Enfin mobiles
Pourquoi les femmes n'ont pas les mêmes droits de se déplacer que les hommes ? J'ai lu "Enfin seule" de Lauren Bastide, et vous en propose une mise en perspective sous l'angle de la mobilité #299
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’essai de Lauren Bastide Enfin Seule (Éditions Allary 2025). L’ouvrage analyse les freins qui empêchent les femmes de se déplacer librement depuis plusieurs siècles : assignation au foyer, dramatisation du “dehors” et présomption de vulnérabilité. Même en 2025 la femme seule dans l’espace public reste une transgression pour la société, un trouble à l’ordre dominant qui veut la réduire aux rôles de compagne, mère et ménagère. Chercher à résoudre ce problème touche aux sphères de l’intime, de l’imaginaire et du politique. Il nécessite de comprendre les forces psychologiques et sociologiques à l’oeuvre.
Je suis conscient que la simple évocation de cet ouvrage ouvertement féministe fermera peut-être certains à tout débat. Ces débats me semblent pourtant indispensables pour rendre à la moitié de la population le bénéfice d’un droit fondamental : celui de se déplacer où, quand et avec qui elles le souhaitent.
Campagne de communication du réseau de bus de Dijon.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Ce qui immobilise les femmes
L’Ange du foyer
L’autrice explore la “source puissante de représentations” qu’est la femme au foyer. Si 14% des femmes n’ont aujourd’hui aucune activité contre 51% il y a 50 ans, “ce standard à partir duquel on définit la valeur de toutes les femmes depuis trois siècles est la raison pour laquelle les femmes seules aujourd’hui restent honteuses et tourmentées” nous dit l’autrice.
Ce n’est que vers la fin du XIXème siècle que les citadines sont invitées à ne plus travailler à l’usine ni aux champs et se concentrer sur leur famille. La société de la révolution industrielle préfère la femme au foyer à l’ouvrière exaltée. Le foyer, cette notion patriarcale qui assigne les femmes à résidence dans une maison, d’abord urbaine puis péri-urbaine, dont elles ont presque exclusivement la charge. La femme se voit confier la garde de l’ordre bourgeois dans lequel elle doit être une épouse fidèle et “charmante”, les enfants nombreux et bien élevés, l’argenterie bien lustrée et les petits plats réussis. Bonne ménagère, bonne mère, bonne compagne. Elle sera plus tard adorée par le mercantilisme qui lui écoulera en masse ses produits “vus à la télé” dans des grandes surfaces essentiellement fréquentées par d’autres femmes.
L’Ange du Foyer de Virginia Woolf hante le logis des femmes même lorsqu’elles sont célibataires, divorcées ou veuves. Il les pousse à tout ranger lorsqu’elles ont de la visite, à se surpasser en cuisine et à rester debout lorsque les autres mangent. Si comme pour moi ceci vous évoque le souvenir de vos grand-mères, c’est que Lauren Bastide tape dans le mille. L’autrice insiste sur la solitude qu’éprouvent ces femmes soumises aux injonctions multiples de la société. La charge mentale qu’elles subissent leur dénie tout relâchement, toute rêverie et dialogue avec elles-mêmes. Cette solitude est subie, pas choisie contrairement à la féconde Enfinsolitude1 prônée par l’autrice. Pire, cet isolement domestique se trouvé renforcé par un autre levier, peut-être plus puissant encore : la peur de l’extérieur. Celle qui empêche de sortir de chez soi.
“Tu n’as pas peur toute seule ?”
Le droit de se déplacer librement, que j’appellerai l’Enfinmobilité2, est une conquête contre les imaginaires de la société. Ces imaginaires intiment aux femmes d’éprouver la peur d’être attaquées, violées ou tuées hors de leur foyer. Du Petit Chaperon Rouge à la surexposition médiatique des meurtres de joggeuses isolées, l’extérieur, la “forêt”, “le loup”, est un puissant repoussoir. Tant pis si le conte populaire a été largement trafiqué par Charles Perrault pour lui donner un fin dramatique. De même les 10 meurtres de femmes en train de courir ne sont qu’une part infime des 1200 meurtres de femmes ces 10 dernières années. Car, nous rappelle l’autrice, le véritable danger pour les femmes est leur entourage proche. Mais qu’importent les faits : “les femmes doivent craindre la forêt et le monde”. Il est essentiel qu’elles intègrent en elles-mêmes cette peur viscérale pour rester disponible et serviable dans leur maison. Pour accepter la surveillance des hommes sous prétexte de protection.
