Êtes-vous le Ballon d'Or de votre entreprise ?
Hyper-individualisation et marchandisation du travail : les pratiques du monde du football pourraient-elles s'étendre aux entreprises ? #301
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🧭 De quoi allons-nous parler
Une de mes petites fiertés depuis 7 ans qu’existe cette lettre est la diversité des profils parmi ses 11 000 abonnés. Cela me donne confiance pour m’éloigner parfois de la “tech” et aborder des sujets aussi différents que la consommation, la musique ou les matières premières. N’écoutant que mon audace, j’ai choisi cette semaine de vous parler de football. Plus précisément du concept de Ballon d’Or, une récompense remise au meilleur joueur de football du monde, en tout cas désigné comme tel par un jury de journalistes internationaux. Ce qui m’a intéressé est la trajectoire que révèle cette récompense, trajectoire d’un sport populaire devenu symbole de la marchandisation et de l’hyper-individualisation du travail.
De là à imaginer un futur du travail (en dehors du sport) dans lequel les salariés seraient plus importants que leur entreprise et gagneraient plus que leurs dirigeants, il n’y a qu’un pas que j’ai franchi allègrement. Ça joue, balle au centre.
RCS 78-79 : la plus grande équipe de tous les temps (album Panini : demandez à vos parents).
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Et si le Ballon d’Or de France Football était le futur du travail ?
Et Ousmane Ballon d’Or
Le show business adore recycler les vieilles recettes. Les plans larges au-dessus des happy few en costume Zegna. Les plans serrés sur les visages forcément émus. Les longues accolades au milieu de la scène. La cérémonie du Ballon d’Or 2025 n’avait rien de très original, hormis son palmarès. Cette année a vu l’ancien rennais Ousmane Dembélé soulever le trophée. Son équipe actuelle le PSG avait eu la délicatesse de perdre le soir même contre l’ennemi historique marseillais. Tout était réuni pour une belle soirée cocorico dans le monde du ballon (d’or) rond.
Sauf que derrière les remerciements émouvants et les chants sympathiques, l’évènement fut surtout celui de la starification du football. Le Ballon d’Or, c’est l’acmé d’un sport devenu spectacle global. Un spectacle dans lequel les joueurs sont des produits spéculatifs aux gestes (sur et en dehors du terrain) scrutés comme un bilan sanguin de cinquantenaire.
De Bosman à Ousmane
Le football vient d’Angleterre où il se pratiquait à la fin du XIXème siècle au sein de la classe ouvrière. Les friendly societies et autres associations locales étaient auto-gérées. Jusqu’en 1960 la professionnalisation des clubs n’empêcha pas le foot de rester un sport populaire. Les salaires des joueurs étaient plafonnés. Beaucoup faisaient toute leur carrière dans une même ville. Leurs posters ornaient les chambres de plusieurs générations de fans.
Les drames du hooliganisme fin des années 80 précipitèrent paradoxalement le foot anglais dans les bras du business mondialisé avec sponsors, droits télé et produits dérivés. Le théâtre des passions devint un spectacle policé dont les ultras ne constitueraient plus qu’un élément de décor pour les retransmissions. Certaines règles comme l’interdiction par exemple de “posséder” plus de 3 joueurs étrangers garantissaient encore un semblant de caractère local. C’était sans compter sur l’opiniâtreté d’un milieu de terrain belge, Jean-Marc Bosman. Mécontent de son transfert imposé de Liège à Dunkerque, le joueur allait remporter devant la Cour de Justice de l’Union Européenne une victoire cardinale pour toute la profession. L’arrêt Bosman interdit toute discrimination liée à la nationalité et réaffirma la libre-circulation des joueurs comme tous les travailleurs européens.
À partir de 1995 un joueur en fin de contrat avec un club devint libre de le quitter sans indemnité pour ce dernier. Les clubs purent recruter qui ils souhaitaient sans tenir compte de la nationalité des joueurs. Le foot entra par cet Arrêt dans le droit commun du travail.
Cette décision est un point de bascule non seulement pour le football mais pour tous les sports professionnels. Les joueurs vont désormais détenir le pouvoir de négociation et profiter du formidable développement de leur activité.
