection de la voiture en ville devrait conduire à la multiplication de nouveaux engins destinés à augmenter le piéton et le cycliste. Le vieillissement de la population conduira également à privilégier des aides au déplacement sur lesquels on peut se reposer : le chariot du futur ressemblera peut-être au chariot du passé. Comme beaucoup d’autres services, il deviendra plus personnalisé, plus individualisé et moins partagé.
Reste à voir si l’un de ces modèles saura passer à l’échelle pour devenir un maillon universel de la logistique, comme l’ont été avant lui le container et la palette. À moins qu’au contraire la fragmentation conduise à augmenter le coût global de la consommation, suivant un mouvement de balancier inverse de son ancêtre le chariot.
À suivre…
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Les travaux de recherche sur le chariot dont sont tirés beaucoup d’éléments de cette lettre. Histoire du chariot de supermarché Grandclément et Cochoy
L’histoire du chariot de supermarché - Wikipedia
À leurs débuts les clients des hypers détestaient les chariots Why people hated shopping carts when they first came out
Le chariot connecté d’Amazon Amazon Dash Cart, un chariot connecté pour zapper la caisse
Le chariot autonome de Piaggio qui vous suit partout et transporte vos courses. La révolution du Gita et Kilo
L’importance de la palette en bois dans la chaîne logistique. Les palettes en bois, symbole de l'échec logistique russe
Le fabuleux destin de la valise à roulettes que les hommes ne voulaient pas utiliser. Quand a-t-on inventé la valise à roulettes ?
Le fabuleux destin du container, le grand frère du chariot Out of the box, l’histoire du container - 15marches
Évolution du commerce et de la distribution en 2019 - FCD faits et chiffres (pdf)
Évolution de la consommation par type de surfaces En février 2021, le chiffre d’affaires des grandes surfaces alimentaires augmente légèrement - INSEE
Sur les nudges et le design d’influence. Lettre à ma fille de 15 ans - 15marches
Pourquoi il ne faut pas emmener ses enfants au supermarché. Use condoms - Zazoo
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Le saviez-vous ? Les premières versions du Boeing 747 intégraient dans leur cockpit un emplacement dans le plafonnier qui permettait de faire le point “aux étoiles” à l’aide d’un sextant. Une invention de 1730 dans un avion de 1969, vous avez dit low tech ? Fun fact, the Boeing 747 features a sextant port for convenient celestial navigation in flight.
Ils volent aussi très haut et très loin, au printemps et à l’automne : cette carte animée nous permet de suivre les oiseaux migrateurs Bird tracking
Les blogueurs bretons ont du talent ! Celui-ci nous régale avec ces magnifiques cartes en relief de 1905 - Parlons du territoire de France
Toujours en début de siècle ces étonnantes vidéos colorisées de Tokyo. Views of Tokyo, Japan, 1913-1915
Avec ou sans chariot, Decathlon poursuit sa mue vers une enseigne de services : vous pouvez désormais louer votre matériel de sport. Decathlon teste la location de matériel sportif pour un "usage à la demande"
Pour finir, vous pouvez écouter mon entretien avec un autre Stéphane, Stéphane Bellavance de Montréal, sur le sujet de la mobilité intégrée. Là-bas, conduire une automobile se dit “chauffer un char”. J’interviens à partir de 19’09.
C’est fini pour aujourd’hui.
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Et n’oubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
J’avais étudié il y a longtemps le lien périurbanisation, voiture, congélateur, anonymisation de l’acte d’achat et bien sur lutte contre l’inflation (année 70) pour comprendre le developpement des GMS périphériques…le caddie a manifestement joué son rôle aussi. Merci d’avoir complété le puzzle 🧩
Un lecteur avisé BDphile me signale que Gaston Lagaffe avait déjà inventé une valise électrique en son temps https://pbs.twimg.com/media/C1wsEwCXcAA7zWD?format=jpg&name=large