La fin des 10 liens bleus ?
L'IA générative ne va sans doute pas remplacer la recherche sur internet demain matin. Mais elle montre la fragilité de l'édifice sur lequel repose le web d'aujourd'hui. Décryptage #257
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🧭 De quoi allons-nous parler
On vous l’a sûrement déjà fait plusieurs fois, le coup de l’article sur “X va remplacer Y”, “la fin de Z est proche”,…Je ne prendrai pas le risque de vous affirmer que ChatGPT va remplacer Google, rassurez-vous. Ce n’est clairement pas demain matin que nous allons cesser de chercher parmi les “10 liens bleus” la meilleure réponse à notre requête. Mais le simple fait que la question se pose avec le succès de l’IA générative me donne une occasion de revenir sur la construction de cette hégémonie. Comment en sommes-nous arrivés à “surfer sur le web” de cette manière ? En quoi cela a permis à Google de créer un empire publicitaire, et monétiser - ou au contraire dé-monétiser, selon le point de vue - tout le web ? Est-ce que cela va durer éternellement (indice : non) ?
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Google est-il en train d’être disrupté ?
De Nokia à ChatGPT, nous sommes devenus sans le savoir l’objet de batailles homériques entre les applications, OS et plateformes que nous utilisons. Dans le nouvel ordre économique post-internet l’utilisateur final est à la fois destination et chemin. À l’intérieur d’un “jardin fermé” sa liberté n’est acquise qu’au prix d’un recueil approfondi de ses données d’usage. Quand Larry Page le co-fondateur de Google invente en 1998 le PageRank, il ne se doute certainement pas que cette méthode de classement des pages web va devenir une machine à cash inégalée dans l’histoire. Taper un mot, une phrase ou une question dans la fenêtre de recherche fournit à l’internaute “10 liens bleus” issus d’une sélection complexe impliquant plusieurs algorithmes. Selon le lien cliqué le système améliore encore les résultats à venir du moteur de recherche en utilisant les données collectées.
You’re f*cking with the magic !
Lorsque Mel Karmazin, directeur du géant de la publicité Viacom, visite Google en 2003 il comprend que ses fondateurs sont également capables de mesurer la pertinence des publicités qui accompagnent leurs pages de résultats. “You’re f*cking with the magic !” s’exclamera-t-il. Car le modèle de la publicité jusqu’alors était entièrement construit sur la “magie” : une discipline basée sur l’émotion et réservée à quelques acteurs. Mais les ingénieurs sont peu réceptifs à la magie et l’émotion. “In God we trust. All others must bring data” (“Nous croyons en Dieu. Les autres doivent fournir des données” W. Edwards Deming). Les ingénieurs se méfient des marketeurs qui prétendent savoir. Ils préfèrent la mesure des indicateurs et les décisions “pilotées par la donnée”.
Google va éviscérer le secteur de la publicité en bouleversant son modèle économique (l’annonceur paie uniquement si sa publicité intéresse l’internaute) et en ouvrant le marché le plus largement possible (n’importe qui peut créer et diffuser une publicité en ligne, n’importe qui peut financer son activité en ligne grâce à de la publicité). Sur ces fondations la firme de Mountain View va construire un empire de solutions qui maintiennent l’utilisateur dans son écosystème - navigateur, emails, agenda, répertoire, outils de navigation,...(le “jardin”) - afin de connaître toujours mieux ses préférences et deviner celles de ceux qui se comportent comme lui. Rien qu’en 2023, Google a engrangé 175 milliards de dollars de recettes publicitaires. La publicité en ligne a suivi les courbes de l’usage d’internet : elle représente désormais 60% du marché publicitaire global, en croissance continue. La gratuité financée par la publicité est devenu le modèle par défaut de tout contenu apparaissant en ligne. Le maintien du statu quo représente par conséquent une question vitale pour Google et Meta, mais aussi pour des myriades de services qui en vivent.
Source : Stratechery sur la base d’un visuel original de xkcd
Ce modèle s’est accompagné d’une rupture dans la manière de diffuser des contenus. Avant l’imprimerie, les moines copistes contrôlaient à la fois l’offre et la demande de livres au nom de l’Église catholique. Ils décidaient de ce qui était édité et qui pouvait le lire. L’imprimerie va libérer l’offre en autonomisant les éditeurs, mais sans les affranchir de l’impératif des coûts de distribution. La contrainte principale reste la rareté : rareté d’espaces dans la page, rareté du nombre de pages, du nombre d’exemplaires, des moyens de diffusion,... Plus tard la presse continuera à contrôler tout la chaîne de valeurs : imprimerie, rédaction, sources, diffusion, kiosques, photocopies, retrait des exemplaires non vendus,...jusqu’à l’arrivée d’internet.
