Comment transformer les politiques publiques : l'exemple de la 27e Région
Nous avons interviewé Stéphane VINCENT, Délégué Général à la 27e Région, pour parler innovations publique et privée, numérique, territoires et inclusion. #243
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Cela fait longtemps que j’observe de loin les activités de la 27e Région. Dans ma “carte de Tendre” de l’innovation, je les voyais quelque part entre le conseil, la médiation locale et la recherche. Dans une partie du paysage où je mettais des designers de service, des anthropologues, des chercheurs en science sociales et des consultants un peu baba cools. Une sorte de cabinet de conseil idéal dans lequel on aurait le temps de réfléchir, d’accompagner et de créer dans les territoires, au service de l’intérêt général.
Je me demandais comment ils pouvaient surnager dans l’enfer des appels d’offres publics et la jungle des cabinets privés. Je ne savais même pas pour tout vous dire qu’il s’agissait d’une association. “Son rôle est de produire des connaissances, des enseignements et des propositions destinées à être largement partagées, dans une logique de bien commun” nous dit son site.
C’est donc avec grand plaisir que j’ai pu échanger longuement avec Stéphane Vincent, leur délégué général. Nous avons parlé innovation, maîtrise d’usages, numérique, open source et intérêt général. Ce billet ne retranscrit qu’une partie de nos riches échanges. Pour la suite il faudra attendre la sortie de mon livre 😊.
Source : la27eregion.fr/lequipe/ (Stéphane a des chaussures colorées)
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Innovation publique - interview de Stéphane Vincent de la 27e Région. Les mises en exergue sont de moi. Relu par SV.
Que signifie pour toi l’innovation publique ?
Avant de la définir, et même si les sources d’inspiration venues du privé sont nombreuses, je voudrais d’abord marquer la spécificité de l’innovation propre au secteur public. Dans le secteur public on ne peut pas répliquer de manière systématique ce qui se passe dans le privé et dans les entreprises. Il y a des règles propres, des idéologies et des doctrines, des cultures, tellement propres au secteur public, qu’il y a un monde en soi qui les sépare.
Les propriétés de l’innovation publique commencent à être bien documentées, que ce soit en France avec des programmes de recherche comme FIP Explo, ou à l’international par la cellule innovation de l’OCDE -par exemple ce qu’elle appelle les facettes de l’innovation publique.
À la 27e Région nos inspirations viennent de l’innovation sociale, du design (design de services, design d’expérience, voire UX design) ou encore de l’urbanisme participatif, mais aussi bien sûr des sciences administratives et des sciences de gestion appliquées au secteur public.
Nous travaillons dans le prolongement de certaines philosophies politiques prônant l’expérimentation, comme l’École du Pragmatisme de John Dewey. C’est un autre courant et un mode de pensée encore émergeant dans le secteur public.
Nous sommes depuis 16 ans une structure associative. Contrairement aux consultants nous nous sommes extraits des injonctions des marchés et de la logique de domination induite par la relation client-fournisseurs. Nous avons tenté d’inventer autre chose. Et cet autre chose passait par un modèle économique qui serait plus d’intérêt général,la logique étant d’être un commun financé par des fonds publics (nous avons par exemple 40 adhérents institutionnels, collectivités et administrations) et aussi par des fondations.
Notre activité principale est devenue progressivement le montage de programmes de recherche-action participative, toujours inter-territoriaux. Par exemple, depuis quelques années nous nous intéressons aux limites des politiques de développement économique à l’heure de la transition écologique et sociale. Nous nous sommes notamment intéressés à des nouveaux contrats sociaux en Angleterre dans des territoires sinistrés autour de Manchester et qui ont adopté un nouveau mode de développement économique : le Community Wealth Building. C’était pour nous la preuve qu’il y avait de nouveaux imaginaires possibles pour les politiques économiques, et cela faisait 3-4 ans qu’on voulait les adresser. Nous avons convaincu l’ADEME, France Urbaine, Intercommunalité de France, Fondation de France et 11 collectivités de monter un programme qui s’appelle Rebonds - Bounce Back en anglais - pour travailler sur la redirection de leurs politiques de développement économique. La question, c’est : comment ré-encastrer les politiques de développement économique dans la transition écologique et sociale ? Les mettre au service des vrais besoins du territoire, de ses besoins de transition ? Réinventer les instruments de développement économique local, rendre plus stratégique les marchés publics locaux, investir les questions de foncier avec la ZAN,...
Est-ce que selon toi l’usage du numérique fait partie de l’innovation publique ?
Le numérique n’est pas l’apanage du privé, il fait tout à fait partie de l’innovation publique, mais je note qu’à chaque fois que le public voir le numérique comme LA solution à tous ses problèmes, il se met en échec. Il faut avoir une vision plus systémique des problèmes, qui ne s’enracinent pas que dans les questions numériques.
