IA et communication : les liaisons dangereuses
Nous avons demandé à Kéliane Martenon, experte en communication, quelles étaient les dernières innovations qui l'avaient marqué. Accrochez-vous ! #228
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Ça sent encore un peu l’été. Il reste peut-être du sable dans les valises et les cartables des enfants sont déjà dans l’entrée. Pour sortir un peu de l’ordinaire, j’ai proposé à plusieurs personnes externes de partager avec vous leur rapport d’étonnement sur les usages de l’IA. Je cherche toujours à comprendre “à quoi va servir l’intelligence artificielle ?” et pour cela rien de mieux que de s’appuyer sur le regard des expertes et experts de différents domaines impactés.
On commence cette semaine avec Kéliane Martenon, dont je suis archi fan de la newsletter [découvrir la newsletter], et qui est également consultante en communication avec son agence Komando [voir le profil].
Vous n’entendez pas souvent parler de communication et encore moins de communication politique ici : ce sera donc un “pas de côté” qui je l’espère vous intéressera. Par ailleurs les sujets de communication sont par essence ceux qui touchent le plus large public : ils vous paraîtront peut-être “légers” (quoique…) mais ce sont bien ceux qui vont marquer le plus grand nombre. “Distinguer le faux du vrai est déjà délicat mais le faussement vrai du vraiment faux ?” écrivait Stéphane Distinguin dans une chronique du début d’année. Le rapport à la réalité et la véracité dans un contexte où les jeunes et moins jeunes s’informent de plus en plus sur les médias sociaux va devenir un sujet politique. Enfin, la communication et les médias sont des domaines dans lesquels les cycles d’adoption des technologies sont très courts : y observer les usages des solutions de génération d’image, de sons et de textes permet d’anticiper ce qui sera possible plus tard ailleurs.
En avant !
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : les usages de l’IA en communication.
Les avis de Kéliane sont en guillemets. J’ai ajouté des commentaires qui n’engagent que moi.
Deepfake x politique = 😱
Kéliane Martenon, ancienne communicante de la Présidence de la République, commence par son ancien pré carré, la communication politique : “Côté US, on voit les premières utilisations dans la campagne américaine, avec DeSantis et son deepfake de Trump”. “La campagne du gouverneur de Floride DeSantis s'apprête à bombarder les ondes d'Iowa d'une pub négative avec une intelligence artificielle contrefaisant la voix de Donald Trump. C'est une première porte ouverte à absolument toutes les mystifications politiques”.
“Ce qui est intéressant là-dessus c’est que, comme l’explique Corentin Sellin, c’est encore une utilisation marginale à ce stade… mais au coeur de la campagne, ça va être ingérable. On parle beaucoup de l’image et de la vidéo, mais les faux calls c’est encore un autre niveau. Pas forcément optimiste sur l’encadrement possible de ces technologies dans les campagnes politiques en tout cas…” nous dit Kéliane.
Contrefaire la voix d’un homme politique, cela peut tromper directement certaines personnes, mais cela va surtout conduire à faire douter le plus grand nombre sur l’authenticité et la véracité des messages les plus automatisés comme ceux envoyés par téléphone à des millions d’électeurs. Sans compter le fait que, pour Trump, la prosodie de sa voix a toujours été l’un de ses points forts. Rappelez-vous ce formidable exercice du trompettiste Jérémy Lecomte "Donald Trumpet", c'est la version jazzy de Donald Trump, par Jérémy Lecomte.🎺
Les politiques ne sont pas les seuls à s’inquiéter de l’usage synthétique de leur voix. Les comédiens, en particulier celles et ceux qui donnent leur voix aux doublages ou personnages animés, sont également vent debout contre ces solutions qui permettent d’usurper leur voix sans les rémunérer.
Mais dans la veille de Kéliane, on trouve une mystification encore plus inquiétante :
“En France, un youtubeur (et ingénieur en IA) a fait fin août un live Twitch avec un deepfake de Macron version IA qui répondait en direct aux messages du chat.”
“Tout n’est pas parfait ni fluide mais ça montre quand même les usages qui vont arriver et le brouillage des lignes qu’il va y avoir entre le vrai et le fake. Et s’il y a bien un sujet sur lequel c’est flippant, c’est en com politique car potentiellement derrière des conséquences sur la démocratie”.
Sans conteste le caractère fake est visuellement évident. Les mouvements de la bouche semblent directement tirés des Têtes à Claques. Mais les textes sont générés automatiquement, en mode chat instantané, et n’oublions pas qu’il s’agit d’un travail d’amateur (30 heures de boulot dit-il). Que se passera-t-il quand des officines spécialisées créeront de toutes pièces des avatars plus élaborés ?