De Panini à Football Manager
L’euphorie de la Coupe du Monde 1998 à peine retombée, notre Zizou national est transféré en 2001 au Real de Madrid pour la somme phénoménale de 75 millions d’euros. Il devient courant qu’une équipe n’aligne sur le terrain aucun joueur formé localement, voire aucun joueur ayant la nationalité de ce club. En Angleterre des clubs historiques sont rachetés par des fonds souverains désireux de travailler le soft power de leur État pétrolier. Certains clubs se spécialisent dans le trading, voyant passer dans leurs effectifs des dizaines de joueurs (rappel : il n’y en a que 11 sur le terrain) dont certains ne poseront jamais un crampon sur le gazon local. Contrats d’image, tournées internationales, naming de stades, multi-propriété d’équipes pourtant concurrentes : le capitalisme le plus débridé trouve dans le football du XXIème siècle un terrain de jeu formidable. Et tant pis pour les albums Panini.
Des buts et des datas
Les membres du staff au bord du terrain parlent désormais plusieurs langues et analysent en temps réel les performances et tactiques des deux équipes. Les yeux rivés sur leurs écrans ils ressemblent à des traders en survêtements. Rien ne leur échappe : gestes techniques, vitesse des joueurs, distances parcourues avec ou sans ballon. Ils sont consultés en cours de partie pour savoir s’il faut sortir un joueur ou adapter la tactique. En dehors des matchs ils étudient les prochains adversaires et préparent des séances vidéos ultra-documentées. Ces données sont également scrutées pour les transferts : la constitution des équipes et des joueurs deviennent (pseudo-) scientifiques. Au quotidien les joueurs sont suivis comme des cobayes de laboratoire. Ce qu’ils mangent, comment ils dorment, les efforts à l’entraînement et en salle : rien n’échappe au staff. Le PSG par exemple a investi dans un appareil médical qui mesure chaque jour la masse corporelle des joueurs et détecte les problèmes physiques éventuels.
Cette profusion de données nourrit aussi les médias pour leurs commentaires et combler le vide souvent abyssal de leurs talk shows. Sans oublier les jeux en ligne, qui offrent à leurs utilisateurs la possibilité de composer équipes et tactiques à l’aide de données proches du réel.
Rarement un domaine aura poussé aussi loin sa transformation numérique, pour le meilleur - objectiver des décisions - et pour le pire - formater joueurs et jeu.
Écuries de champions
La saison des transferts (de juin à fin août) devient elle aussi un spectacle avec ses dramas et indiscrétions savamment dosées. Tout le monde devient transférable, c’est à dire fait l’objet de propositions de rachat de contrat par un autre club : les joueurs, mais aussi leur entraîneur, voire les membres du staff sportif, médical et technique. Les joueurs négocient augmentation de salaires contre prolongation du contrat, ce qui permet à leur club de les revendre (de revendre leur contrat à un autre club) encore plus cher. En cas de désaccord, le joueur ne prolonge pas et quitte “libre” son club à la fin de son contrat.
Sans surprise ce système génère une spirale inflationniste. En 1991 le Ballon d’Or Jean-Pierre Papin touchait 2 millions d’€ de salaire annuel. Ousmane Dembélé en touche lui 18 millions d’€ soit 9 fois plus (inflation prise en compte). Dix clubs européens dépassent les 500 millions de budget même s’ils jouent chaque week-end contre des clubs ayant 5 à 10 fois moins de moyens. Au pire reste-t-il aux clubs moins fortunés la possibilité de former de nouveaux joueurs pour les vendre, tels des éleveurs de pur-sang. Les clubs formateurs perçoivent également des indemnités à chaque transfert du joueur ce qui s’avère une sacrée ressource pour certains. Le prochain transfert d’Ousmane Dembelé rapportera encore quelques centaines de milliers d’euros au FC Évreux son club formateur.
Le ballon va-t-il changer de camp ?
Quel rapport entre le monde doré du ballon rond et celui du travail (celui que vous occupez peut-être) ?
