👨🏻🎤 Orelsan et les 3 chemins du succès
Et si on analysait le succès du phénomène français comme on le ferait pour un produit innovant ? #176
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💌 Vous et moi
Je préfère l’avouer tout de suite : je n’avais jamais entendu un seul morceau d’Orelsan avant de regarder la série de documentaires en 6 épisodes “Montre jamais ça à personne” sur les bons conseils de Noémie. Je ne savais même pas prononcer son nom correctement.
Orelsan entrait pour moi dans une vaste catégorie de “trucs français des années 2000” que j’ai totalement zappée dans ma culture musicale. Je pourrais en dire autant d’ailleurs de 99% des Victoires de la Musique ou de la playlist de Skyrock des 20 dernières années…voilà ce qui arrive quand tu n’écoutes aucune radio commerciale et ne regardes aucun programme télé grand public.
Mais alors, qu’est-ce qui a bien pu m’intéresser dans ce documentaire ?
Une expression que j’aime bien dit à peu près : “quand vous avez un marteau en main, vous voyez tous les problèmes comme des clous”. N’ayant comme je l’ai dit aucun avis musical sur le chanteur, je me suis plutôt intéressé à la manière dont il a atteint le succès. Et - vous me voyez venir - j’ai essayé de comparer le parcours du gamin de Caen avec les différents “chemins du succès” que peuvent emprunter un produit innovant ou une startup qui attaquerait un nouveau marché. Ajoutez une pincée d’enseignements de nos travaux sur l’évolution des modes de vie et des territoires, et vous aurez une édition “bizarre de ouf” (comme dit Orelsan) pour démarrer l’année.
En avant.
Orelsan dans son clip du morceau Basique, album : La Fête est finie (2017)
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué
Les 3 heures de documentaire offrent un excellent support d’analyses. Réalisé par le jeune frère de l’artiste, il nous emmène de son appart’ d’étudiant à la scène de Paris Bercy en passant par moultes virées caennaises en 106, interviews à l’arrache et making off de nombreux clips et concerts. Le tout porté par un montage “à la Canal+” ultra rythmé où les déclarations de célébrités s’entremêlent avec les paroles de chanson comme autant de punchlines.
Je ne vais évidemment pas vous dévoiler le documentaire, mais plutôt essayer de répondre à ces trois questions :
Comment un type de province assez banal (c’est lui qui le dit) sans expérience ni réseau a-t-il pu faire sa place sur un marché déjà saturé et dont l’accès était jalousement gardé par quelques programmateurs de radios parisiennes ? On va tenter d’analyser ça à travers le cycle de vie d’une innovation (Geoffrey Moore) : vous allez voir c’est marrant.
Qu’est-ce que sa réussite nous apprend justement sur le début des années 2000, qui ont vu la “Province” prendre sa “revanche” sur “Paris” avec internet, la décentralisation des universités et des scènes musicales ? On va tenter d’analyser ça à travers la distinction entre anywheres et des somewheres (David Goodhart) : vous allez voir ça ne marche pas si mal.
Quels sont enfin les éléments fondateurs qui ont rendu possible le succès d’un type qui fait chanter sa grand-mère et teint lui-même ses costumes de scène trois heures avant d’y monter ? On va tenter d’analyser ça à l’aide de la théorie du succès (Malcolm Gladwell) : ça colle de ouf encore une fois.
Note : toutes les théories dont nous parlons ici sont détaillées dans des articles que vous trouverez en lien dans la rubrique suivante.
Le cycle de l’innovation : comment Orelsan a franchi le gouffre
Dans son célèbre livre Crossing the Chasm, Geoffrey Moore répond à une question vitale pour les entreprises qui lancent des produits innovants : pourquoi des produits qui rencontrent le succès auprès des early adopters ne parviennent pas à séduire les acteurs du marché de masse ? Il y explique le besoin impératif de changer de stratégie au moment de “franchir le gouffre” (titre de l’ouvrage) en trouvant notamment un premier marché stratégiquement choisi, qu’il appelle la plage de débarquement. L’analogie vient évidemment du débarquement des Alliés le 6 juin 44. Pour Moore, la plage (le marché à conquérir) doit être suffisamment petite pour pouvoir être possédée par une entreprise encore petite, mais suffisamment grande pour représenter un intérêt de la part du marché de masse. Surtout, elle doit être très bien connectée avec le marché de masse pour le conquérir rapidement une fois la tête de pont installée.