On pense bien évidemment à Truman Burbank élevé dans la crainte de la mer afin de garantir aux producteurs qu’il ne tente pas de quitter le “monde qui l’entoure”. Un monde qui n’est en réalité qu’un gigantesque plateau de télé-réalité. On pense aussi à l’ensemble des lois qui déniaient aux femmes le droit de voter, ouvrir un compte un banque, disposer de leur propre corps,… "Maintenir les femmes dans une situation d’ignorance et de peur (…) afin de perpétuer la mainmise sur leur corps, ces précieuses ressources destinées à la production et la reproduction”. Du Truman Show à la Servante Écarlate, il n’y a qu’un pas. Restez chez vous mesdames, dehors il fait noir et il y a le grand méchant loup.
Le voyage pour la femme est une transgression
Entre l’injonction à s’occuper de son foyer et la peur de sortir de chez soi, est-il étonnant que l’on trouve aussi peu de femmes dans la représentation des voyages ? De la mythologie grecque aux aventuriers de nos livres d’histoire, il est difficile de citer le nom de 3 grandes voyageuses célèbres. Vous penserez peut-être à Florence Arthaud, la “fiancée de l’Atlantique”, dont on louait le caractère “tonique, carré, puissant (…) et qui jurait comme un homme”. Comme un homme, c’est bien l’idée : “lorsqu’une femme se déplace, est-elle encore une femme ?” se demande Lauren Bastide. Le voyage pour la femme est une transgression, un geste qui dérange. Carmen, la bohémienne éprise de liberté, finira poignardée par Don José. Plusieurs aventurières citées par l’autrice ont elles aussi fini leur périple à l’asile ou au cimetière. Aucune n’a eu droit à sa statue sur une place. Dans l’inconscient collectif, la femme qui voyage est une déracinée, forcément triste et perdue. Loin des images positives des grands penseurs masculins comme Rousseau qui parcouraient l’Europe à pied, Kerouac sur sa route ou les écrivains-voyageurs dont les exploits sont célébrés chaque année à St-Malo.
Pas même besoin de courir le monde pour susciter l’opprobre. La femme qui voyage seule sans enfant hors de sa ville est déjà en soi une aventurière. Et dans l’acceptation sociale une aventurière, c’est louche. Pas convaincu·e ? Une femme qui marche seule ou pire, qui s’assoit sur un banc, c’est potentiellement du “racolage passif” nous dit la Loi Sarkozy (décidément…) de 2003. “Une aventurière, c’est une pute” conclut Lauren Bastide.
Pas étonnant que dans les rares études menées sur le terrain, moins de 10% des femmes déclarent marcher seule la nuit. Le couvre-feu existe pour la moitié de la population.
Vers une reconquête de l’enfinmobilité ?
Le défi de l’EnfinMobilité entre en réalité dans la catégorie des wicked problems3 à l’instar du dérèglement climatique ou de la justice sociale. Tenter de les résoudre nécessite une approche particulière :
Sa définition même change selon la perspective depuis laquelle on l’aborde. Vous venez d’en lire une perspective féministe. Il y en a d’autres.
Aucune solution n’est “vraie” ou “fausse”. Elle sera jugée au mieux “meilleure” ou “pire” car les critères de réussite varient selon les acteurs concernés. Améliorer la mobilité de certaines femmes peut dégrader celle d’autres groupes.
Chaque problème est unique et dépend du contexte. Selon les villes, les catégories de population, leur culture,…Une solution qui marche quelque part peut échouer ailleurs.
Leur caractère systémique implique que chaque solution modifie le système lui-même. Un simple test a des impacts réels et des conséquences durables. Créer des transports dédiés aux femmes suppose que les autres ne seront fréquentés que par des hommes,…
Enfin ce type de problèmes ne sont en réalité jamais résolus totalement car ils engendrent de nouveaux défis.
À l’instar d’autres défis comme le dérèglement climatique, leur résolution implique de former des coalitions nouvelles entre acteurs de métiers et intérêts différents, réunis autour de missions d’intérêt public. Cela fera peut-être l’objet d’un autre article.
Après avoir répondu avec courage aux défis de l’inclusion, les acteurs de la ville doivent désormais relever ceux de l’inclusivité, parmi lesquels la mobilité des femmes n’est pas le moindre. Les résoudre supposera de développer des démarches sensibles et originales à la hauteur des enjeux évoqués. Cela supposera également de sortir comme moi de sa zone de confort pour se confronter à cette complexité.
Curieux d’avoir vos retours.
