đ Le blues du chariot
Le chariot est au commerce ce que le Boeing 747 est Ă lâaviation. Symbole de la consommation de masse, du triptyque hyper-voiture-congĂ©lo et du self-service. Son destin est liĂ© Ă nos modes de vie #191
đšâđ Tous les mardis, StĂ©phane dĂ©crypte lâimpact de la transformation numĂ©rique sur l'Ă©conomie et la sociĂ©tĂ©. En savoir plus sur cette lettre : Ă propos
Vous ĂȘtes 64 nouveaux abonnĂ©s depuis la semaine derniĂšre. Soyez les bienvenus !
Pas encore abonnĂ©âąe ?
Vous pouvez Ă©galement partager cette lettre avec des gens qui pourraient lâapprĂ©cier. Pour une newsletter, le rĂ©seau social, câest vous !
đ Vous et moi
Les habituĂ©s de cette lettre connaissent ma passion pour la logistique et la consommation. Ătudier le parcours âde la fourche Ă la fourchetteâ, comprendre le jeu des acteurs, des modĂšles Ă©conomiques et des technologies. Trouver les Ă©lĂ©ments essentiels du systĂšme, ceux sans lesquels rien nâaurait pu fonctionner.
Ce sont eux qui permettent de tirer parti de la modularitĂ© et des standards indispensables Ă la croissance dans un monde connectĂ©. Pour la logistique de grande consommation, jâai identifiĂ© trois rouages essentiels : le container, la palette et le chariot.
AprĂšs le container, je vous propose une brĂšve histoire de son petit frĂšre cĂŽtĂ© « consommateur » : le chariot. Comme son grand frĂšre, il tire son efficacitĂ© de son usage combinĂ© et Ă lâĂ©chelle, malgrĂ© une technologie on ne peut plus simplissime. Comme son grand frĂšre, son avenir est liĂ© Ă nos grands choix de consommation et dâamĂ©nagements urbains. DĂ©cryptage.
Comme dâhabitude vous trouverez des ressources pour aller plus loin dans la rubrique suivante, et nos perles de la semaine dans la derniĂšre rubrique. Bonnes courses !
đŻ Cette semaine
Nous avons analysĂ© pour vousâŠ
Souvenez-vous.
Tout petit on nous glissait fermement dans son siĂšge rĂ©tractable, rĂ©duit le dos tournĂ© Ă frapper le mĂ©tal de nos talons. Sa cage argentĂ©e naviguait dans le labyrinthe de paquets, guidĂ©e dâune main tandis que lâautre piochait frĂ©nĂ©tiquement dans les rayons. Nous attendions avec impatience lâarrivĂ©e en caisse, oĂč sa gueule presque pleine accueillerait quelques friandises Ăąprement nĂ©gociĂ©es.Â
Plus tard on nous laissa pousser nous-mĂȘme cet engin dont les roues semblaient parfois prises de folie. VidĂ© de son chargement, le chariot devenait alors un Ă©phĂ©mĂšre jouet quâon allait fracasser contre un autre dans un vacarme aussi bref que dĂ©licieux.
CâĂ©tait le temps des hypers, des autos et des chariots.
Le chariot de supermarchĂ© - on a pas le droit de dire Caddie sans risquer un procĂšs de lâentreprise Ă©ponyme - est lâun des plus forts symboles de la sociĂ©tĂ© de consommation. Câest grĂące Ă lui que le commerce change dâĂ©chelle dans les annĂ©es 70. GrĂące Ă lui quâon put faire ses courses pour la semaine, choisir parmi des dizaines de milliers de rĂ©fĂ©rences habilement prĂ©sentĂ©es et ne croiser quasiment aucun employĂ© durant ses achats. Ă partir de cette pĂ©riode les prix baissent, les mĂ©nages sâenrichissent, les modes de vie Ă©voluent. Les terres agricoles reculent et lâusage de la voiture explose. DerriĂšre les images en noir et blanc de la pĂ©riode, on repĂ©rera un engin familier : le chariot, maillon indispensable de la chaĂźne qui relie le rayon du magasin au congĂ©lateur de la maison en passant par le coffre de lâautomobile. Sans chariot, rien de cela nâaurait Ă©tĂ© possible.
Et pourtant, chaque Ă©lĂ©ment ou presque de ce paysage est remis en cause en ce dĂ©but des annĂ©es 2020 : lâhypermarchĂ©, le parking, lâautomobile, les produits de grande consommation, le self-service.
Mais nâallons pas trop vite : revenons un peu en arriĂšre avant dâenvisager son avenir.