La Longue Traîne ou la fin des faiseurs de rois
Dans La Longue Traîne, Chris Anderson prédit qu’internet libérera les créateurs de cette tyrannie du linéaire. Les distributeurs traditionnels se concentraient sur la vente d’un nombre réduit de best sellers forcément limitée par l’espace disponible. Ils gagnaient leur vie en vendant beaucoup de peu. Beaucoup d’exemplaires d’un nombre réduit de journaux chez Relay ou de DVD à la FNAC par exemple.
Visuel extrait de l’une de nos formations
Des entreprises comme Amazon, eBay ou Spotify vont développer une stratégie radicalement opposée : vendre de petites quantités d’un très grand nombre de produits, que les acheteurs pourront trouver grâce à des filtres et des recommandations. Au final ces entreprises écouleront un plus grand nombre de produits - et avec une meilleur marge - que celles qui ne vendent que “ce qui se vend bien” à coup de promotions. Et la plupart des produits vendus chez ces e-commerçants n’auraient d’ailleurs même pas été en vente dans les magasins traditionnels, faute de place. Ce changement de paradigme est caractéristique de l’innovation de rupture. Les nouveaux acteurs n’ont pas cherché à “numériser des boutiques ou des albums” : ils ont fait disparaître les notions même de boutique et d’album. Anderson souligne le projet sociétal derrière ce changement de paradigme : la longue traîne c’est la fin des hits, la victoire de la multitude contre les faiseurs de rois qui décidaient pour les autres ce qui méritait d’être écouté, lu ou vu. Les grands vainqueurs de ce bouleversement général sont les agrégateurs : les “grands magasins” en ligne que sont Google, Amazon, YouTube, Spotify, Instagram et consorts. Sans eux, l’abondance devient rareté par manque de moyens de recherche. Dans la nouvelle économie l’agrégateur est la pierre angulaire. De filtre, il devient prescripteur. Les audiences qu’il atteint lui permettent de monétiser à la fois l’offre (payer pour être vu en premier) et la demande (subir une publicité avant d’accéder à son contenu). Cette monétisation s’est progressivement raffinée avec la commercialisation d’outils pour les vendeurs (“comment être mieux classé sur Google”) et celle de services additionnels pour les acheteurs (promotions, livraison rapide, accès à des offres de contenus,...). Comme lors de la ruée vers l’or, ce sont les marchands de pioche qui ramassent la majeure partie de la création de valeur à la fin.
L’intelligence artificielle générative va-t-elle remettre en cause cet ordre établi ?
L’interface des solutions “à la ChatGPT” a elle aussi quelque chose de magique. On pose une question et la réponse fuse quelques secondes plus tard. Le langage naturel donne l’illusion de converser avec une vraie personne. Faut-il la tutoyer ou la vouvoyer ? Les réponses s’améliorent au fur et à mesure des échanges. Les outils de génération d’images permettent de créer des vidéos en temps réel, en ajoutant tel ou tel élément par une simple phrase tapée sur son clavier. Une expérience très différente des moteurs de recherche, des banques d’images ou des outils de création de contenus. Va-t-on pour autant cesser de faire des recherches en ligne, scroller indéfiniment sur nos fils de médias sociaux et utiliser nos outils habituels pour travailler ? Difficile de faire des prédictions en 2024. Mais comme pour la publicité en 2003, une telle éventualité pourrait à son tour “détruire la magie” du modèle de Google/Meta et d’une grande partie du web marchand. Placer une ou plusieurs publicités dans un fil conversationnel est infiniment plus complexe que dans une liste de liens. La baisse d’usage du moteur de recherche entraînerait à son tour le grippage de la machine à produire de la donnée, ce qui aurait un impact sur l’ensemble de l’écosystème. Va-t-on assister à un remake de la burning platform de Nokia ? La menace est prise au sérieux par Google, tiraillé entre le risque de ne pas y aller et celui de scier la branche sur laquelle repose ses activités. Le succès relatif d’une solution comme Perplexity.ai (10 millions d’utilisateurs déclarés), qui mixe interface conversationnelle et affichage de contenus trouvés sur le web, est à observer de près.
