🚙 La voiture entre les murs
Alors que nos modes de vie et de consommation se politisent de plus en plus, l’automobile se trouve face à 3 écueils majeurs : financier, social et sociétal. Décryptage #190
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société. En savoir plus sur cette lettre : À propos
Vous êtes désormais 4 300 abonnés. Bienvenue aux nouvelles et aux nouveaux !
Pas encore abonné•e ?
Vous pouvez également partager cette lettre avec des gens qui pourraient l’apprécier. Pour une newsletter, le réseau social, c’est vous !
💌 Vous et moi
Après le stationnement et les travailleurs mobiles, nous allons tenter cette semaine d’apporter un nouveau regard sur un élément central de notre quotidien : l’automobile.
La voiture est souvent abordée - y compris ici - en creux : comment mieux l’utiliser, mieux la partager et diminuer son impact ? Un certain nombre d’éléments nous poussent à remettre en cause cette approche.
Loin de nous l’idée pour autant de faire de la voiture un sujet manichéen. À la beauté clinique des raisonnements scientifiques s’oppose la complexité de nos organisations spatiales, politiques et sociales.
Dans cette “France sous nos yeux”, qui mieux que Nicolas Mathieu pourrait décrire le lien très étroit entre la vie quotidienne de millions de Français et la mobilité (carbonée).
« À force de parcourir le coin à pied, à vélo, en scoot, en bus, en bagnole, elle connaissait la ville par coeur. Tous les mômes étaient comme elle. Ici, la vie était une affaire de trajets. On allait au bahut, chez ses potes, en ville, à la plage, fumer un pet’ derrière la piscine, retrouver quelqu’un dans le petit parc. On rentrait, on repartait, pareil pour les adultes, le boulot, les courses, la nounou, la révision chez Midas, le ciné. Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. À force, on en venait à penser comme une carte routière. Les souvenirs étaient forcément géographiques. »
(Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, 2018).
Rappelons également qu’il y a peu à attendre de l’innovation technologique. Comme le dit très bien notre complice Sylvain Grisot, la ville de 2050 est déjà là, il va falloir faire avec. D’ailleurs elle ressemble à ça : 38 millions de véhicules qui se renouvellent à raison de seulement 1 million par an, 55% de logements individuels et 57% des ménages qui vivent dans une agglomération de moins de 100 000 habitants.
Mais on ne peut pas se contenter non plus de maintenir le statu quo vu le poids du sujet dans l’équation future. Alors, que faire ?
N’attendez pas dans la suite de cet article de solutions miracles, mais une tentative de poser le débat en essayant de considérer le champ de bataille tel qu’il est.
Quand je regarde objectivement le futur de l’automobile, je vois au moins 3 écueils à court terme :
le mur de l’argent : la mobilité a longtemps été une liberté, elle va devenir un luxe car cela va coûter de plus en plus cher de se déplacer
le mur de la liberté : la mobilité va devenir une option pour certains tandis que d’autres au contraire se la verront imposer; deux camps vont s’opposer
le mur de la honte : la voiture va devenir un sujet politique, voire “moral”, bien au-delà de son utilité fonctionnelle et sociale.
Pour réussir sa mutation, l’automobile va devoir franchir, ou détruire, ces trois murs.
En route.
Une oeuvre de l’artiste suisse Roman Signer au MONA Museum de Tasmanie. Photo Gareth Harrison sur Unsplash.
🎯 Cette semaine
La vision de ces 3 murs (argent, liberté et honte, j’espère que vous suivez) nous est apparue en tentant de répondre à ces 3 questions.
La hausse récente des prix de l’énergie va-t-elle durer ?
La hausse récente du prix de l’énergie et des matières premières ne vous a pas échappé, même si vous ne faites pas le plein chaque semaine.
La hausse actuelle est conjoncturelle, mais sur un temps plus long le prix des énergies fossiles va continuer à monter de manière durable, voire irréversibles. Nous vivons dans une planète finie : les experts considèrent que la raréfaction des gisements pétroliers et gaziers va augmenter mécaniquement le coût de ces matières. Il y aura encore du pétrole en 2030, mais il coûtera plus cher à extraire. Avec des répercussions en cascade sur le coût d’autres énergies, du métal, du ciment, des fertilisants, des produits agricoles…
Alors que l’attention est focalisée sur la hausse du CO2, sur les scénarios 2050,...la raréfaction des matières premières et en premier lieu gaz et pétrole adviendra bien avant, d’ici 2030. Ce qui se passe depuis le 24 février n’est donc qu’une répétition.
Le coût de possession d’un véhicule va augmenter également par le jeu de la hausse des coûts de réparation, en raison de la hausse des pièces et de la main d’oeuvre. Certaines voitures d’occasion coûtent déjà plus cher que des neuves.
Cette dernière hausse est accentuée par l’évolution technologique des véhicules, avec de plus en plus d’électronique et d’informatique embarquées, a fortiori pour les véhicules électriques. Toute une tradition séculaire d’auto-réparation et auto-entretien va disparaître, accentuant la tension.