À la 27e Région nous essayons de porter des valeurs de justice sociale, de progrès social. Il y a chez nous et chez pas mal de gens de notre communauté l’idée que ces efforts de transformation publique doivent servir des desseins qui sont ceux de réduire les inégalités sociales, de continuer à produire du progrès social dans un contexte où cela va être de plus en plus dur notamment avec moins d’argent public.
En quoi ce type de programme est-il spécifique par rapport à des démarches d’innovation plus classiques ?
À la 27e Région nous avons une très forte croyance dans la capacité transformatrice de l’enquête participative, inspirée de la Théorie de l’Enquête de John Dewey. Selon celle-ci, les politiques publiques ne sont que des hypothèses, souvent déconnectées du terrain : la plupart des problèmes à traiter sont si complexes, nos idées reçues sont si fortes et l’incertitude si grande, que la seule façon d’avancer est de mettre en place des hypothèses et de vérifier collectivement si elles fonctionnent, au moyen d’enquêtes de terrain et de tests in vivo. L’enquête, en mode essai/erreur, est un moyen de reprendre prise sur le réel.
Dans un programme comme Rebonds, nous transformons les agents publics en journalistes-enquêteurs, chargés d’enquêter sur les nouveaux modèles économiques chez eux, en France ou à l’étranger. Nous animons des conférences de rédaction, nous leur expliquons comment interviewer des gens, comment trouver des sujets, poser de nouvelles hypothèses,...L’idée à la fin est de sortir un cahier des charges d’expérimentations qui seront menées ensuite. L’enquête dure six mois puis lui succède un an et demi d’expérimentations dans chacune de ces collectivités. Nos équipes les aident à mener ces expérimentations, qui pourront, dans le cas de Rebonds, prendre par exemple la forme de nouveaux types de marchés publics, de création de postes totalement renouvelés de développeurs économiques,...
Pour que les participants se transforment, il faut qu’ils participent à ces enquêtes réflexives, et acceptent le fait qu’on ne sait pas exactement où cela va nous mener. Mais d’ici avril nous devrons avoir produit ce cahier des charges dans lequel il y aura une description des 12-15 expériences à mener dans les différents territoires. Chaque expérimentation ensuite va durer 4 à 5 mois. L’expérience s’arrêtera quand on publiera avec eux le guide pour passer à l’échelle, pour aller plus loin dans la mise en oeuvre : on évalue et on construit des critères qui permettront aux prochaines expériences similaires de réussir.
Une autre spécificité est la documentation systématique de nos travaux sous la forme de “communs”. Publier au fil de l’eau sur un blog public ce que l’on fait, de manière à éviter que tout le processus se déroule en mode “boîte noire”, et évaluer collectivement la démarche, pour qu’à la fin on puisse raconter ce qu’on voulait faire, ce qui s’est vraiment passé et les enseignements que l’on en tire.
Par exemple si tu vas sur le blog de Rebonds, tu vas y trouver déjà les premières productions du groupe, notamment les “9 changements de paradigme du développement économique”, que les participants ont produit en quelques jours seulement. La documentation c’est notre emprunt au numérique et l’open source. Nous portons un plaidoyer pour la mise en documentation de tous ces projets afin que les gens puissent s’en resservir et les améliorer.
Notre plus, c’est également de faire coopérer plusieurs territoires ensemble, dans une logique de fertilisation croisée : Rennes va par exemple apprendre de ce qui se passe dans la Métropole de Montpellier,...Être dans un rapport d’échanges et d’inspiration, et de co-légitimation. Ils ont besoin de légitimité extérieure et ils la trouvent en étant dans des réseaux plus larges. Ils sont dans un cadre inter-territorial qui donne aussi de la légitimité. Certains sauraient peut-être faire tous seuls, mais la réalité c’est que comme nul n’est prophète en son pays ils ont besoin d’être dans un réseau le temps d’un programme.
Cela semble se rapprocher de démarches de recherche ?
Effectivement nos références depuis quelques années c’est la recherche. Jamais nous n’avons autant travaillé avec des chercheurs que depuis 4-5 ans. Nous nous sommes aperçus aussi que nous faisions partie d’une génération qui s’était d’abord focalisée sur le “faire”, mais nous avions peut-être oublié qu’il y avait derrière une théorie et des chercheurs qui réfléchissaient à tous nos sujets depuis longtemps. Aujourd’hui cela fait partie de notre ADN de ne plus rien faire sans travailler avec des chercheurs, même si c’est beaucoup plus dans une logique de recherche-action que de recherche académique classique.
Nous assurons une fonction de médiation entre les collectivités, les designers, les chercheurs, des gens qui ont des écoles et des cultures différentes, que l’on projette ensemble dans des activités de recherche et développement et recherche-action.