BrĂšve histoire du chariot
Le chariot a dâabord Ă©tĂ© dĂ©testĂ© lorsquâil a Ă©tĂ© introduit aux Ătats-Unis dans les annĂ©es 30.
Lâusage du panier pour faire ses courses Ă©tait alors plĂ©biscitĂ©, on lui trouvait mĂȘme un cĂŽtĂ© âaristocratiqueâ. ProblĂšme : le volume dâachat Ă©tait limitĂ© non pas pour des raisons monĂ©taires mais purement physiques : les clients ne pouvaient simplement pas transporter plus de produits dans leur simple panier.
Les premiers âchariotsâ ont ainsi cherchĂ© Ă rĂ©gler le problĂšme de maniĂšre basique : accrocher un deuxiĂšme panier sur un engin bricolĂ© Ă partir de chaises pliantes montĂ©es sur roulettes. DĂ©tail amusant, un gĂ©rant eut lâidĂ©e dâengager des figurants quâil envoya dĂ©ambuler dans les rayons avec ces chariots pour faire leur courses. Les clients, jusquâalors peu enclins Ă utiliser ce quâils considĂ©raient comme une poussette, mordirent Ă lâhameçon : ils se mirent Ă leur tour Ă utiliser les âdoubles paniers roulantsâ.
Lâinnovation de rupture pris la forme dâune amĂ©lioration en apparence anodine, inventĂ©e en 1946 : une simple trappe amovible situĂ©e Ă lâarriĂšre de lâengin, permettant de les stocker en les encastrant les uns dans les autres. Bingo ! Il fut dĂ©sormais possible de stocker sur 2 places de voiture des dizaines de chariots.
Le systĂšme prolonge le parcours du supermarchĂ© : ce sont les clients qui les rangent, trop heureux de rĂ©cupĂ©rer une piĂšce dont le prix ne reprĂ©sente pourtant absolument pas la valeur mĂȘme du service rendu.
Le magasin allait pouvoir sâĂ©tendre toujours plus Ă mesure quâaugmentaient la taille des chariots, la distance parcourue par les clients en magasin et lâoffre en infrastructures automobiles. Comme pour le container, le chariot-passĂ©-Ă -lâĂ©chelle devenait un nouveau standard indispensable.
Il sâen vendrait aujourdâhui 2 millions par an dans le monde pour un parc de 25 millions environ. Peu coĂ»teux et presque inusable avec sa structure en mĂ©tal, il peut transporter jusquâĂ 10 000 fois son poids durant sa vie.
Le détonateur de la consommation de masse
Le chariot ne se contente pas de permettre dâemporter plus de produits et de faire faire tout le travail aux clients des grandes surfaces. Il favorise Ă©galement des comportements de (sur-)consommation dans le magasin.
Nous en avons parlĂ© dans cette lettre, le sentiment de possession est un puissant moteur de choix. Souvenez de lâexpĂ©rience que nous relations : des Ă©tudiants se voient dotĂ©s gratuitement pour la moitiĂ© dâentre eux dâune tasse aux couleurs de leur universitĂ©; lâautre moitiĂ© reçoit de lâargent pour acheter ces tasses. On demande aux deux segments dâestimer pour les premiers le prix de vente de la tasse quâils ont reçu, pour les seconds le prix dâachat de la tasse quâils doivent acheter aux autres. RĂ©sultat : ceux qui ont dĂ©jĂ la tasse en main fixent un prix deux fois supĂ©rieur Ă ceux qui ne lâont pas encore (si vous nâavez rien compris, lire : Câest Ă moi !). Câest le biais de la possession, qui fait que lâon surestime de deux ou trois fois le prix de ce que lâon possĂšde dĂ©jĂ - voir aussi lâaversion Ă la perte.
LâexpĂ©rience utilisateur mise en place par les grandes surfaces joue Ă merveille de ce levier. DĂšs que les frontiĂšres du magasin sont franchies, tous les produits peuvent ĂȘtre saisies simplement sans toucher Ă son porte monnaie. Le chariot est lui largement ouvert et accueille tout ce que vous lui jetez. Vous nâavez mĂȘme pas peur quâon vous vole ce quâil y a dedans, puisque ce nâest pas encore Ă vous. Et pourtant, le biais de possession est dĂ©jĂ Ă lâoeuvre : ce qui est dĂ©jĂ dans le chariot sera difficile Ă remettre dans le rayon. Ce sera vĂ©cu comme une perte. Nous ne sommes pas des ĂȘtres rationnels. Marche aussi avec les automobiles que le concessionnaire vous propose dâessayer, ou les services en ligne quâon vous proposer de tester gratuitement.