La circulation des actifs d’une entreprise à l’autre est en principe déjà libre. Les clauses de non concurrence sont sévèrement encadrées et la démission relativement simple. La crise économique en slow motion que vit notre pays depuis les années 80 a cependant instauré un rapport de forces défavorable aux salariés. La mobilité des salariés est restée longtemps faible. “Pourquoi vouloir changer de poste alors que tu as un CDI ?” (j’ai entendu ça toute ma carrière).
Nombre de démissions par trimestre. Sources : Dares
Jusqu’à une crise récente : la pandémie du Covid-19 a précipité le nombre de départs des salariés vers des sommets. En 2023, près d’un salarié sur 5 du privé a quitté son employeur (Source). Les difficultés de recrutement augmentent. Et c’est sans compter les évolutions technologiques qui vont impacter le rapport de force entre employés et employeurs.
Le mercato de l’AI
Commençons par les ballons d’or du moment : les ingénieurs et autres chercheurs en IA les plus pointus. Les packages individuels de bienvenue à 100 millions de dollars sont désormais courants chez Meta. Vous avez peut-être vu passer les recrutements à plus d’un milliard d’Alexandr Wang (Scale AI) ou Rochan Sankar (Enfabrica). Il s’agit de paiement en actions essentiellement, ce qui n’enlève rien à la folie des chiffres. Neymar n’a qu’à se rhabiller.
En admettant que vous n’êtes pas concerné·e par cette bulle, l’IA peut tout de même changer la relation à votre employeur et votre secteur d’activités. Les recrutements font aujourd’hui majoritairement appel aux IA : pour analyser les milliers de CV reçus côté recruteurs, pour analyser les offres d’emploi et rédiger des CV côté candidats, dans une véritable course aux armements. Cette évolution est souvent dénoncée par celles et ceux qui sont victimes de “discrimination algorithmique”. Quid de celles et ceux qui en tirent profit ?
À partir du moment où rédiger une lettre de motivation en réponse à une annonce prend quelques secondes, les stratégies d’optimisation entrent en jeu. Les meilleur·e·s candidat·e·s peuvent continuer à envoyer des réponses même lorsqu’ils sont en poste, épousant le système pour mieux le détourner à leur seul profit.
Chaque salarié pourra avoir un agent virtuel qui joue le rôle d’agent de joueurs, guettant les opportunités et amortissant les coups durs. Que se passera-t-il quand vos meilleurs salariés seront en permanence informés de leur “valeur” sur un marché du travail de plus en plus libre et mondialisé ? Le fuseau horaire sera peut-être demain le seul critère de choix de salariés courtisés dans le monde entier.
Ok vous allez dire que je m’emballe alors que votre patronne vient encore de repousser votre entretien de fin d’année. Regardons plutôt ce qui dans nos pratiques d’aujourd’hui prépare déjà ce “demain”.
Le quart d’heure de célébrité
Linkedin s’est lancé en France il y a 17 ans le 25 novembre 2008. S’y inscrire signifiait que l’on était ouvert à des contacts hors de son entreprise voire - pire ! - que l’on cherchait un job. Petit à petit le rapport s’est inversé et les salariés ont été au contraire incités à créer des comptes et tels des petits Minions applaudir à chaque communication de leur entreprise. Les recruteurs ont troqué le confort contre la distribution en utilisant massivement la plateforme même si cela contribuait à une “banalisation” de leur propre marque employeur, désormais soumise aux caprices des algorithmes. Les individus sont devenus eux aussi des “comptes” (pour ne pas dire des marchandises) segmentés, classés ou déclassés selon d’obscures et changeantes directives. Personal branding, publications inspirantes, réactivité : chacun a été encouragé à cultiver son propre capital social. De l’étudiant au chercheur médaillé, des millions d’actifs consultent désormais leurs notifications plusieurs fois par heure en espérant obtenir leur quart d’heure de célébrité warholien. Conséquence : certains employés deviennent plus suivis que leurs entreprises. D’autres sont déclassés malgré leurs talents « dans la vraie vie ».
Projetons nous un peu
Les stars de la dernière décennie furent les entrepreneurs, dont les succès ont été célébrés comme des victoires en championnat. La prochaine décennie sera-t-elle celle des salariés, jusqu’alors réduits au rôle de faire-valoir de leurs employeurs ? Plusieurs facteurs m’incitent à penser que oui.