Cette tension va conduire soit à des changements de comportement pour celles et ceux qui le peuvent, soit à l’exclusion d’un nombre croissant de personnes de la mobilité, et donc de la société.
Nous allons donc vers un clivage entre d’une part l’impératif de réduire nos émissions et notre consommation, et d’autre part la structure des coûts de la mobilité actuelle qui ne peut qu’exclure au lieu de transformer. Fin du monde ou fin du mois, à votre avis qui va gagner ?
Quels sont les impacts des évolutions récentes du rapport au travail et au logement ?
Le télétravail s’est généralisé dans toute une catégorie de la population. Selon une enquête de la DARES (Direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques) de janvier 2022, 23 % des actifs français ont télétravaillé régulièrement au cours du mois de décembre 2021, à savoir au moins un jour par semaine
Dans une vision un peu simplifiée, on devrait se réjouir de voir les gens ne plus se déplacer un, deux, voire plus de jours par semaine. Moins de déplacement, c’est moins de stress et de coûts, moins de pollution et d’accidents. La réalité est plus complexe car ce mouvement s’est accompagné d’une baisse de la fréquentation des transports collectifs (-20 à - 30% dans les grandes villes !) et une redistribution des comportements en faveur de la voiture. Quand vous vous déplacez moins souvent, il est plus tentant de prendre sa voiture, surtout si l’on a l’impression que les bouchons ne sont plus au même moment. Sans compter les déplacements nouveaux que vous effectuez quand vous êtes “à la maison” et qui étaient avant “chaînés” avec vos déplacements domicile-travail.
Autre phénomène lié à cette démobilité, la hausse des activités “à la maison”, via le web ou avec des coachs à domicile. Le e-commerce et la livraison de repas ont également explosé, créant de nouveaux flux de mobilité. Si tu ne vas pas au restaurant et au club de sport, le restaurant et le club de sport viennent à toi.
En revanche on ne constate pas pour le moment, malgré de nombreux articles sur le sujet, d’exode vers la campagne ou les villes moyennes. Les travaux les plus récents montrent un mouvement des centres vers la banlieue, éventuellement plus éloignée en Ile-de-France, mais pas d’exode au profit des villes moyennes ou la campagne. Là aussi cela peut générer un usage plus important de la voiture au détriment des transports, de la marche et du vélo.
Un autre phénomène plus profond redessine à bas bruit notre rapport à la mobilité. Il échappe à beaucoup d’analystes car il ne recoupe pas clairement les contours de territoires ou de CSP comme le clivage ancien “ville/campagne”.
Ce nouveau clivage sépare deux grandes catégories de populations, que le journaliste anglais David Goodhart a nommé anywheres et somewheres, en français gens de partout et gens de quelque part. Les premiers, les gens de partout, sont les plus diplômés, ils occupent des fonctions de cadres, professions intellectuelles supérieures. On les appelle les gens de partout parce qu’ils sont particulièrement adaptés à la société moderne, au libre-échange qu’ils plébiscitent et à la mondialisation dont ils tirent souvent profit directement dans les postes qu’ils occupent. Ils vivent dans de grandes métropoles même s’ils n’y sont pas nés, et ont un attachement plus important pour les grandes causes - environnement, égalité sociale, liberté - que pour les territoires. Ils ont souvent vécu à l’étranger au moins un an et peuvent changer de métropoles à l’envi. Nous ne parlons pas de l’élite des 1% mais d’une catégorie qui représente 20% environ des Français.
Les gens de quelque part, les somewheres, sont eux moins diplômés et surtout ils vivent dans la commune ou le département où vivaient leurs parents. Ils voient donc physiquement et concrètement les changements, se souviennent du passé. Ils appréhendent les grandes ruptures comme globalement négatives, même si leur mode de vie n’est pas si éloigné de celui des anywheres.
D’un point de vue de la mobilité, ces deux camps - du nom de l’essai de Goodhart - ont une vision radicalement différente. Les anywheres voient celle-ci d’une manière très rationnelle, se vantant d’utiliser des modes peu polluants et innovants dont ils font la promotion presque religieusement. Ils ont cependant durant leurs congés ou lorsqu’ils déménagent hors des villes un usage de la voiture assez proche de celui des somewheres.
Les somewheres, gens de quelque part, sont en revanche très attachés à la voiture, qui est à la fois indispensable et omniprésente. Hors des centres denses, chaque activité ou presque nécessite du carburant pour “bouger” comme le décrivait plus haut Nicolas Mathieu
Enfin, ne perdons pas de vue que 10 millions de personnes, soit 40% des actifs, seraient des “travailleurs mobiles” (lire aussi ici). Invisibles dans les politiques publiques ils sont livreurs, employés de maison, agent de nettoyage, de sécurité, caristes, télé mainteneurs, commerciaux,...Ils font en réalité aussi du télétravail car ils passent très peu au bureau ou n’en ont pas. Mais c’est un télétravail subi car ils ne télétravaillent pas de chez eux, mais passent leur journée “sur site”, chez les clients et dans leur voiture.