🤓 Et aussi
Des ressources en lien avec le sujet de la semaine
87 % des femmes ont déjà été victimes de violences sexistes ou sexuelles dans les transports (FNAUT), et près d’1 sur 3 a déjà changé d’itinéraire pour éviter une situation à risque - Comment le genre influence nos mobilités - étude Keolis (pdf)
La différence de perception d’un trajet de nuit entre garçons et filles sur un campus étudiant - Gender-Based Heat Map Images of Campus Walking Settings: A Reflection of Lived Experience
Ces injonctions ont des impacts sur l’éducation des enfants :
Les enfants de plus en plus confinés à l’intérieur, la faute aux villes ? - France Inter
Êtes-vous un parent hélicoptère ? - Grand bien vous fasse - France Inter
🧐 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Cette entreprise propose de produire des films entièrement avec de l’IA - Particle 6
Cette chaîne diffuse en continu des vidéos générées par l’IA - FOOM!
Ira-t-on jusqu’à produire des films avec des acteurs entièrement générés par l’IA ? Demandez à Tilly Norwood - Tilly Norwood, l’actrice créée grâce à l’IA, essuie un tir de barrage à Hollywood
Des équipes plus petites, moins de strates hiérarchiques. L’IA transforme également les agences de conseil - AI Is Changing the Structure of Consulting Firms
Quand Mehdi Moussaid (Fouloscopie) traite des biais cognitifs, on adore forcément - Les biais cognitifs, expliqués simplement (YouTube)
💬 La phrase
“On a longtemps apposé, à l’entrée des hôtels, des pancartes “interdit aux femmes seules” ”. Lauren Bastide, Enfin Seule (Allary Éditions, 2025).
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Jeu de mot créé par l’autrice à partir du titre du livre Enfin seule.
Variante du précédent jeu de mot que j’ai adaptée à la mobilité. Pourrait signifier : “le droit pour une femme de se déplacer seule sans se sentir ni coupable ni vulnérable”.
Pour approfondir la notion de wicked problem je vous renvoie à Wikipedia ou à la lecture de mon livre Après la Tech.




Un soir de 1er janvier, j'ai été abordée par une fille super sympa dans le bus alors qu'un mec pas vraiment net avait entrepris de me faire la conversation. Elle avait suivi cette formation gratuite : https://www.standup-international.com/fr/fr/training/landing. Je l'ai faite ensuite et elle mérite d'être connue et effectuée par les hommes et les femmes ;) !
"Liberté, Égalité, Fraternité", la devise officielle de notre République, inscrite au fronton de nos bâtiments publics et dont les valeurs humanistes et universalistes fondent le contrat social en France, est loin de se vérifier en toutes circonstances. Il serait bon de la réhabiliter et de la porter haut pour la traduire concrètement dans les politiques publiques, afin de soutenir durablement des actions de sensibilisation en faveur de l'inclusivité et des actions de lutte contre les discriminations liées aux sexes, genres, handicaps, couleurs de peau, croyances, dans l'espace public, comme dans la sphère privée. Surtout même dans la sphère privée où se fondent les consciences et les valeurs individuelles, qui s'expriment ensuite collectivement sur l'espace public. Pour illustrer l'essai de Lauren Bastide, j'ai envie de vous livrer mon témoignage. Je suis une femme trans. A 50 ans, après un demi-siècle d'une vie d'homme, de fils, de mari, de papa, de cadre supérieur bien rangé et hétéro(normé), j'ai fait mon "coming out". Aujourd'hui, à bientôt 60 ans, je suis Ondine, une femme transgenre épanouie, en accord avec sa conscience, conforme à son identité, toujours cadre supérieure, remariée (avec une femme) et globalement bien accueillie par la société (au prix toutefois d'une volonté farouche et d'un tempérament sans faille). Et pourquoi je vous raconte cela, me direz-vous ? Parce que précisément, après avoir éprouvé le statut d'homme, je peux vivre en mon sein celui de femme. Et la différence est édifiante, à un niveau qu'e je ne soupçonnais avant de l'avoir vécu. Je vis à présent cette identité de femme et je veux ici témoigner de cette peur inacceptable que l'on ressent au gré des rencontres, des regards, des interpellations, des violences dans les lieux publics. Au point de devoir s'en prémunir en planifiant et en anticipant ses déplacements, afin d'éviter les risques. A aucun moment de ma vie antérieure d'homme, je n'ai ressenti cette peur. Alors qu'elle est bien réelle en tant que femme (et peut-être encore davantage en tant que personne transgenre et en tant que couple de femmes😶!). Le changement est amorcé, les consciences évoluent, les progrès sont notables. Il faut poursuivre inlassablement, avec pugnacité. Mais rien n'est jamais acquis en la matière et les courants rétrogrades (souvent masculinistes, conservateurs voire intégristes) se réactivent (rapidement) et sapent (très facilement) les avancées (durement gagnées). J'ai toutefois bon espoir que les sociétés humaines parviennent un jour, marche après marche (15 marches peut-être 😜?) à gravir jusqu'à son sommet cet Everest louable qu'est notre devise nationale 🏔️🏁🙏🏽🍀