L'art de la guerre numérique
Comment le champ de bataille s'est déplacé des applications vers les plateformes de distribution et de vente. Newsletter #115
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💌 Vous et moi
Cette semaine plusieurs actualités nous rappellent la dure loi imposée à ceux qui, par manque de moyens, de compréhension ou de choix, sont devenus dépendants des grandes plateformes numériques. La situation économique et sanitaire a paradoxalement renforcé encore le pouvoir de celles-ci. Des acteurs jusqu’alors épargnés se sont jetés dans les bras de solutions de conférences, de commerce, de médecine,…. La crise économique a elle resserré l’emprise des plateformes sur les hôtels, les médias, la culture,...
Travaillant sur ces sujets depuis des années, je ne vois dans cette situation que l’accélération d’un processus entamé il y a une dizaine d’années. Cependant, je suis toujours surpris par l’insuffisante analyse des logiques de construction et fonctionnement de ces plateformes. C’est pourquoi je me suis permis, en toute humilité, de vous joindre certaines ressources de fond que vous trouverez à la suite de l’actualité. N’hésitez pas à me faire part de vos remarques par retour de mails.
🎯 Cette semaine
Les années 2010 ont ouvert l’économie numérique grâce aux grandes plateformes applicatives et aux ressources du type AWS. Mais la fin de la décennie a vu ces plateformes se “refermer” sur leurs utilisateurs. On parle alors de jardin fermé ou walled garden : lorsqu’un écosystème ouvert au départ devient (presque) entièrement contrôlé par un opérateur qui en maîtrise la chaîne de valeurs.
La construction de ces jardins suit généralement le processus suivant : créer une solution qui résout les problèmes de l’utilisateur final, enrichir son offre grâce à des alliances, devenir un intermédiaire incontournable pour les différentes parties prenantes, couper les liens entre producteur et l’utilisateur final, pour finir par transformer le producteur en sous-traitant et l’utilisateur en cobaye.
Premier exemple cette semaine : les hôteliers dont la dépendance à des plateformes de réservation devient encore plus intenable avec le confinement mondial. Non seulement ces plateformes deviennent le point d’entrée incontournable sur le marché, mais elles élargissent leur inventaire aux hébergements de particuliers, ce qui concurrence les hôtels. Mais peuvent-ils seulement faire "sans" Booking et Exepedia ? Dans un business où la visibilité sur internet est vitale, le coût d'acquisition client est de plus en plus élevé. Partir en solo condamne à une clientèle locale. Les actions de promotion des collectivités apparaissent bien trop limitées. Lorsque le processus décrit plus haut est achevé, toute résistance est vaine. Lire : Face à Booking, des hôteliers français tentent le boycott
Alors que l’économie bascule sur le mobile, la dépendance aux plateformes “remonte” au niveau des logiciels eux-mêmes. En pleine conférence annuelle, Apple est à son tour sous le feu des accusations d’abus de position dominante. En cause, sa plateforme applicative, l’AppStore. 80% des ados américains ont un iPhone, et les utilisateurs d’iOS sont ceux qui consomment le plus via mobile. 23 millions de développeurs dans le monde utilisent la plateforme pour distribuer leurs solutions.
Mais David Heinemeier Hansson, entrepreneur et auteur à succès, ne décolère pas. Il refuse que sa nouvelle application d’emails Hey (à découvrir ici) intègre comme Apple l’exige une offre payante. Hey n’est pas la première à chercher à contourner la commission de 30% que prend Apple sur chaque vente via l’Appstore. Les ventes se font sur le site web, et l’abonné peut ensuite charger l’application en utilisant son compte utilisateur. Oui mais voilà, Apple semble vouloir mettre fin à ces pratiques, enjoignant aux développeurs de faire figurer a minima l’option paiement sur le Store. Sous peine d’être purement et simplement…éjectés. @dhh sur Twitter
En s’opposant au co-fondateur de Basecamp, Apple prend le risque de se mettre à dos les développeurs, moteurs de l’économie numérique. Pourront-ils seulement résister ? Apple doubles down on controversial decision to reject email app Hey
Cette pratique s’ajoute à une longue liste de griefs envers l’Appstore qui ont attiré l’attention des régulateurs. Antitrust : L'App Store et Apple Pay dans le collimateur de la justice européenne
Dernier cas : les transports. Pas de plateforme hégémonique dans cette activité : plutôt quelques mouvements de troupes sur des champs de bataille encore très localisés.