On ne rĂ©siste pas Ă©videmment Ă rappeler ce cĂ©lĂšbre adage sur la publicitĂ© : âla publicitĂ©, câest vous faire acheter des produits dont vous nâavez pas besoin avec de lâargent que vous nâavez pas pour Ă©pater des gens qui sâen moquentâ đ
Le client de la grande surface dĂ©ambule tel un papillon devant une ampoule, son cortex stimulĂ© par de multiples nudges : promotions, 2 pour 1, cash back, crĂ©dit gratuit et autres sĂ©ries limitĂ©es. Ce nâest pas pour rien que le m2 de rayon est lâune des surfaces les plus chĂšres du monde : rien nây est laissĂ© au hasard.
Mais, comme pour le container, le chariot nâĂ©chappe Ă la mutation des modes de vie.
Faut-il ranger définitivement le chariot ?
Les Ă©volutions rĂ©centes des modes de consommation montrent les destins croisĂ©s de lâautomobile et de notre bon vieux chariot.
Ironie de la technologie, la robustesse du bon vieux chariot en mĂ©tal lâempĂȘche dĂ©sormais dâaccueillir les derniĂšres innovations. Sa structure en mĂ©tal perturbe les ondes RFID. On lui prĂ©fĂšre le plastique, Ă©quipĂ© dâune simple douchette ou mĂȘme de balances et scanners intĂ©grĂ©s (type Amazon Dash Cart ). Il ne vise pas tant Ă faciliter le transport quâĂ Ă©viter le passage en caisse.
Lâavenir semble cependant ĂȘtre Ă la disparition du caddie de supermarchĂ© (tant pis je lâai Ă©crit, je ferai une cagnotte pour payer le procĂšs), emportĂ© par la dĂ©saffection des formats âhypers de pĂ©riphĂ©rieâ.
Tout dâabord, une tendance globale : le budget consacrĂ© aux dĂ©penses alimentaires, de lâordre de 450⏠par mois et par mĂ©nage, a fortement baissĂ© en part relative. De 35% en 1960, nous ne consacrons plus que 20% de notre budget aux courses alimentaires. La famille se dĂ©structure, les repas se fractionnent, avec de plus en plus de plats prĂ©parĂ©s - 75% des aliments consommĂ©s viennent de lâindustrie agro-alimentaire. Les 3/4 sont consommĂ©s âĂ domicileâ et 1/4 âhors domicileâ. Nous avons parlĂ© rĂ©cemment du poids des travailleurs mobiles, 10 millions dâactifs, dont lâaugmentation a Ă©videmment un impact sur la maniĂšre dont ils mangent et font leurs courses. Mais la recherche dâun cĂŽtĂ© des prix les plus bas, et de lâautre des produits les plus Ă©thiques, bio et locaux, multiplie les enseignes et divise les quantitĂ©s achetĂ©es Ă chaque fois. Les enseignes se sont adaptĂ©es, proposant des magasins plus petits, plus spĂ©cialisĂ©s et plus prĂšs des clients.
Le âgros chariot du samediâ est au rĂ©gime.
Il ne sert plus à remplir le coffre de la voiture, mais les sacoches du vélo ou le bon vieux caddie de grand-mÚre qui augmente le piéton.
Le dĂ©veloppement du e-commerce et son hybride le drive voient arriver de nouveaux types de chariots, manipulĂ©s par des professionnels et prĂ©-remplis. Le cube souple isotherme devient lui le symbole des livreurs de repas. Il est fixĂ© Ă lâarriĂšre du scooter ou portĂ© sur le dos des cyclistes.
Impossible de ne pas Ă©voquer aussi le progrĂšs des vĂ©hicules autonomes. Pas ceux qui vous emmĂšneront faire vos courses en pĂ©riphĂ©rie, mais ceux qui livreront vos courses directement chez vous (Nuro, Starship, âŠ) ou encore cet Ă©lĂ©gant âvaletâ qui vous suit partout en portant vos achats. Bon ok, je vois que vous nây croyez pas trop.
Entre fragmentation des familles, des repas et des formats de commerce, le chariot de supermarchĂ© risque de ne pas survivre en tant quâappendice roulant des grandes surfaces. Mais le rĂ©cent dĂ©veloppement des vĂ©los-cargos et de la micro-logistique nous montre que la ville du futur a besoin de contenants et de capacitĂ© dâemport sur de courtes distances. La dĂ©saffection de la voiture en ville devrait conduire Ă la multiplication de nouveaux engins destinĂ©s Ă augmenter le piĂ©ton et le cycliste. Le vieillissement de la population conduira Ă©galement Ă privilĂ©gier des aides au dĂ©placement sur lesquels on peut se reposer : le chariot du futur ressemblera peut-ĂȘtre au chariot du passĂ©. Comme beaucoup dâautres services, il deviendra plus personnalisĂ©, plus individualisĂ© et moins partagĂ©.
