Denise au téléphone
Comment le téléphone a changé nos vies en quelques décennies. Réflexions libres sur notre rapport aux interfaces et aux contenus. Newsletter #220
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💌 Vous et moi
Cette semaine je suis sensé être en vacances à la campagne, ce qui paradoxalement me conduit à m’interroger sur l’évolution de nos comportements vis-à-vis des technologies. Ce lieu qui était jadis un endroit isolé, au contact avec la nature, avec des activités essentiellement extérieures, qu’est-il devenu ? Que faisions-nous avant ?
Les téléphones, les ordinateurs, les caméras, la musique en ligne, le télétravail,…tout cela est apparu progressivement. À tel point que nos modes de vie semblent s’être téléportés ici alors qu’avant ils restaient au pied du TGV.
Je vais donc essayer de jeter quelques idées sans doute un peu maladroites sur notre rapport aux outils numériques, pour essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Prenez-le comme une réflexion de vacances, et n’hésitez pas à me faire part de vos propres idées sur le sujet.
Commençons par le téléphone et l’évolution de son usage. Ne raccrochez pas, restez en ligne.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : notre rapport à un objet culte du XXème siècle : le téléphone.
Flashback
C’était l’époque des appareils reliés à un mur et des numéros de téléphone qui correspondaient à un lieu. Des accessoires bizarres permettaient d’avoir les “mains libres” et - déjà - de faire autre chose en téléphonant.
Le téléphone réveille Linda. Son copain Gale veut savoir si la soirée qu’elle organisait la veille s’est bien passée. Il n’a pas pu venir en s’en excuse : il passe sa vie boulot. “Personne n’est venu, pas un seul invité” dit Linda à Gale, sans montrer le moindre regret. La caméra suit Linda tandis qu’elle vide un à un tous les saladiers de nourriture dans une poubelle tout en poursuivant sa conversation. D’autres amis appelleront plus tard pour les mêmes raisons. Le film se déroule ensuite sans qu’aucun des 8 protagonistes ne se rencontrent jamais physiquement, alors qu’ils sont en permanence en train de se parler…au téléphone.
Denise Calls Up, en français Denise au téléphone, est un OVNI cinématographique de 1996 que vous n’avez probablement pas vu. Son principal intérêt fut de préfigurer des comportements que les SMS, les réseaux sociaux et les apps de messageries allaient généraliser de 7 à 77 ans : l’habitude de partager des choses à plusieurs, mais pas au même endroit et pas en même temps.
Ensembles mais séparés
La “déspatialisation” et la “désynchronisation” permises par internet, brillamment analysées par Boris Beaude allaient devenir la norme de communication pour les individus puis les entreprises.
Susan Maushart dans son roman Pause a montré à quel point les écrans ont insidieusement envahi chaque pan de notre quotidien en se rendant indispensables. Comment se coucher ou promener son chien sans son téléphone, aller à une soirée ou un concert sans “les partager sur les réseaux” ou remplacer l’adrénaline du jeu vidéo par l’apprentissage d’un instrument de musique ou la lecture d’un livre ?
La première victime de ces changements a été le bon vieil appel téléphonique. Alors que 95% des jeunes ont un smartphone, appeler quelqu’un pour lui parler directement relève désormais de l’exception. Accepter de “décrocher” l’appel d’un numéro inconnu c’est prendre le risque de devoir “raccrocher” poliment au nez d’un call center offshore tout en pestant contre les multiples sites qui ont diffusé votre numéro à tous vents.
Détail amusant, il a fallu un siècle pour revenir aux comportements qui prévalaient aux tous débuts du siècle dernier : à l’époque répondre au téléphone était une tâche réservée aux domestiques ou aux secrétaires. Pas question notamment pour une femme de répondre à un appel sans savoir au préalable qui appelait et pour quelles raisons (lu dans l’excellent L’être et l’écran de Stéphane Vial).
Denise n’appelle plus ses amis mais elle n’en a pas lâché son téléphone pour autant. Le temps passé devant les écrans est juste devenus délirant, et ce dès le plus jeune âge (je vous laisse découvrir les stats détaillées dans la rubrique suivante). L’addiction aux écrans est sans doute l’éléphant au milieu de la pièce de cette décennie. Avec des conséquences en cascade psychologiques, physiologiques et sociales, en raison notamment du temps passé au détriment d’autres activités.
Le tout-à-l’écran
Une part non négligeable de nos communications ont en effet convergé sur de nouveaux canaux : des sites internet, actualisés en temps réel et ouverts à de multiples “contributions externes”. Appelons-les réseaux sociaux, mais en réalité ils recouvrent trois grandes catégories de produits :
Un réseau social est un réseau de personnes et d’organisations qui permet de se présenter, se connecter, communiquer et développer ses contacts par affinités.
Un média social est un fil de “nouvelles” qui agrège des contenus hétérogènes en provenance de vos “contacts” ou d’autres fournisseurs, et les diffuse dans une expérience utilisateur unique et personnalisée.
Un outil de messagerie permet d’échanger des messages entre individus et organisations, en temps réel ou différé, avec différentes interfaces et médias joints (vidéo, audio,…).
Depuis la généralisation de Facebook à partir de 2007, les “réseaux sociaux” n’ont eu de cesse de mélanger allègrement les trois types de produits dans des expériences toujours plus imbriquées. On s’abonne aux contenus de particuliers comme on le fait pour des médias, on échange des messages avec des marques, on postule à des jobs via la messagerie de réseaux sociaux.
De nouveaux “réseaux” comme TikTok privilégient des contenus auxquels vous n’êtes pas abonnés et qui ne sont même pas suivis par vos proches. Leur succès fait bouger l’ensemble des autres réseaux qui leur emboîte le pas, devenant ainsi des médias (j’espère que vous suivez) dont la rédactrice ou le rédacteur en chef seraient d’obscurs algorithmes.
