💡Comment éclaircir le dark commerce ?
Les nouvelles formes de commerce ont un impact sensible sur la concurrence, l'urbanisme et la société. Peut-on adoucir leurs effets ? #185
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Cette semaine nous avons lu le très intéressant rapport de l’APUR (Atelier Parisien d’Urbanisme) sur le “dark commerce” à Paris et proche couronne : les nouvelles formes de commerce que sont le drive piéton, les darks stores et les dark kitchens (rien à voir avec Dark Vador : on va vous expliquer). Elles s’immiscent dans la vie quotidienne des habitants des grandes villes et commencent à modifier le “paysage de rues”. Quel est leur impact réel sur le commerce traditionnel, l’urbanisme et la qualité de vie ?
Je vous propose un résumé du rapport et quelques commentaires et idées pour aller plus loin. Les liens sont dans la rubrique suivante, et comme d’habitude vous trouverez à la fin quelques perles glanées sur le web.
Photo Carl Campbell sur Unsplash
🎯 Cette semaine
Nous avons lu pour vous…
…le rapport “Drive piétons, dark kitchens et dark stores, nouvelles formes de distribution alimentaire à Paris” (APUR, février 2022)/
De quoi parle-t-on ?
Internet n’en finit pas de dégrouper des activités jusqu’alors considérées comme un tout, et de regrouper des activités jadis séparées. Faire ses courses dans un magasin et manger dans un restaurant sont désormais des options parmi de multiples autres possibilités de comparer, commander et consommer. Le phénomène est pour le moment marginal en terme de consommation globale, mais son évolution, notamment avec la pandémie et chez les plus jeunes, est sensible. Surtout, elle interroge sur les outils et moyens à disposition des collectivités pour “produire de la ville” : accès aux services et commerces, mixité des activités, apparence des façades comme l’évoque le rapport de l’APUR. Avoir un restaurant près de chez soi est une chose, avoir une cuisine sans salle opaque et des norias de scooters qui font des allers-retours 15 heures par jour en est une autre. De même, l’automatisation des commerces préoccupe légitimement des villes qui veulent promouvoir la proximité, le consommer local et la convivialité.
L’Atelier Parisien a donc décidé d’actualiser son inventaire du commerce en se concentrant sur ces nouvelles formes : « depuis début 2020, 57 drive piétons solos, plus de 30 dark kitchens et 60 dark stores se sont installés dans les rez-de-chaussée parisiens, transformant le paysage de certaines rues”. L’étude s’appuie sur des données riches et disponibles sur la durée : la BDCom base de données commerces parisiens qui permet de tracer l’occupation des pas de porte commerciaux, et une cartographie très précise croise ces informations avec des données socio-démographiques.
Rentrons dans le détail.
Zoom sur les différents formats
Drive piétons (57)
Ce sont des commerces ou des parties de commerces qui occupent de petites surfaces, dans lesquels on vient récupérer à pied des courses faites à distance sur internet. Le nombre de références disponibles y est de 15 000 à 20 000, ce qui grosso modo correspond à un supermarché traditionnel. Élément intéressant, cette forme de commerce a permis à de nouvelles enseignes - Leclerc et Auchan - qui n’étaient pas présentes intra muros de rentrer dans Paris. Belle illustration du concept de « plage de débarquement » cher à Geoffrey Moore.
Quel impact sur le “paysage de certaines rues” ? Les 28 Drive piétons Auchan remplacent 12 espaces vacants auparavant ou occupés par des agences bancaires. Plutôt positif du coup.
Si la plupart des formats étudiés ont encore du personnel, on note que certains drive piétons sont entièrement automatisés, avec une entrée via code barres.
Dark kitchens (30)
Les habitués de la lettre ont suivi avec nous le développement de ces formats, qui proposent soit des surfaces supplémentaires à des restaurants “'réels”, soit des cuisines “sans restaurant” qui ne travaillent que pour des livraisons à domicile. La plupart appartiennent aux apps de livraison qui assurent la liaison avec les restaurants et clients finaux. Ce modèle de “cuisine dans le cloud” ressemble beaucoup à ceux développés pour les services informatiques. Pas étonnant d’ailleurs que Travis Kalanick, le co-fondateur d’Uber, se soient reconverti dans le développement à marche forcée de ces cuisines aveugles.
La carte de l’APUR des implantations parisiennes montre une certaine spécialisation des enseignes de dark kitchen : Frichti en centre ville, Deliveroo et Kitchen box en périphérie, pour y trouver plus de surface à moindre prix. Évidemment en terme de nuisances, l’éloignement de ces cuisines des lieux de consommation a un impact sur la longueur des trajets de livraison.
À signaler que l’étude n’a recensé que les dark kitchen visibles, et avoue en manquer certainement beaucoup qui se sont installées plus discrètement.