10 liens sinon rien
Un élément cependant peut plaider pour le maintien du statu quo. Nous avons vu la difficulté que rencontrent les modèles génératifs à “objectiver” une réponse, entre les propos racistes du chatbot de Microsoft “éduqué” sur Twitter et les soldat(e)s asiatiques de Gemini sensé(e)s représenter l’armée allemande en 1943. La variété que peuvent offrir les 10 liens bleus est un plus grand gage de diversité des opinions et des points de vue. Même sans tenir compte du critère d’objectivité, la pertinence et la complétude des chatbots aujourd’hui sont également limités par la faible personnalisation des résultats. ChatGPT est un “jardin fermé” différent de celui de Google, lui-même différent de Meta et de vos échanges et agendas Microsoft. Google sait ce que je regarde sur YouTube, mais pas sur l’appli TikTok ou mon agenda Microsoft. Pour pouvoir réellement personnaliser des réponses à une question comme “quel est le meilleur hôtel près du Puy du Fou pendant mes vacances ?”, il faudrait que l’agent conversationnel puisse accéder aux données à l’intérieur de tous ces jardins fermés. Or ce ne sera sans aucun doute jamais le cas, a fortiori avec les réglementations de plus en plus contraignantes en Europe. Planifier mes vacances nécessitera encore longtemps d’ouvrir plusieurs onglets et de cliquer sur des listes de liens. Comme souvent la friction est le meilleur alliée des sortants.
Quel avenir à court terme pour internet avec la montée en puissance de ces IA génératives ?
Le premier mouvement est contraire à la rupture imaginée précédemment : plutôt que de faire disparaître la publicité, l’IA va augmenter de manière exponentielle le nombre de contenus à vocation publicitaire. D’innombrables officines proposent déjà d’optimiser la visibilité de vos contenus sur le web, c’est à dire apparaître dans les 10 liens bleus d’un moteur de recherche (elles utilisent d’ailleurs souvent des stagiaires pour cela). Les IA génératives leur permettront non seulement de créer semi-automatiquement des contenus mais également de créer des contenus qui feront progresser votre “référencement”. Comment ? En les nourrissant avec des contenus bien référencés ! Vous avez aimé les contenus “optimisés pour le SEO” ? Vous allez adorer l’optimisation par l’IA. La qualité des textes, visuels et contenus audio générés par les IA est telle qu’il est d’après les chercheurs presque impossible de les distinguer de contenus produits par des humains. S’en suit dès lors une course aux armements qui oppose d’un côté les producteurs de contenus qui cherchent à tromper ou au moins à saturer les algorithmes des agrégateurs, et de l’autre les agrégateurs qui utilisent l’IA pour repérer les contenus générés par l’IA. Avec là aussi un risque existentiel pour Google et consorts de voir baisser la qualité des résultats obtenus par leurs moteurs de recherche. Pour un avant goût de ce cauchemar, il suffit d’aller sur LinkedIn…Et ne parlons pas des emails ! On estime le nombre de spams actuel à 120 milliards par jour (!). Combien dans 1 an ? Dans 5 ans ? Pourra-t-on encore utiliser l’e-mail comme avant si nous sommes inondés de spams ou si nos propres e-mails sont considérés comme des spams ?
Le second serait au contraire un mouvement vers plus d’authenticité et de qualité. Le géant des outils graphiques Adobe travaille déjà sur un outil de labélisation des vrais contenus originaux. Limiter la concurrence entre robots et humains est pour l’entreprise américaine une question existentielle, même si elle met déjà à disposition de ses utilisateurs des fonctionnalités utilisant l’IA générative. Cette question est également fondamentale pour l’ensemble du secteur de la création. Non seulement l’IA représente une concurrence déloyale, mais elle se nourrit des vraies créations (jusqu’au moment où il n’y en aura plus…). Deepmind, la filiale de Google à l’origine de plusieurs découvertes fondamentales pour l’IA, a créé un outil appelé SAFE (Search-Augmented Factuality Evaluator) qui vérifie automatiquement les résultats proposés par les large language models. Des solutions comparables vont chercher à découvrir les “origines” des contenus proposés par les générateurs, avec sans doute d’épineuses questions juridiques derrière. Si chaque outil qu’utilisent les créateurs au quotidien est dopé à l’IA, comment distinguer la part de créativité et d’authenticité dans leurs productions ? Tout cela est vertigineux.