Reste Ă voir si lâun de ces modĂšles saura passer Ă lâĂ©chelle pour devenir un maillon universel de la logistique, comme lâont Ă©tĂ© avant lui le container et la palette. Ă moins quâau contraire la fragmentation conduise Ă augmenter le coĂ»t global de la consommation, suivant un mouvement de balancier inverse de son ancĂȘtre le chariot.
Ă suivreâŠ
đ§ Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Les travaux de recherche sur le chariot dont sont tirĂ©s beaucoup dâĂ©lĂ©ments de cette lettre. Histoire du chariot de supermarchĂ© GrandclĂ©ment et Cochoy
Lâhistoire du chariot de supermarchĂ© - Wikipedia
à leurs débuts les clients des hypers détestaient les chariots Why people hated shopping carts when they first came out
Le chariot connectĂ© dâAmazon Amazon Dash Cart, un chariot connectĂ© pour zapper la caisse
Le chariot autonome de Piaggio qui vous suit partout et transporte vos courses. La révolution du Gita et Kilo
Lâimportance de la palette en bois dans la chaĂźne logistique. Les palettes en bois, symbole de l'Ă©chec logistique russe
Le fabuleux destin de la valise à roulettes que les hommes ne voulaient pas utiliser. Quand a-t-on inventé la valise à roulettes ?
Le fabuleux destin du container, le grand frĂšre du chariot Out of the box, lâhistoire du container - 15marches
Ăvolution du commerce et de la distribution en 2019 - FCD faits et chiffres (pdf)
Ăvolution de la consommation par type de surfaces En fĂ©vrier 2021, le chiffre dâaffaires des grandes surfaces alimentaires augmente lĂ©gĂšrement - INSEE
Sur les nudges et le design dâinfluence. Lettre Ă ma fille de 15 ans - 15marches
Pourquoi il ne faut pas emmener ses enfants au supermarché. Use condoms - Zazoo
đ€© On a aimĂ©
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Le saviez-vous ? Les premiĂšres versions du Boeing 747 intĂ©graient dans leur cockpit un emplacement dans le plafonnier qui permettait de faire le point âaux Ă©toilesâ Ă lâaide dâun sextant. Une invention de 1730 dans un avion de 1969, vous avez dit low tech ? Fun fact, the Boeing 747 features a sextant port for convenient celestial navigation in flight.
Ils volent aussi trĂšs haut et trĂšs loin, au printemps et Ă lâautomne : cette carte animĂ©e nous permet de suivre les oiseaux migrateurs Bird tracking
Les blogueurs bretons ont du talent ! Celui-ci nous régale avec ces magnifiques cartes en relief de 1905 - Parlons du territoire de France
Toujours en début de siÚcle ces étonnantes vidéos colorisées de Tokyo. Views of Tokyo, Japan, 1913-1915
Avec ou sans chariot, Decathlon poursuit sa mue vers une enseigne de services : vous pouvez désormais louer votre matériel de sport. Decathlon teste la location de matériel sportif pour un "usage à la demande"
Pour finir, vous pouvez Ă©couter mon entretien avec un autre StĂ©phane, StĂ©phane Bellavance de MontrĂ©al, sur le sujet de la mobilitĂ© intĂ©grĂ©e. LĂ -bas, conduire une automobile se dit âchauffer un charâ. Jâinterviens Ă partir de 19â09.
Câest fini pour aujourdâhui.
Si vous avez apprĂ©ciĂ© cette lettre, laissez-nous un đ pour nous encourager et parlez-en autour de vous.
Et nâoubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
đ©đ»âđ Tous les jeudis, NoĂ©mie raconte les futurs possibles en fiction.Â
Pour ma part je vous dis : Ă mardi prochain !
Stéphane
Je suis StĂ©phane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains Ă travers les plaines. La nuit je lis et jâĂ©cris cette lettre.
Jâavais Ă©tudiĂ© il y a longtemps le lien pĂ©riurbanisation, voiture, congĂ©lateur, anonymisation de lâacte dâachat et bien sur lutte contre lâinflation (annĂ©e 70) pour comprendre le developpement des GMS pĂ©riphĂ©riquesâŠle caddie a manifestement jouĂ© son rĂŽle aussi. Merci dâavoir complĂ©tĂ© le puzzle đ§©
Un lecteur avisé BDphile me signale que Gaston Lagaffe avait déjà inventé une valise électrique en son temps https://pbs.twimg.com/media/C1wsEwCXcAA7zWD?format=jpg&name=large