Quel rapport entre ce cycle de Moore et la trajectoire d’Orelsan (à part les plages de Normandie) ?
Tout d’abord, les early adopters (fans de techno et visionnaires sur la figure ci-dessus). Orelsan, de son vrai nom Aurélien Cottentin, a pu les conquérir dès ses débuts en utilisant l’un des premiers réseaux sociaux, MySpace. Il y publia ses premiers morceaux et y partagea doutes et galères avec ses premiers fans.
L’artiste perça réellement en y publiant la vidéo d’un morceau intitulé “Sale Pute”, mauvaise parodie d’un abruti qui crache sa rage d’être trompé par sa meuf en la menaçant des pires sévices. Si le morceau lui vaut un vrai succès d’audience auprès des early adopters, il lui coupera au contraire l’accès au marché de masse, peu conciliant avec ce genre de dérapages. Pire, cet épisode continuera à lui nuire après ses premiers succès.
Alors, comment Orelsan a-t-il pu franchir le gouffre ?
Rappelez-vous : à l’époque YouTube et Spotify étaient encore des applis locales et l’internet mobile était balbutiant. Toucher le marché de masse nécessitait soit de passer à la radio, soit de cartonner sur scène. Le premier canal était fermé pour la bande de Caennais : ils n’étaient pas Parisiens, et l’habitude de publier des vidéos où ils se moquaient justement des programmateurs de radio n’aidait pas à se faire repérer positivement. Orelsan s’est donc tourné vers la scène, bien que sans expérience aucune. Coup de chance, le milieu des concerts est par essence orienté vers la découverte et l’innovation. La Cigale, célèbre salle parisienne, disposait d’une annexe, La Boule Noire, dont la jauge convenait justement à des groupes nouveaux. La scène y affleure la foule, public et artistes se mélangent. Le bouche-à-oreille permit à nos amis de remplir la salle avec des professionnels de la musique. Bien connectés avec les early adopters, ils avaient déjà entendu parler d’Orelsan, mais ne se seraient sans doute jamais déplacé plus loin que le 9ème arrondissement pour le voir en live. Et, évidemment, ce premier public était bien connecté avec le marché de masse, puisque travaillant dans des radios, des labels ou des circuits de concerts. Bingo ! Orelsan, malgré encore quelques péripéties, réussira son débarquement et sera ensuite programmé dans de nombreux festivals. Le succès suivra avec un disque d’or et une base de fans qui ne cessera de grandir ensuite avec l’avènement des réseaux sociaux dans les années 2010 : franchissement de gouffre réussi ! (note : ça n’a pas été aussi simple mais je ne vous divulgâche pas toute l’histoire pour celles et ceux qui ne l’ont pas vu).
La revanche des Somewheres ou quand la province prend le pouvoir
La réussite d’Orelsan et sa bande est donc aussi celle des provinciaux qui ont réussi, grâce à internet, à se faire connaître d’un public sans doute blasé de l’offre exclusivement “francilienne” des musiques urbaines (à l’exception notable de Marseille).
Le journaliste anglais David Goodhart a écrit The Road to Somewhere après le Brexit, dans lequel il explique la montée des populismes par la séparation de plus en plus grande entre les gens de partout (anywheres) et le peuple de quelque part (somewheres).
Les Anywheres sortent des grandes écoles, vivent dans de grandes villes et monopolisent les postes de direction et de pouvoir. Ils voient la mondialisation comme une opportunité et s’attachent peu à des territoires qu’ils consomment autant qu’ils y vivent. Les Somewheres sont ceux qui vivent près de là où vivent leurs parents, restent attachés à leurs racines et voient les changements récents comme des menaces extérieures. L’opposition entre ces “deux camps” (le titre du livre de Goodhart dans sa version française) est de plus en plus criante à mesure que la mondialisation révèle sa face la plus noire avec la désindustrialisation, les excès de la finance et le déclassement des moins bien formés.