On prend en charge le travail logistique, la création du cadre contractuel, la recherche des financements, la médiation du travail des chercheurs. Nous faisons ce train de médiation. Les choses sont moins organisées autour des seuls designers qu’avant. Nous travaillons par exemple avec des chercheurs en économie, des juristes, des géographes. Les sujets nécessitent des compétences beaucoup plus variées, et souvent très pointues.
Quelle est la “belle histoire” de la 27e Région que tu peux me raconter ?
C’est l’histoire d’une médiathèque.
La 27e Région a eu plusieurs vies, approximativement 3 vies. L’histoire en question appartient à notre première vie, celle qui nous a permis de passer à la deuxième. À cette époque nous voulions d’abord tester ces méthodes de design, de co-conception,..nous voulions vérifier par la preuve qu’elles fonctionnaient, dans des circonstances différentes, dans le rural ou l’urbain, pour des politiques publiques ou du management interne,...L’un de nos premiers succès a eu lieu dans le cadre d’un programme appelé “Territoires en résidence”.
Territoires en résidence s’est déroulé dans 20 territoires, sur huit ans environ. Le principe était à chaque fois le même : prendre un problème public, ici une communauté de communes qui venait de voter 6 millions d’€ pour créer une nouvelle médiathèque. Leur problème : à peine le budget voté, les élus n’étaient plus d’accord sur ce que devait exactement être cette médiathèque, certains même n’en voulaient plus !
Cette situation d’incertitude nous a beaucoup intéressé. Pour y travailler, nous avons proposé une méthode selon laquelle nous allions rester sur place plusieurs semaines - nous dormions chez l’habitant, on le fait moins maintenant car on a vieilli et certains parmi nous ont des enfants (rires) mais à l’époque les jeunes designers n’hésitaient pas à partir toute une semaine, sac à dos. Nous avons réalisé ce qu’on appelle une Assistance à Maîtrise d’Usage en amont du projet. Nous avons enquêté auprès des habitants sur ce qu’ils lisaient, pourquoi ils ne lisaient pas, ce qu’ils faisaient (ou pas) dans les médiathèques du territoire,..nous avons aussi travaillé sur les usages extrêmes : les gens qui connaissaient toutes les médiathèques mieux que les médiathécaires eux-même !
Près de 10 ans plus tard, tous les enseignements que nous avons tirés de cette démarche, et toutes les expériences que nous avons menées ont prospéré, créé une dynamique. Aujourd’hui, 8 000 cartes d’abonnements ont été distribuées sur 20 000 habitants dans l’intercommunalité…
Le lieu est devenu un commun, un tiers-lieu : la gouvernance de la médiathèque est assurée pour moitié par les habitants. La moitié des activités du lieu sont également apportées par les habitants, ils ont les clés d’une partie du bâtiment et peuvent y aller à tout moment. À l’origine, notre résidence a joué le rôle d’étincelle, de déclencheur. Plutôt que d’en faire un projet classique de bâti, d’équipement culturel,...le projet s’est appuyé sur les besoins réels du territoire, y compris en terme d’emploi.
Les gens ne voulaient plus aller chez Pôle Emploi mais si on leur proposait des temps de lecture d’ouvrages techniques ils trouveraient la bibliothèque plus intéressante, comme un lieu où l’on va parler d’activités,...et ça s’est produit, il y a une permanence de la Mission Locale dans la médiathèque. Il y a aussi un médecin qui y vient chaque semaine pour des consultations. Ils ont vu arriver des publics de la cité intranquille du coin et dont les gamins sont venus se présenter et demander “qu’est-ce qu’on peut faire ici ?”
Cette résidence s’est déroulée en 2012 et la médiathèque n’est sortie de terre qu’en 2017 mais elle représente tout ce qu’on avait imaginé et mieux encore. Elle est visitée comme un lieu pionnier par les directrices et directeurs de médiathèque. Elle est devenue un modèle. Toutes les médiathèques font des maîtrises d’usage maintenant. Le processus de création de cette médiathèque est enseigné à l’École Supérieure des Bibliothécaires.
Merci Stéphane et longue vie à la 27e Région !
Carte de voeux 2024 des grands disciples de la 27e Région.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le site de la 27e Région. Un laboratoire pour transformer les politiques publiques.
Le blog de Rebonds, le projet partenarial sur les changements de paradigme du développement économique.
Un extrait du livre d’Alain Vulbeau sur la maîtrise d’usage - La maîtrise d’usage, entre ingénierie participative et travail avec autrui
L’un des livrables du projet de la médiathèque de Lezoux (63) évoqué dans l’entretien. Les nouveaux usages de la médiathèque
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💬 La phrase
“ (Je suis) beaucoup trop payé pour ce que je fais, mais pas assez pour ce que je m'emmerde.”. Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres, 1985.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Merci pour cette découverte, inspirante, de la 27è région