L’open data au service de la transparence alimentaire
Derrière le succès de Yuka ou du Nutri-Score se cache une base de données collaborative s'appuyant sur les contributions de dizaines de milliers de citoyens. J'ai interviewé son délégué général #252
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz de 15marches décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Comment mieux manger quand la composition des produits est pénible à décrypter et à comparer ? En indexant les données des produits alimentaires dans une base indépendante accessible à tous ! C’est le pari fou qu’ont lancé quelques passionnés de l’internet libre il y a 12 ans. Avec un succès qui va bien au-delà de nos frontières.
Open Food Facts est une base de données collaborative qui recense les ingrédients et valeurs nutritives des produits alimentaires. Elle les met ensuite à disposition gratuitement de tiers comme les applications mobiles ou laboratoires de recherche. On la compare souvent à Wikipedia même si elle s’approche plus d’OpenStreetMap dans son articulation avec les applications “verticales” de scan de produits alimentaires comme Yuka. Fondée en 2012, Open Food Facts est géré par une association qui emploie 10 personnes. Plus de 3 millions de produits différents dans plusieurs pays sont indexés à ce jour.
J’ai interviewé son délégué général Charles Nepote pour comprendre la réussite impressionnante de cette base : sa mise en place, ses relations avec les applications qui réutilisent les données, ses impacts positifs et contributions à des projets de recherche, ses projets de développement. Une très belle démonstration de la puissance du web collaboratif et des cercles vertueux qu’il permet.
À découvrir sans modération.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Open Food Facts, la base de données collaborative qui nous aide à mieux manger - entretien avec Charles Nepote son délégué général.
Comment fonctionne une base de données collaborative ?
Concrètement des contributeurs volontaires prennent en photo des étiquettes de produit en magasin et les transmettent à Open Food Facts via son application mobile dédiée ou des applications tierces. Au départ l’application comptait à peine quelques centaines d’utilisateurs passionnés mais aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de contributeurs actifs permettent la mise à jour des données sur les produits et l’intégration de nouveaux produits dans la base. Les données sont ensuite enrichies à l’aide de technologies de machine learning et indexées pour favoriser leur réutilisation.
Près de 190 applications grand public utilisent déjà les données d’Open Food Facts. Le principe est l’accès libre et gratuit aux données en contrepartie d’une remise à disposition des données collectées par leurs contributeurs (licence ODbL pour les spécialistes). Les débuts d’Open Food Facts ont été lents. Le succès de l’application Yuka à partir de 2017 a contribué à l’augmentation du nombre de contributeurs, ce qui a permis d’augmenter exponentiellement le nombre de produits présents dans la base. Yuka, 40 millions d’utilisateurs dans le monde aujourd’hui, s’appuie désormais sur un autre fournisseur non collaboratif, Salsify (anciennement Alkemics). Yuka continue cependant d’alimenter Open Food Facts.
Source : blog d’Open Food Facts
Quelles sont les autres types de réutilisations de ces données ?
Au-delà des applications de scan de produits alimentaires, une base de données ouvertes représente une ressource essentielle pour les organismes publics et scientifiques. L’équipe d’Open Food Facts a collaboré avec l’EREN pour la création du Nutri-Score, un indice des qualités nutritionnelles des produits alimentaires, qui fait désormais partie du paysage des consommateurs français. Grâce à l’étendue de sa base de données, Open Food Facts a par exemple testé à grande échelle les différents indices A, B, C, D, E pour évaluer le nombre de produits concernés. L’association peut mettre à contribution ses utilisateurs-citoyens pour cibler certains produits en particulier qui font l’objet d’études scientifiques. Santé Publique France (Ministère de la Santé) soutient d’ailleurs financièrement l’association pour lui permettre de mener à bien ses missions. De son côté, à partir de sa base de données Agribalyse, l'ADEME a contribué à la création de l'Eco-Score (impacts environnementaux des produits).
La recherche scientifique utilise également Open Food Facts. La base de données est directement citée dans près de 700 articles scientifiques. Plusieurs dizaines de travaux scientifiques n’auraient pu se dérouler sans cette ressource. C’est là aussi une source de motivation pour l’association mais également pour les contributrices et contributeurs individuels.
Un cercle vertueux
L’histoire d’Open Food Facts depuis 2012 montre comment le passage à l’échelle permet de multiplier les impacts positifs sur la transparence alimentaire : “Nous recueillons d’abord des données sur les produits, qui conduisent à des connaissances scientifiques plus riches, qui produisent des consommateurs plus éclairés, ce qui incite les marques et producteurs à faire évoluer leurs produits, ce qui rend les contributeurs plus motivés pour continuer à informer la base de données,...” nous dit Charles Nepote. “Ce cercle est long à se mettre en branle, il démarre lentement, puis plus on a de produits plus cela tourne vite (...) Il y a déjà plusieurs pays européens dans lesquels nous sommes à plus de 200 000 produits en 3 ans, alors qu’il avait fallu attendre 6 ans en France pour en arriver là”. Cette accélération est due à l’effet réseau des marques alimentaires : un même produit est présent dans plusieurs pays. Les distributeurs avec leurs marques dédiés ont transmis directement à Open Food Facts leurs données de composition et nutritionnelles. “Une fois qu’on a eu un premier distributeur ils se sont tous alignés (...). Une partie nous les envoie même en temps réel. Dès qu’il y a un nouveau produit dans leurs rayons ils nous envoient ses données via des API (interfaces machine à machine) ou en acceptant de nous connecter directement à leur solution de Product Information Management.”