C’est sans doute un peu capillo-tracté mais la réussite d’Orelsan me semble aussi celle de “la province”, profitant à la fois d’internet et des réseaux sociaux pour shunter les verrous parisiens, et trouvant dans les autres Somewheres un nouveau public se reconnaissant dans la vie et les histoires simples de la bande d’Aurélien. La scène où Orelsan se produit au Zénith de Caen est tout à fait évocatrice : les Zéniths de province, comme d’ailleurs les écoles ou universités que fréquentent la bande d’Aurélien, sont le fruit d’une vaste politique d’aménagement du territoire entamée dans les années 90 et commençant à porter ses fruits dans les années 2000.
La Génération Orelsan est aussi la génération des jeunes enfants de Somewheres de province qui ont choisi d’y rester.
Quelles sont les clés du succès d’Orelsan ? 10 000 heures de travail avant la bonne opportunité
Au-delà du classique biais du survivant (partir du résultat et en déduire les facteurs clés de succès), comment expliquer le succès du rappeur de Caen ?
Dans son célèbre livre Outliers, l’auteur Malcolm Gladwell expliquait en 2008 que le succès n’était pas dû à un talent inné mais à la conjonction d’un certain nombre de facteurs comme la quantité de travail, la qualité de l’accompagnement et la rencontre d’une opportunité unique au bon moment. Le livre détaille l’alignement de ces facteurs pour les Beatles et Bill Gates. Les premiers avaient déjà joué 1 200 fois sur scène dans un obscur club berlinois avant leur premier passage radio. Le pré-ado Gates passait ses journées à coder à une époque où les ordinateurs étaient lents et ennuyeux. Tous avaient déjà effectué environ 10 000 heures de travail acharné avant de profiter, qui de la démocratisation de la radio, qui de la découverte de l’ordinateur personnel. Quand arrive le moment exceptionnel (la radio, l’ordinateur), ils sont déjà prêts et sont encore suffisamment jeunes pour en profiter.
C’est surprenant à quel point ces différents facteurs se vérifient dans le récit de la carrière d’Orelsan.
Non seulement il a commencé à rapper très tôt (16 ans), mais il a pu y consacrer un temps considérable sans jamais dévier de sa trajectoire singulière : un gars tout simple qui parle de ses galères avec humour et réalisme sur une musique ciselée. Un OVNI musical. Est-il utile de rappeler que le rap de l’époque rimait avec grosses voitures, grosses voix et grosses basses ? Sa première confrontation (littéralement) avec le milieu du rap tournera d’ailleurs au fiasco. Mais la ténacité du jeune caennais lui aura permis d’améliorer son style bien avant de rencontrer le succès.
Comment ? Grâce à un entourage exceptionnel : ses potes (Skread, Gringe, Ablaye) qui sont aussi ses partenaires de scènes et de studios, ses parents et grands-parents dont la tolérance et la gentillesse forcent le respect. Skread en particulier lui apportera son savoir-faire de musicien et producteur acquis antérieurement avec des artistes déjà confirmés. La solidité des liens qui unissent cette bande-là sera aussi un formidable amortisseur lors des nombreuses crises traversées par l’artiste.
Cerise sur le gâteau, son petit frère aussi a cru très tôt à la destinée de son aîné. Il a donc commencé à filmer dès les tous débuts, quand objectivement il était impossible de croire à un quelconque succès. D’où le caractère exceptionnel de ce documentaire, et son titre.
Reste l’opportunité, dont nous avons déjà parlé plus haut : l’arrivée des réseaux sociaux qui lui permettront de shunter la toute-puissance des radios de l’époque et fédérer une génération qui se reconnaît dans la posture et les textes du jeune loser de province.
Une belle invitation à poursuivre ses rêves et tracer sa propre voie, même quand le succès semble impossible au départ.
✨ C’est ce que je peux vous souhaiter de meilleur pour l’année 2022 🔮
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Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le cycle de l’innovation et franchir le gouffre. Marketing de l’innovation : comment lancer un produit innovant ? 15marches
Sur la distinction entre somewheres et anywheres et le livre de Goodhart : Les gens de partout contre le peuple de quelque part. France Culture
La théorie du succès de Malcolm Gladwell : Mbappé, les Beatles, Bill Gates et l’innovation - 15marches.
Sur le documentaire lui-même :
Le début du documentaire - YouTube
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Stéphane
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