Avec le développement rapide de l’intelligence artificielle, le marché du travail va se segmenter en “haltères” : un pôle de jobs peu qualifiés pour contrôler les IA et à l’autre extrémité un pôle de jobs ultra-qualifiés, ceux dont les compétences ne pourront être remplacés par des machines. Entre les deux les jobs moyennement qualifiés seront les plus atteints, avec a minima une démonétisation importante.
Dans ce nouvel équilibre les ultra-qualifiés seront d’autant plus recherchés qu’ils seront rares et nouveaux. Ils ne pourront plus s’appuyer sur leur formation initiale et leurs “privilèges de naissance” mais sur leurs capacités réelles. Celles-ci, jadis jalousement cachées dans des dossiers aux Ressources Humaines, seront désormais publiques. Succès et échecs seront commentés tels des résultats sportifs. Dans un monde où le travail se déshumanise, celui encore accompli par de vrais humains deviendra à son tour un spectacle. Les contrats évolueront en se centrant autour de la valeur marchande de ces nouveaux champions.
Qu’en pensez-vous ?
🤓 Et aussi
Des ressources en lien avec le sujet de la semaine
Le point de bascule du football moderne - L’Arrêt Bosman - Wikipedia
Comment certaines contributions permettent aux clubs formateurs de récupérer une part du montant des transferts successifs des joueurs qu’ils ont formés - Football. Englué en N2, Bordeaux récupère un chèque de 1,5 million d’euros
Les caméras sont partout, même sur les arbitres - Best Ref Cam Moments | FIFA Club World Cup 2025
Un aperçu de l’ensemble des données disponibles pour évaluer les performances d’un joueur - Les données de tracking qui expliquent pourquoi Liverpool a lâché 136 millions pour Florian Wirtz - L’Équipe
Comment la donnée est utilisée au cours d’un match - Stade Rennais : Cesar Arghirudis explique en détail le fonctionnement de la cellule analyse
📆 Mon actualité
L’édition “Aux limites de l’IA” (#296) est désormais la plus lue depuis les débuts de cette newsletter. Merci !!!
J’ai interviewé Régis Chatellier de la CNIL pour le blog de DiaLog. On a parlé de tous ces capteurs qui nous suivent à la trace dans l’espace public - Caméras, Informatique et Libertés
Cet après-midi mardi 4 je vais à la conférence The California Authoritarians à Sciences-Po Paris. Vous venez ? Rencontrons-nous !
J’interviendrai jeudi 20/11 prochain à la Mairie de Paris avec l’association Willa pour parler “ville et technologies”. Inscription ici
Le 27/11 j’interviendrai à Rennes dans le tout nouveau Bâtiment 78 pour les Rencontres Régionales de la Marque Bretagne. Inscription ici
🧐 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Je ne suis pas un grand fan de la Toussaint mais les camarades de Mon Oncle en ont profité pour sortir un cahier prospectif original Post Mortem, une exploration des imaginaires du numérique après la mort qui illustre le cahier “nos données après nous” avec la CNIL - Nos données après nous.
Numérique toujours : que se passerait-il si nos outils cartographiques en ligne arrêtaient de fonctionner ? C’est la dystopie imaginée par l’IGN - La guerre des cartes
Plus fort que l’IA : la baisse des naissances, et ses innombrables conséquences - Décrochage démographique : cinq révolutions du marché du travail - Haut-commissaire à la Stratégie et au Plan
Ça ne fait plus du tout les gros titres des journaux, et pourtant on nous l’annonçait depuis plus de 10 ans : les voitures autonomes circulent en Europe Hello London your Waymo is arriving
💬 La phrase
“We’re not in the music space, we’re in the moment space”. Daniel Ek, co-fondateur et PDG de Spotify. Traduction : “nous ne sommes pas dans le secteur de la musique, nous sommes dans le secteur du moment”.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.





Intéressant, et un jour est-ce qu'on peut imaginer les pays pétroliers (Arabie Saoudite, Qatar) recruter des talents à prix d'or où est-ce déjà le cas peut-être ?