Ces travailleurs mobiles cumulent les inconvénients des deux systèmes, avec les déplacements et la perte de lien social.
La baisse relative de la mobilité cache donc un bouleversement profond entre ceux qui ont le choix et ceux qui ne l’ont pas, accentuant la dimension politique d’un débat qui transcende largement les enjeux d’urbanisme et de mobilité.
Quel sera l’avenir de la voiture individuelle ?
La voiture représentait l’accès à la liberté et le triomphe de la société de consommation. L’automobile, comme l’alimentation, la maison individuelle, l’avion, tous ces marqueurs des modes de vie hérités de l’imaginaire des « trente glorieuses » sont désormais questionnés à l’ère du dérèglement climatique (je cite de mémoire Jean-Laurent Cassely, qu’il me pardonne).
Dans la France contemporaine, nos choix de consommation ne vont plus de soi. Ils sont attaqués par des mouvements progressistes hétéroclites qui vont des activistes “classiques” aux patrons de grandes entreprises. Ce que vous achetez, où vous l’achetez, qui vous le livre, comment vous l’utilisez,...tout devient politique.
La voiture est donc sans surprise le point de fracture entre les gens de partout et le peuple de quelque part, mais aussi entre générations quand on voit l’âge moyen d’achat d’une voiture neuve (57 ans).
Nous avons choisi d’intituler dans nos conférences cette dernière tendance “la voiture cigarette”, en se demandant si les publicités actuelles pour les automobiles n’étaient pas les publicités du cowboy Marlboro des années 80 ? Dans 10 ans la voiture ne connaîtra-t-elle pas le même destin que la cigarette ? Un mal nécessaire, repoussé sur le balcon de nos vies ?
La voiture devient le symbole de l’opposition entre genres, entre générations et visions de l’avenir. Elle cristallise les tensions de notre société. Entre “fin du monde” et “fin du mois”, elle attend, ne sachant ni complètement convaincre ni complètement repousser.
🚗 🚙 🚗 🚙 🚗 🚙 🚗 🚙 🚗 🚙 🚗 🚙
Les gilets jaunes n’ont été que les prémisces de cette rupture entre ceux qui choisissent et ceux qui subissent. Pensez par exemple aux effets des ZFE, les zones à faible émissions, qui semblent à la fois indispensables pour agir sur le dérèglement climatique et ingérables socialement parlant. Vous avez aimé les portiques écotaxes, vous adorerez les ZFE.
La voiture deviendra d’un côté un truc de passionnés, comme le vinyl ou les cigares, et de l’autre un bien de première nécessité, sans doute subventionné et contingenté. Privilège et débrouille seront les deux pôles de l’engin.
Entre les deux, un no man’s land où l’espace sera de plus en plus restreint.
À suivre…
C’est encore mieux en live ! Nous donnons régulièrement des conférences sur les sujets des modes de vie, les tendances et changements de modèles.
Et bien sûr visitez notre site 15marches.
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Apple annonce la fin de l’iPod. The music lives on
L’occasion de revenir en vidéo sur une période clé qui a vu les “appareils nomades” envahir nos vies.
Le tout premier spot publicitaire montrait à quel point c’était compliqué à l’époque de mettre de la musique dans sa poche :
Et oui, c’est comme ça qu’on dansait à l’époque (la musique c’était les Propellerheads).
Quelques années plus tard, on ne parlait plus d’interfaces, de câbles et de téléchargement.
La direction artistique de Susan Alinsangan montre à merveille ce que l’iPod a changé dans nos vies : l’individu devient silhouette en mouvement, la ville devient un à-plat de couleurs pops, le produit est simplifié au point de n’être plus que fils blancs. Nous ne serons désormais plus que des ombres habitées et, plus tard, connectées, par des contenus personnalisés. Bienvenue au XXIème siècle.
(Si vous voulez voir ou revoir toute la série de pubs c’est ici : Every iPod ads ever )
Et puisqu’on parle des GAFAs et de mondes virtuels, revenons en 2022 avec la nouvelle version de Google Maps qui propose une expérience immersive de ses cartes. Ils ne seraient pas en train de préparer le metaverse ? Immersive view coming soon to Maps — plus more updates
Si vous aimez la géographie et le graphisme, cette carte montre les départements français en fonction de la couleur…de leur logo. Alderou sur Twitter
Plus sérieusement, si vous avez besoin de données géographiques pour vos cartes et analyses, autant les chercher ici : Data.gouv - Données à composante géographique
Pour terminer sur un fait divers cartographique, l’histoire ancienne de cette famille dans le Kansas dont l’adresse postale correspondait au code fourni par défaut par une société de géocodage lorsqu’elle ne parvenait pas à localiser une adresse IP. Conséquence : d’innombrables visites de policiers, huissiers, enquêteurs, qui cherchaient à retrouver les auteurs de méfaits sur le web dont l’adresse était…celle saisie automatiquement par défaut. L’enfer numérique. Kansas family sues mapping company for years of 'digital hell'
C’est fini pour aujourd’hui !
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager et parlez-en autour de vous.
Et n’oubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.