Les nouvelles frontières de la publicité
Kéliane quitte ensuite la com’ politique pour insister sur des utilisations créatives intéressantes : “J’aime quand l’IA est utilisée pour créer quelque chose qui n’aurait pas pu l’être sans ça ou qui en tout cas fait gagner un précieux temps dans la réalisation (versus beaucoup d’utilisations que je trouve gadgets dans la com) : c’est notamment le cas de la campagne « Earth is no toy » (la terre n’est pas un jouet) de Fridays for Future, l’ONG de Greta Thunberg, pour interpeller les dirigeants mondiaux à l’occasion de l’Earth Day”.
Visuel de la campagne “Earth is No Toy” - agence Fred & Farid
La qualité de ces portraits hyperréalistes peut effectivement inquiéter les illustrateurs de métier. Mais ce qui me semble intéressant ici est l’ouverture de nouveaux champs créatifs, dans lesquels la réalisation de l’image ou du son n’est plus un obstacle. Cela va repousser nos limites habituelles de perception et de compréhension, même si ici on joue sur la “photo officielle”, objet visuel finalement très traditionnel. La publicité est bien dans son rôle d’interpellation et de prise de recul par le décalage.
Artistes de la vignette
Je l’avoue, je ne savais pas trop ce qu’était un “thumbnail” et encore moins que leur design était devenu un tel marché. Un thumbnail, c’est cette petite vignette qui présente une vidéo “intégrée” dans une page web ou votre réseau social préféré. Leur conception est devenue très pointue : images, textes, couleurs, typos,…et fait l’objet de recherches et de tests poussés pour augmenter le “taux de clics”. Si vos copains ou vos enfants veulent devenir des “thumbnail artists”, prenez-les désormais au sérieux. Mais dites leur aussi que leur activité est désormais à risque. Comme toutes les activités de création dont les exemples peuvent être “moissonnés” en grande quantité sur le web, la création de ces miniatures devient un terrain de jeu pour les solutions utilisant l’intelligence artificielle.
Exemple de Thumbnail réalisé par le designer Muazz Shaail
Kéliane a suivi l’affaire pour nous : “Je trouve que le débat sur CTRHero dernièrement a été intéressant. En gros, c’est un outil qui avait été créé par un chercheur américain, avec une IA spécialisée dans le design de miniatures YouTube. C’est une niche mais loin d’être inintéressante : avec l’essor de la creator economy, c’est un métier qui s’est répandu car il existe un vrai impact business pour les influenceurs d’avoir des miniatures optimisées (cf MrBeast qui peut payer jusqu’à 10,000$ pour une vignette). Et ce que je retiens du débat c’est que les designers se sont vraiment révoltés contre l’outil, disant que ça allait tuer leur métier et qu’en plus ce n’est pas quali. Je ne crois pas aux outils qui vont faire clé en main des vignettes effectivement (et donc pas à ces outils aussi spécialisés sur des niches), mais je pense que l’avenir, c’est plutôt que les designers s’emparent de l’IA générative comme aide à leur boulot, avec toujours la patte humaine, mais bref, comme un gain de temps et une possibilité de repousser les limites techniques, au lieu de devoir passer par de la 3D etc. Mais pour moi ces outils resteront dans la main de designers, ne les remplaceront pas.”
Nous sommes ici dans un dilemme classique en terme d’innovation : les nouvelles technologies sont dans un premier temps utilisées par les “sortants” (les designers de thumbnails dans notre cas) pour gagner du temps et améliorer la qualité de leur travail. Ce faisant ils ouvrent la Boîte de Pandore en permettant d’une part à certains acteurs de se passer de leurs services par l’utilisation directe de ces solutions, et d’autre part en améliorant eux-mêmes ces outils par leurs propres usages. On connaît la chanson…
Un grand merci à Kéliane Martenon pour cette veille pointue et intéressante. Nous continuerons dans les semaines qui viennent à observer ces nouveaux usages dans d’autres domaines à l’aide d’autres expertes et experts !
N’hésitez pas à partager ici vos propres découvertes en commentaire.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article sur la révolte des designers de vignettes pour vidéos YouTube AI comes for YouTube’s thumbnail industry
Pour découvrir les différentes manières de gagner de l’argent quand on a une chaîne YouTube YouTubers have become diversified businesses. Paddy Galloway sur Twitter
La chronique de Stéphane Distinguin sur ChatGPT. ChatGPT et le permis de conduire
Il semble que la plateforme Twitch n’ait pas apprécié le live chat du faux Président et a banni son réalisateur - Anis Ayari sur Twitter
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💬 La phrase
“Je me sens chez moi dans ce chaos, car le chaos me suggère des images” expliquait Francis Bacon à propos de son atelier.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Cela va être dur pour les jeunes générations de ne pas se faire manipuler et de se cultiver . Tout devra être mis en doute , il faudra ne croire que ce que l'on touche ou expérimente ( comme st Thomas ) et encore ...