Les IA génératives ne vont certainement pas casser internet à court terme, mais elles vont sans doute conduire à une remise en cause de ses évolutions récentes. D’un côté en cherchant encore plus qu’avant notre engagement en ligne pour “éduquer” les IA génératives. De l’autre en simplifiant nos parcours en suggérant, corrigeant, complétant nos propres actions grâce à l’IA. La bataille de la fin des années 2020 se déroulera sur cette ligne de crète : chercher l’interaction pour réduire l’interaction.
Et après ?
“Les meilleurs cerveaux de ma génération ne pensent qu’à trouver la dernière manière de vous faire cliquer sur une publicité. Ça craint”. Dès 2011 Jeff Hammerbacher, ancien Data God chez Facebook, résumait bien l’un des grands paradoxes de l’économie numérique : l’immense majorité des start-up ne cherche qu’à capter une partie de la valeur existante et non résoudre les grands problèmes du monde. Dans ce contexte, le destin de Google, Meta ou Twitter embarqués dans une “course aux armements” avec des outils IA qu’ils ont eux-même créés ressemble au mythe de l’Ouroboros : le serpent qui se mord la queue. À force de chercher à optimiser la performance de leurs publications, ils ont créé des solutions qui permettent de se passer des humains pour tromper des solutions qui se passent des humains pour définir ce que les humains doivent voir. On peut entrer en panique en se demandant où tout cela va s’arrêter. On peut également pousser un gros soupir et attendre le prochain cycle d’innovation/destruction : l’Ouroboros est aussi un symbole de l’éternel retour.
Ouroboros. Source : Wikipedia
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Les statistiques hallucinantes sur les spams dans le monde - What’s On the Other Side of Your Inbox – 20 SPAM Statistics for 2024
Une étude de chercheurs allemands met en évidence la baisse de la qualité des résultats des moteur de recherche - Les IA génératives sont-elles en train de tuer internet ? Usbek & Rica
L’excellente lettre quotidienne de Ben Thompson (sur abonnement) - Stratechery
Perplexity, la startup du moment qui mélange recherche et chatbot - Perplexity.ai Focuses On Ads, Attracts Funds From Digital Elite. Search Will Never Be The Same - Forbes
On en parlait la semaine dernière : les apps veulent tout savoir de vous pour éduquer leurs IA. Exemples avec les apps de rencontre - Data-Hungry Dating Apps Are Worse Than Ever for Your Privacy - Fondation Mozilla
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
C’est la zizanie chez les acteurs du covoiturage.
Un journaliste indépendant révèle dans un livre la “Face cachée du covoiturage”. Reporterre interroge l’auteur « Blablacar n’a pas grand-chose d’écolo »
Le Monde enfonce le clou en “révélant” le financement important - et longtemps exclusif - de Blablacar par les Certificats d’Économie d’Énergie - Derrière le succès de Blablacar, un contrat secret et des économies d’énergie surévaluées
L’information était pourtant connue depuis longtemps, cf. par exemple cet article de 2015 - Economies d’énergie : le carburant en première ligne
Une étude Fabrique des Mobilités - Forum des Vies Mobiles remet elle en cause l’efficacité du covoiturage sur la réduction des émissions de CO2 - Y a-t-il un passager dans l’auto ?
Les concurrents en profitent pour rappeler que eux, sont plus vertueux - Les CEE, contre-productifs pour le covoiturage ? - Mobicoop
Je suis toujours fasciné par la capacité des acteurs des nouvelles mobilités à se tirer des balles dans le pied, comme cela a déjà eu lieu avec les VTC et les trottinettes électriques. Le sentiment d’injustice est compréhensible mais jouer sur cette corde me semble contre-productif. Personne ne découvre en 2024 qu’il existe une ingénierie des financements publics, y compris dans les startups. Espérons que cette campagne de dénigrement ne conduise pas à une remise en cause des (faibles) subventions publiques accordées au secteur.
💬 La phrase
“Le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille (...) Inventer le train, c'est inventer le déraillement, inventer l'avion c'est inventer le crash (...) il n'y a aucun pessimisme là-dedans, aucune désespérance, c'est un phénomène rationnel (...), masqué par la propagande du progrès”. Penser la vitesse, Paul Virilio (2008) - Lien
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Cet article est une pépite d'informations. Je vais avoir brion de la relire plusieurs fois pour intégrer l'ensemble des hypothèses et des idées. Merci !!!
C'est sûr que tu nous proposes une petite cure de concentration là à la lecture de cet opus, mais c'est ça qui fait le sel de l'intelligence, humaine ;)