Uber accepte pour la première fois de ne plus être “over-the-top”, c’est à dire d’ être distribué par d’autres sans maîtriser la relation finale avec l’utilisateur. Depuis sa création en 2011 Uber a tout fait pour faciliter l’intégration de son application dans des applis tierces, mais il s’agissait toujours de redirections. En clair, les solutions tierces étaient des canaux d’acquisitions : l’appli United par exemple intégrait un “bouton” permettant de se connecter directement à l’appli Uber. Mais il fallait toujours créer un compte Uber pour réserver. Changement de stratégie avec l’appli Assistant SNCF, qui permettra de réserver un Uber directement avec son profil SNCF. La SNCF embarque Uber dans son application multimodale
SNCF est-elle pour autant en train de créer un “écosystème” comme le répètent à l’envie tous ses communicants ? Pas vraiment. L’Assistant SNCF n’est que le nouveau nom de l’appli SNCF, elle-même bâtie sur les épaules des solutions développées par la maison depuis 2000. Ces applications se sont construites grâce à un monopole d’information et de vente dont l’établissement a usé et abusé pour monétiser son “audience” captive. Il a fallu attendre 2014 pour que d’autres acteurs puissent distribuer et vendre les titres SNCF sur un pied d’égalité. Lire : Autorité de la concurrence et Cour de Cassation
Au-delà de la base installée acquise dans ces conditions particulières, l’entreprise ferroviaire n’a pas les mêmes coûts d’acquisition client que ses concurrents. Tous les canaux d’information et de vente “physiques” en gare ramènent vers l’Assistant les clients désorientés : en cas de perturbations, qui ne s’est jamais perdu dans les renvois infinis entre le site et l’application censée fournir les précieuses informations ?
L’Assistant SNCF n’est pas non plus une plateforme applicative : il n’est pas possible de créer une application en suivant des règles pré-établies comme c’est le cas pour les Appstores de Google et Apple. L’ intégration d’applications tierces fait l’objet de “partenariats” qui sont négociés de gré à gré. Dans l’autre sens en revanche, il est possible aisément d’intégrer les horaires SNCF (mais pas la vente) dans des applications tierces. API SNCF. L’Assistant est une application centrée sur le TGV qui intègre des solutions de mobilité complémentaires en aval.
Enfin, l’Assistant est pour le moment essentiellement franco-français. Cocorico !
Soldats romains obligés de passer sous le joug de leurs ennemis et s’incliner devant leurs emblèmes au lieu-dit “Fourches Caudines” (Italie). Tite-Live.
Nous ne sommes donc pas dans la situation d’un “écosystème numérique” mais bien dans l’intégration verticale en gré à gré d’applications tierces par un opérateur bénéficiant d’un monopole sur son coeur de métier. C’est une spécificité propre à la France qui explique sans doute qu’Uber ait accepté pour la première fois de passer sous les fourches caudines d’une intégration poussée. Compte tenu de la situation dramatique de la plateforme de VTC, c’est sans doute un moindre mal pour elle.
🧐 Et aussi
Envie d’aller plus loin sur ces sujets ? Voici une sélection d’articles.
Les clés du succès de l’Appstore. S’il te plaît dessine-moi une plateforme numérique.
La stratégie de plateformisation de ses activités avec l’exemple d’Amazon. Amazon, l’empire invisible.
Le cas particulier des applications de mobilité. Le MaaS en questions
Ce qui arrive quand vous possédez une plateforme délaissée par les développeurs. Lire notre article : Votre plateforme brûle-t-elle ? sur l’histoire édifiante de Nokia.
Un bon cas pratique actuel : ce que pourrait être la “verticalisation” de la vidéo-conférence. The verticalization of Zoom
😍 On a aimé
Article très intéressant sur les applications dont l’intelligence artificielle est le produit et non une fonctionnalité : TikTok, Soul et LingoChamp. When AI is the Product: The Rise of AI-Based Consumer Apps
Je ne crois pas vous avoir déjà parlé de “Fouloscopie”, un excellent livre que j’ai dévoré cet hiver. L’auteur, un chercheur français, y partage ses découvertes en matière de comportement des foules (et son amour de la recherche). C’est passionnant et très instructif, notamment si vous travaillez sur l’intelligence collective. L’auteur détaille ses découvertes ici Mehdi Moussaid : “une foule peut devenir une “créature” aux capacités cognitives exceptionnelles”
Et pour finir, une ressource spéciale “dingos du métro” (je sais qu’il y en a) : 200 cartes de métro World Metro Systems
C’est terminé pour cette semaine !
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Stéphane