Vie perso et vie pro dans un seul fil
La convergence de ces différents médias ne s’arrête plus aux portes de l’entreprise. Est-il utile de rappeler que l’ordinateur personnel, internet et l’e-mail ont été utilisés en entreprise bien avant d’entrer dans nos maisons ?
Las, le monde professionnel s’est adapté également, en ajoutant du “social” dans ses outils traditionnels qu’étaient l’email, la pièce jointe et l’agenda. Les “réseaux sociaux d’entreprise” ont été remplacés par des environnements collaboratifs qui permettent de partager, commenter et corriger des contenus. Ces nouvelles interfaces ont imité les fonctionnalités et l’expérience de leur version “civile”, lorsqu’elles ne leur ont pas carrément cédé la place. Le “bring your own device” (utiliser ses appareils personnels pour travailler) préfigurait le “use your own channel” (utiliser des canaux non professionnels pour communiquer). Commenter une réunion professionnelle en cours sur une app privée de messagerie est devenu un sport quotidien.
Dans ce maelström de contenus et d’interfaces, le personnel et le professionnel sont aujourd’hui allègrement mélangés dans des “fils” et des notifications toujours plus riches et fréquents. Le tout est proposé sous différentes formes de “canaux” qui cherchent tous à se faire une place pour conquérir votre attention : vous pouvez aller sur le site d’un journal pour le lire sur votre navigateur, en lire des résumés sur les réseaux sociaux, recevoir l’article par e-mail via l’abonnement à une newsletter ou le recevoir sur le groupe d’un réseau social.
Et vous, quel canal utilisez-vous quand vous souhaitez communiquer quelque chose d’important à quelqu’un que vous connaissez ? Combien de “fils” consultez-vous chaque jour ?
Parlez, c’est à vous
Et le vocal dans tout ça ? Le progrès des interfaces “text to speech” permet d’écouter des articles ou des livres, et d’écrire des messages oraux sans toucher le clavier. La formidable plasticité des comportements s’adapte aussi en privilégiant de nouveaux “combos” comme la capsule vocale (envoi de courts messages vocaux par messagerie) ou vidéo. Le tout plus ou moins remixé avec des effets visuels et sonores. Les écouteurs s’autonomisent (AirPods) et s’enrichissent de fonctionnalités permettant d’encore mieux s’isoler.
Les échanges textuels asynchrones ont en effet prouvé leurs limites. Des recherches ont démontré que l’anonymat, l’invisibilité et le manque de contact visuel favorisaient les commentaires négatifs voire franchement haineux. Même lorsque notre interlocuteur est identifié l’écrit favorise l’ “escalade” dans une conversation par rapport à l’oral. Les arguments sont plus construits, plus difficiles à nuancer. Ils laissent une trace. Nous sommes ainsi plus touchés qu’on ne le devrait, ce qui génère un esprit de revanche : c’est l’escalade. Rassurez-vous (émoji soupir), des solutions utilisant l’intelligence artificielle proposent déjà de corriger vos messages écrits pour les rendre moins agressifs.
Les quelques dons naturels dont nous sommes dotés permettent en principe de régler des conflits bien plus sûrement que de longs écrits. La modulation de la voix, le ton, le contact visuel et la réciprocité favorisent la concorde. Après tout nous sommes des humains habitués à se parler non envoyer des stories retouchées dans un groupe avec des commentaires perso.
Fin (provisoire).
Pardonnez-moi je n’ai pas prévu de conclusion à ce billet qui est plus une réflexion de vacances qu’une thèse sur nos usages.
Comment vont évoluer nos moyens de communiquer ?
Je me demande simplement si nous allons continuer à être toujours plus absorbés par ces interfaces et ces contenus, ou si au contraire un mouvement de balancier ne va-t-il pas s’amorcer. Est-ce qu’on a atteint le point de bascule ou nous n’en sommes qu’au début d’une “numérisation de nos vies” comme le montrait Spike Jonze dans son formidable Her?
La semaine prochaine nous étudierons le design des principales interfaces numérique pour je l’espère mieux comprendre “ce qui nous retient” de les quitter. Peut-être que ce temps d’analyse apportera des solutions ou en tout cas des pistes de sortie.
Je suis curieux en tout cas de vos retours si vous pouvez prendre le temps d’une conversation. Merci par avance et bonne semaine.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Dès 2 ans, les enfants français sont exposés aux écrans près d’une heure par jour en moyenne - Jeunes enfants et écrans : une étude confirme que les usages en France dépassent les recommandations - Le Monde
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Le dossier du Ministère de l’Écologie sur l’exode urbain : pour savoir enfin si oui ou non tout le monde est parti vivre à Alençon pendant la pandémie (indice : non) - L’Exode Urbain, Mythes ou Réalité ?
💬 La phrase
Traduction : “Ce que Georges Orwell (1984) n’avait pas prévu est que nous achèterions les caméras nous-mêmes et que notre plus grande peur serait que personne ne regarde leurs images”. Keith Lowell Jensen - 2013
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine .
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Passionnant, Stéphane, merci pour ce billet, surtout sur les différentes facettes des réseaux sociaux ("plates-formes sociales" ?) et les influences réciproques des outils-usages pro et perso.
Excellente newsletter cette semaine. 👏
Comme d'habitude tu me diras, mais j'ai particulièrement apprécié tes réflexions du jour sur notre rapport au téléphone, à l'écrit ou à l'oral, et aux nombreux fils que nous tissons tous de façons automatique. Un grand merci pour cela, pour nous faire prendre du recul et réfléchir. 😊