Dark stores (80 stores dont 60 à Paris)
Nés avec le confinement, ces magasins sont en réalité des entrepôts dédiés au quick commerce et à la livraison rapide de biens de consommation courante. Ces magasins se sont d’abord développés Rive Droite, occupant d’anciennes supérettes ou des bureaux. Le mouvement s’étend au Nord-Ouest en première couronne. C’est une sorte de “réindustrialisation” de la banlieue, les dark stores remplaçant les entrepôts jadis dédiés à l’activité industrielle et artisanale. Nous sommes dans l’ère de la consommation et du loisirs.
À signaler que les dark stores ne sont pas un concept nouveau en termes de format : les pharmacies et beaucoup de commerces ont des “arrière-boutiques” détachées de leur magasin principal. Ce qui est nouveau est le lien entre ces entrepôts et la livraison directe au consommateur final et par conséquent l’activité plus intense dans ces espaces.
Quick commerce et livraison rapide
L’étude recense 9 acteurs différents, qui proposent de vous livrer en moins d’une heure pour la plupart. L’offre est beaucoup plus réduite que pour le Drive piéton : 1 500 à 2 000 références, essentiellement des produits de marques les plus souvent achetés par les consommateurs franciliens et certains produits frais. La livraison coûte une somme modique (2-3€) et devient gratuite en cas de commande supérieure à 30€. Les startups rivalisent de promotions pour attirer d’un côté consommateurs et de l’autre les livreurs, le tout subventionné abondamment par des venture capitalists qui espèrent être les derniers danseurs sur la piste à la fin.
Ces services sont en quelque sorte l’infrastructure immatérielle qui relie les différentes briques évoquées plus haut : des solutions numériques de commande, de paiement qui permettent de faire ses courses ou commander un repas et se faire livrer.
Les enseignes traditionnelles ne s’y sont pas trompées, passant des accords nationaux avec ces startups pour qu’elles livrent leur produit. Le risque de désintermédiation bien documenté par exemple dans l’hôtellerie est réel, mais apparemment les enseignes de la distribution sont prêtes à le courir. À suivre 🍿
Casino et Carrefour ont ainsi passé des partenariats avec Uber Eats, Deliveroo, Dija et Gorillas. Carrefour Sprint propose la livraison en 15 minutes en utilisant l’appli Uber Eats et une préparation dans les dark stores de Cajoo. Carrefour vient d’ailleurs d’investir dans Cajoo, tandis que Casino approvisionne Gorillas (qui a racheté Frichti, j’espère que vous suivez) notamment avec des produits de ses marques distributeurs.
La livraison collaborative en revanche semble un peu à la traîne par rapport au succès d’Instacart ou Amazon Flex à l’étranger. Shopopop en France propose pourtant la livraison par d’autres clients particuliers, en passant également des accords avec de grandes enseignes.
Quels impacts pour la ville ?
L’APUR a réalisé deux études spécifiques dans les 11ème et 15ème arrondissements, concluant à une certaine superposition entre les commerces traditionnels et les nouveaux formats. Comme pour les engins de micromobilité en free floating, le dark commerce s’adresse aux clients des secteurs les plus denses. Pour autant, l’étude des occupations précédentes ne révèle pas de transformation radicale du paysage de rue : les nouveaux magasins ou cuisines ne prennent pas la place de commerces traditionnels.
La concurrence est également limitée en raison des accords déjà évoqués. Elle semble plus frontale avec le “petit bouiboui du coin” qui servait justement de dépannage de proximité, mais l’étude ne la détaille pas.
Cela n’empêche pas ces nouveaux commerces de créer de nouvelles nuisances pour le voisinage. Les horaires de travail jusque tard dans la nuit ou 24/24 créent des nuisances pour les voisins. L’occupation de l’espace public par les livreurs en maraude s’ajoute au scandale de l’utilisation pourtant interdite des scooters thermiques.
D’autres nuisances sont plus indirectes : de nombreux produits non achetés sont mis à la benne, en l’absence de politique de recyclage ou de dons développés par les enseignes traditionnelles.
Le droit de l’urbanisme et les règlements locaux ne semblent pas toujours respectés, en particulier concernant le statut juridique de commerce, activité artisanale ou entrepôt. Cela devrait sans doute contribuer à réguler une partie de ce marché.
Que faire pour éclaircir ce commerce ?
Si vous parlez de ces nouveaux modèles avec des commerçants de métier, ils vous diront sans doute : “le commerce s’adapte toujours”. Avec 51,7% des ménages à Paris constitués d’une seule personne, un adulte parisien sur deux sans enfant et des horaires de travail très larges, il n’est pas étonnant qu’une offre de service à domicile comme la livraison soit plébiscitée. Quiconque n’a jamais fait la queue au Monop’ à 21h15 le ventre vide ne sait pas ce que c’est de vivre à Paris.
Par ailleurs l’étude recense 150 établissements sur un total de….plus de 60 000 commerces et services commerciaux. On voit, comme pour les trottinettes il y a trois ans, que la grande visibilité de ces services est totalement disproportionnée à leur impact actuel.