Source : dossier de presse OFF 2023 (voir lien plus bas)
Ce cercle vertueux est en réalité constitué de multiples “boucles de rétroaction” positives. Charles Nepote : “aujourd’hui les marques se valorisent sur l’amélioration du Nutri-Score. Elles peuvent dire “mon produit est passé de Nutri-Score C à B sur un affichage 4x3” (...) Quand une marque exporte ses données dans Open Food Facts, en retour nous lui envoyons des suggestions d’amélioration. Par exemple “nous avons identifié 2% de produits dont voici la liste pour lesquels, en baissant le sucre de telle quantité leur Nutri-Score serait amélioré sans impact sur le goût ou le coût”. Des produits fictifs peuvent être évalués pour en connaître le classement.
Enfin, la puissance d’internet c’est aussi le référencement des produits. “Aujourd’hui quand tu recherches un produit sur le web tu as toutes les chances que le résultat d’un produit alimentaire affiche une page Open Food Facts dans les 3 premiers résultats. Nos pages sont faciles à indexer pour les moteurs de recherche. Avec près de 3 millions de produits, beaucoup de fiches sont reliées entre elles par les catégories, les labels, il y a un maillage d’information très dense. Informations qui sont ensuite citées dans la presse, ce qui améliore encore le référencement naturel”. Ce qui n’échappe pas aux chefs de produit des marques,...”
Quand le filtre devient prescripteur
L’usage très important (on parle d’un consommateur sur quatre dans les grandes surfaces) d’applications comme Yuka contribue à accélérer ces cercles vertueux. Dès 2019 Intermarché avait décidé que ses fournisseurs devraient modifier leurs recettes pour “obtenir une meilleure note sur Yuka”. Cette boucle de rétroaction “ascendante” est bien connue des analystes : le filtre (l’application de notation) devient prescripteur lorsqu’il parvient à désintermédier la relation entre consommateur et producteur. Les marques se plient dès lors aux exigences du filtre pour ne pas être boudées par les consommateurs qui font plus confiance au filtre qu’à la marque. Il est important cependant de bien saisir la différence entre la base de données, les “scores” (Nutri-, NOVA, Eco-,...) et les applications mobiles. La base de données est par essence la plus neutre possible. Les scores sont fournis par des organismes scientifiques indépendants. Les applications en revanche sont libres d’orienter leurs utilisateurs comme avait pu le faire Yuka en dénonçant les nitrites dans le jambon. Ces trois éléments d’un même système vivent en symbiose.
Quels sont les projets d’Open Food Facts ?
Les projets de l’association sont nombreux, entre amélioration de l’expérience utilisateur et l’élargissement de la base de données.
“Tout d’abord Open Food Facts vient de gagner un projet européen pour financer un ingénieur en machine learning qui va semi-automatiser la saisie du tableau nutritionnel. Cela devrait faciliter l’intégration de ces données qui sont peu standardisées sur les étiquettes. Nous essayons également de faire financer un projet qui permettrait de suivre l’évolution des produits alimentaires dans le temps. Peu de gens savent que les fabricants revoient en permanence la formule de leurs produits. Nous avons bien les photographies de chaque formule mais ne savons pas calculer simplement l’évolution du taux de sucre ou de sel par exemple sur une catégorie. Ce serait une évolution vers une plateforme d’observation de l’évolution des produits” indique Charles Nepote.
“Le deuxième projet vise à élargir la base aux produits non-alimentaires. Il y a quelques années on a lancé Open Beauty Facts pour les produits cosmétiques, puis on a testé Open Product Facts avec quelques dizaines de milliers de produits hors alimentaires. L’idée est d’essayer de fusionner les bases, avoir une seule application qui va faire tout. Notamment avec un prisme fort sur l’impact environnemental des produits : circuits courts, réparation, ré-usage, tout ce qui permet d’améliorer le cycle de vie des produits. Si tu regardes par exemple les habits, les étiquettes donnent un certain nombre de données : lieu de fabrication, de création, température de lavage, composition. Les téléphones, les produits électroniques, donnent aussi beaucoup d’information. Faut-il aller jusqu’aux pièces des objets ? Savoir que tu as acheté un téléphone dont le connecteur est standard et que tu vas pouvoir le changer au bout de 3 ans, ou changer la batterie, si l’écran est réparable...tous ces éléments-là sont un nouveau terrain de jeu, on ne sait pas encore ce que cela va donner, on a besoin de construire nos outils. On va commencer avec certaines verticales, nous sommes encore en pleine réflexion (…). La logique d’extension de la base de données restera la même : des contenus générés par la foule. Mais on va pouvoir gagner du temps : nous avons déjà des plateformes d’import et la maturité sur la gestion de données et on se dit que ce qu’on a mis 10 ans à faire sur l’alimentaire on pourrait le faire en quelques années sur des verticales de produits” - Charles Nepote.
On entend beaucoup d’histoires négatives sur le web, les plateformes, les réseaux sociaux et leurs dérives. J’ai été ravi de vous partager cette belle histoire d’Open Food Facts, une association de dix salariés qui à partir d’une idée un peu folle a réussi à réunir des dizaines de milliers de contributeurs pour favoriser la transparence sur des millions de produits dans le monde. Internet permet aussi de déplacer des montagnes.
Merci encore à Charles pour son temps et à Simon pour l’intro.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Un dossier de presse très complet de 2023 - Open Food Facts
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Découvrez les projets annexes de l’association : Open Beauty Facts, Open Pet Food Facts, Open Products Facts, Open Prices
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Comment devient-on contributeur ? Très beau témoignage - Récit d’un contributeur sur le blog d’Open Food Facts
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C’est terminé pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains (bondés) à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Passionnant!! Merci 🙏😇