Le trottoir, cet objet urbain non identifié
Courtisé de toutes parts, le trottoir est le symbole des difficultés d'une ville à moitié numérisée. Décryptage #151
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💌 Vous et moi
Nous l’empruntons tous les jours sans y prêter attention. Longtemps théâtre de conflits entre utilisateurs mobiles et immobiles, il est aujourd’hui au coeur de nouvelles tensions entre plateformes numériques, riverains et collectivités. Le trottoir, car c’est bien de lui dont on parle, reste un objet urbain non identifié. Symbole de la ville dense, il en incarne tout à la fois l’attrait et le rejet. Alors qu’il accueille de plus en plus de nouveaux usages favorisés par la connectivité et le mobile, le trottoir montre aussi les limites de la “matérialisation” des services numériques. Le numérique n’est pas encore la solution, mais c’est déjà le problème. La ville n’est pas le web : elle a ses règles, ses pratiques et ses limites.
À bien y réfléchir, le trottoir est au croisement d’une grande partie des sujets de cette newsletter : mobilité, numérique, régulation et modes de vie. Ça valait bien qu’on lui consacre une édition.
Vous trouverez aussi plus bas de bons conseils pour mieux travailler à distance, un panorama des réseaux sociaux et des nouvelles du bébé le plus cartographié du monde.
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué.
Ce week-end j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt un podcast d’Isabelle Baraud-Serfaty, fondatrice d’Ibicity (liens plus bas). Le sujet paraissait pourtant aride aux non initiés : en quoi le trottoir, espace mal connu et mal géré, symbolise l’avenir des villes.
La consultante y rappelle l’importance du trottoir tant dans l’histoire de la ville que dans ses évolutions plus récentes. Cet espace en trois dimensions délimite verticalement la ville souterraine - celle des réseaux qui nous alimentent et évacuent nos rejets - et horizontalement la place du piéton dans la série de lanières qui caractérisent la rue fonctionnelle de nos villes. Une nouvelle dimension - la dimension numérique - est encore imparfaitement délimitée alors qu’elle joue un rôle de plus en plus important. Nous y reviendrons.
Le trottoir traduit aussi l’absurdité du développement urbain récent, qui refuse de choisir entre l’attrait des centres anciens et la place de la voiture. Cet espace conçu pour les piétons n’est plus qu’un entrelacs de kiosques, panneaux, bornes, potelets, édicules divers et variés. Tout ce que la chaussée, dédiée aux modes lourds et rapides, a rejeté. Chaque objet cache autant de fonctions, réseaux, gestionnaires, réglementations et administrations, rendant la gestion de ces espaces effroyablement complexe.
Pourtant, le trottoir est par essence le lieu des rencontres, de la proximité et de la lenteur, rappelait récemment Sonia Lavadinho dans une conférence. La chercheuse s’élève contre la “laniérisation” qui découpe l’espace public (trottoir et chaussée) en autant de bandes dédiées à l’écoulement de flux qui luttent pour aller le plus vite possible. Traverser sans s’arrêter. Se déplacer sans découvrir. Se croiser sans se rencontrer.
Face à ses enjeux, le design traditionnel des rues, du mobilier urbain et des règles d’usage montre ses limites. Signalisations verticale, horizontale, barrières, niveaux, couleurs, interdictions…ne font qu’ajouter de la complexité.
Le numérique, qui s’affranchit des contraintes spatiales et réglementaires, est-il la solution aux problèmes du trottoir moderne ? En théorie, oui. Une grande partie des conflits d’usage est liée à un manque d’information. Imaginez que pour trouver une page sur le web vous soyez obligé de parcourir des dizaines de pages, interrompant les autres utilisateurs, sans être sûr d’arriver à vos fins…C’est ce qui se passe pour la plupart des usagers de l’espace public, en particulier ceux encombrés d’un engin motorisé aussi pataud que non connecté. Une “indexation” numérique de l’espace public permettrait ainsi d’améliorer la navigation dans la ville, comme elle l’a permis sur le web. Pas convaincu·e ? Envoyez-moi votre GPS puisque vous ne vous en servez plus ;-)
Coord, une émanation de Sidewalk Labs, filiale de…Google, propose justement d’indexer le “curb” (espace plus large que notre trottoir qui inclut la bande de stationnement) comme sa maison mère a indexé le web. L’objectif ? Permettre de créer des services numériques performants pour la gestion dynamique du curb, y compris le stationnement des voitures, des livraisons et des services d’autopartage.
Numériser le curb consiste à intégrer avec les coordonnées géographiques des “couches” d’information sur la réglementation applicable : peut-on y stationner ? combien de temps ? à quel tarif ? La constitution de ces bases de données est longue et fastidieuse. Mais elle agit comme un véritable sésame pour le développement de services numériques. Une entreprise de livraison pourra affiner le guidage GPS de ses véhicules afin d’éviter les secteurs où le stationnement est rare et ainsi limiter amendes et congestion.