Le vrai sujet semble la place des activités de commerces, artisanat et industriel dans une ville de cadres ultra-connectés sans enfant. Faut-il privilégier un modèle de ville au détriment de l’autre ? Comment intégrer internet et les nouveaux comportements de consommation dans les analyses ? Nous avons déjà consacré une édition à ce pseudo-dilemme Faut-il choisir entre la Ville du Quart d'Heure et la Livraison en 10 minutes ?
Alors, que faire ?
Faire appliquer les règles d’urbanisme, de copropriété, de protection des commerces et d’artisanat. Il faut sans doute remettre du monde dans les rues au contact des activités. L’exemple d’Uber ou Airbnb nous enseigne que quand la ville montrait les dents, tout le monde rentrait globalement dans le rang. Le contrôle « par internet » de ces plateformes semble également efficace, entre data analyse et partage obligatoire de données.
Contrôler également les scooters, les permis et les attestations pour limiter les principales nuisances sonores et surtout l’exploitation des malheureux livreurs soumis à des cadences de plus en plus intenses.
On peut se demander également si la ville ne pourrait pas dédier des espaces adaptés à ces activités ? Des fonds de cours, des entrepôts, des espaces dédiés à la logistique dans les opérations nouvelles d’aménagement. La logistique est un impensé de la ville : il faudra bien qu’elle y (re)trouve sa place.
Enfin si l’on regarde par exemple ce que fait Whole Food Market (Amazon) aux États-Unis, la distinction entre magasin ouvert au public et base logistique pour les livraisons est ténue. Le même espace peut être dédié aux deux activités et les acheteurs croisent des préparateurs et des livreurs au sein même du magasin. À méditer pour faire évoluer les règles et la planification de l’urbanisme commercial.
De même qu’on ne peut plus penser la mobilité sans l’énergie, on ne peut plus penser le commerce sans la logistique. Alors que les activités de livraison, de fabrication et de vente s’entremêlent, cette étude de l’APUR sera je l’espère un premier pas vers une démarche plus ambitieuse qui traitera conjointement de l’urbanisme commercial et de la logistique de ces activités. La ville lumière mérite bien cela.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La présentation par l’APUR de leur enquête (avec le rapport à télécharger) Drive piétons, dark kitchens, dark stores : les nouvelles formes de la distribution alimentaire à Paris
Par l’APUR toujours, l’inventaire des commerces parisiens, une étude qui montre les activités qui évoluent le plus : progression des restaurants et du bio et recul des magasins d’équipement de la personne. Inventaire des commerces à Paris en 2020 et évolution 2017-2020
Un exemple d’utilisation de la base de données BDCom et du PLU parisiens et APIfication de la BDCOM et du PLU parisiens pour CMARUE
Des exemples d’espaces logistiques pour mailler le territoire Nous construisons le maillage, venez y développer votre réseau
(15marches a travaillé sur certains de ces projets).
Le détail INSEE de la population de Paris
Les tendances de consommation dans la restauration Consumption trends in the food and drinks sector - Kantar
Une étude sur l’évolution des services de livraison de repas. Le marché de la livraison de repas en 2020 - Gira
Sur les modèles de croissance et de financement des startups. Hypercroissance tu perds ton sang froid - 15marches
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
On vous parlait récemment de ce jeune internaute qui publiait les déplacements en jet privé d’Elon Musk. Ses collègues traquent eux les yachts des oligarques russes. Guerre en Ukraine : l’étonnante communauté des traqueurs de yachts
D’autres suivent les tankers qui partent de Russie livrer du pétrole partout dans le monde Thanks to Europe, Putin’s War Is Paying for Itself
On ne peut plus rien cacher…
L’AIA (association des industries aériennes) prévoit un futur où un même pilote sera en charge de plusieurs avions à la fois. Sans doute échaudés par les déboires des véhicules terrestres autonomes, ils envisagent un développement d’abord dans les vols sans passagers à bord (surveillance, incendie, livraison). Axios report
Après l’indice Big Mac qui mesure le pouvoir d’achat réel dans chaque pays, voici le Slip Index, un indice qui mesure les achats de sous-vêtements masculins, signal faible du déclin ou du rebond d’une économie locale Underwear Index - Wikipedia
Alors que la maison individuelle est montrée du doigt, ce compte Instagram immortalise les « maisons solitaires ». C’est beau comme une nature morte et c’est encore une perle dénichée par la formidable newsletter Bulletin. Sejkko sur Instagram
C’est fini pour aujourd’hui. Un petit 💙 si vous avez apprécié cette lecture me fera toujours plaisir.
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Je dédie cette édition à Béa, fidèle lectrice de la lettre qui aimait tant la bonne cuisine et les vrais commerçants.
Passionnant, en particulier la question de la logistique dans la ville.
à ne pas manquer le lumineux Philippe Gargov de Pop-Up Urbain pour Demain la Ville sur les dark kitchen https://demainlaville.com/dark-kitchen-la-fin-des-restaurants/