Visuel : CurbLR
Surtout, si ces données sont partagées par suffisamment de services et utilisés par suffisamment d’utilisateurs, il deviendra possible de connaître l’usage en temps réel de ces curbs en rapprochant les données dynamiques des smartphones de celles statiques des curbs. Comme pour le web où vous êtes identifiés, traqués et vos usages analysés.
Coord n’est pas la seule. Des initiatives non for profit comme CurbLR, portées par l’association Sharedstreet, oeuvrent dans le même but. Numériser l’espace public. D’abord avec des bénévoles. Puis en établissant des standards, dont l’usage s’imposera petit à petit jusqu’aux décideurs qui édictent les règles. Et quand ces décideurs - les villes, les commerces, les copropriétés - utiliseront les outils de CurbLR ou de Coord pour saisir et diffuser leurs règles, le cercle sera complet. L’espace public sera numérisé. Une “couche” numérique s’ajoutera à celles qui exposent la réglementation et celles des infrastructures : voiries, réseaux souterrains, sous-sol.
Si je vous ai emmené un peu plus loin que le podcast d’Isabelle, ce n’est pas pour vanter le solutionnisme technologique, mais simplement pour montrer l’étendue des progrès qui restent à faire pour améliorer la gestion de ces espaces complexes : ne plus “chercher à se garer” mais se rendre à une place réservée au préalable, ne plus “se garer en double file” pour livrer mais aller directement à l’endroit identifié et approprié, et au bon moment, pour cela. Ne plus “mettre des PV lors d’une tournée” mais sanctionner systématiquement et exhaustivement tous les comportements illicites. Jusqu’à l’intégration de ces règles dans l’assistance à la conduite des véhicules : ça existe déjà pour les trottinettes si décriées.
Avec ces outils, et seulement avec eux, les collectivités pourront alors réellement décider de comment et à qui affecter leur ressource la plus rare : le trottoir.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le podcast d’Ibicity : La nouvelle géographie économique du trottoir.
Une interview d’Isabelle Baraud-Serfaty sur le même sujet en version texte : Pour lire l’avenir des villes, regardez le trottoir
Une interview non moins passionnante de Sonia Lavadinho, chercheuse en géographie « La marche est le ciment de la ville »
Comprendre la mobilité comme une imbrication de plateformes physiques - dont le trottoir fait partie - et numériques, par votre serviteur. La mobilité est-elle soluble dans le numérique ?
L’origine du projet associatif d’open data pour les trottoirs. Towards a data standard for curb regulations
La documentation sur GitHub est ici.
Un exemple de numérisation de la “voie de rive” à Montréal. Carte Curb LR de Montréal
Le trottoir ne serait pas ce qu’il est sans le lavage de cerveau dont a bénéficié la voiture au détriment du piéton, ramené au statut de “plouc” qui ne sait pas rester à sa place dans l’espace public. Il faut tuer Jay Walker ! Dixit
Une tribune sur les risques potentiels pour l’espace public de l’hégémonie cartographique de Google. Espace public : Google a les moyens de tout gâcher — et pas qu’à Toronto - Vraiment Vraiment
Tout beau tout chaud, la dernière vidéo de Demain la Ville, qui traite justement de ce sujet ! Philippe Gargov nous parle du trottoir
Une chanson en passant sur les passants qui passent qu’on passe son temps à regarder Zaz à Montmartre
Nous venons de terminer une mission sur le sujet du curb management pour l’Agence de Mobilité Durable de Montréal et en commençons une pour un grand acteur du stationnement : contactez-nous si vous souhaitez en savoir plus.
🤩 On a aimé
Notre veille de la semaine, en vrac et commentée.
Ne manquez pas l’incontournable Panorama des Médias Sociaux de notre Panoramix du web, Fred Cavazza. Le seul consultant qui fait tenir 245 logos dans un seul visuel. Panorama des medias sociaux 2021
Depuis un an tout le monde s’en est rendu compte : le travail à distance ne s’improvise pas. Voici une excellente liste des trucs indispensables à mettre en place pour mieux travailler à distance. Chris Herd sur Twitter
Je vous ai mis la version intégrale avec sa traduction en français à lire ici (non non, ne me remerciez pas) : Quelques astuces de travail à distance de la part de 20 experts avec plus de 100 années d'expérience de travail à distance - Chris Herd
Si vous vous intéressez également à la partie “matérielle” du travail à distance, ne manquez pas cet article du Pape de la productivité, j’ai nommé Jonathan Lefevre, dont le blog regorge de conseils utiles et précis. Votre porte monnaie risque de prendre une claque, mais vous ne le regretterez pas. Bureau et espace de travail
Les jeunes parents artistes de la data-visualisation ont sorti un livre qui récapitule la première année de leur petite fille en infographie. Il y a de la poésie, de la créativité et même de la grâce. Le bébégraphe. Suivez leur compte LittleBigData sur Instagram ou Twitter.
Pour terminer, je vous partage une offre d’inscription gratuite à Movin’On, un évènement sur les nouvelles mobilités. Inscrivez-vous gratuitement pour les 4 jours de conférences et de networking en suivant ce lien (le prix public est de 200 $) : Je m’inscris gratuitement à Movin’On
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Stéphane
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