Nomades digitaux cherchent ville à partager
Pourquoi donc télétravailler de chez soi alors que l'on pourrait vivre n'importe où ? Les destinations touristiques rivalisent d'ingéniosité pour attirer les nouveaux routards. Newsletter #153
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Avertissement : ceci n’est pas un billet sur les Parisiens qui partent s’installer à la campagne ou à Niort.
💌 Vous et moi
Cette semaine nous nous intéressons à l’un des secteurs les plus durement touchés par la pandémie : le tourisme. Le confinement a changé notre rapport au bureau. Le déconfinement va-t-il changer notre rapport aux vacances ? Aura-t-on encore envie de partir en vacances avec la honte de l’avion, les risques sanitaires, les restrictions…? Mais ne vaudrait-il pas mieux se demander si l’on aura besoin de revenir de vacances ? C’est vrai quoi, pourquoi ne pas rester ? Métro-boulot-dodo n’est pas une fatalité, surtout avec le télétravail. Et puis, les destinations touristiques ont des choses originales à vous proposer.
C’est le signal faible de la semaine : l’émergence de nouveaux comportements qui pourraient bien modifier notre rapport aux vacances et au travail.
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🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué.
Je me souviens du temps, au milieu des années 90, où l’on voyageait avec son Lonely Planet annoté à chaque page et un billet retour pour seul lien avec notre domicile. Les appels téléphoniques coûtaient un rein et le WiFi n’existait pas. Il n’était pas rare dans les petits hôtels de croiser des gens qui - tenez vous bien - écrivaient, lisaient ou faisaient connaissance autour d’un verre. Mais de travail, jamais : il était impossible de bosser en voyageant, pour la bonne et simple raison qu’il était impossible de communiquer avec son bureau ou ses clients. “La préhistoire des dinosaures” comme dirait mon fils.
Dans cette lointaine période des dinosaures donc, j’avais rejoint lors d’un voyage en Amérique du Sud un groupe de backpackers qui découvraient comme moi le charme des rivières tropicales en crue. J’ai rapidement sympathisé avec deux jeunes allemandes qui voyageaient ensemble depuis des mois. Après avoir pagayé, marché et écrasé un million de moustiques, elles sortaient chaque soir de leur sac à dos...un ordinateur portable. L’endroit était plutôt incongru pour travailler mais peu importe. En tant que programmeuses informatiques, il leur suffisait de se connecter de temps en temps au village pour recharger le laptop et renvoyer des fichiers. Une heure de code par-ci par-là. Pas de bureau, pas d’employeur, le voyage toute l’année. J’étais bluffé (verblüffte en allemand dans le texte).
25 ans plus tard, ces pratiques n’ont plus rien d’extraordinaire. D’exceptionnel, le travail à distance est rentré dans nos moeurs, que ce soit pour finir un dossier au calme ou gagner une journée loin du bureau. Mais cette pratique reste encore un accessoire du “vrai travail”, celui que l’on pratique dans un bureau avec machine Nespresso, managers et collègues. Et encore, elle est loin de concerner tout le monde.
Comme l’a très bien analysé le sociologue David Goodhart, ces pratiques divisent les deux grandes catégories sociales des années 2010 : les «anywhere» (les gens de partout) et les «somewhere» (ceux de quelque part). Les premiers surfent sur les lieux, modes et horaires de travail. Ils voyagent comme ils résident : partout dans le monde, tant que ce sont endroits permettent de croiser leurs pairs. Les seconds eux habitent et travaillent près de là où ils sont nés.
Pour Goodhart, le COVID a d’abord frappé les anywheres. Leur propension à voyager, à aller de restaurants en concerts et en aéroports plus bondés les uns que les autres en a fait des cibles privilégiées du virus. Ce sont eux qui ont aussi subi les principales restrictions de déplacement. Selon lui, la pandémie aurait rapproché les deux catégories, en obligeant les premiers à se sédentariser, à (re)découvrir leur quartier et leurs voisins. Du moins pour les anywheres sédentarisés, propriétaires et déjà en famille. Car une nouvelle catégorie semble prête à émerger.
Pour les autres en effet, les alternatives n’ont jamais été aussi variées. La généralisation du télétravail permet de changer de lieu de vie durant la semaine, puisque son bureau se résume à un ordi et une connexion. Mais elle permet aussi parfois de changer définitivement de lieu de vie, en particulier pour la part grandissante de gens qui sont à leur compte ou travaillent pour des entreprises remote first (qui n’imposent plus de bureau fixe) : entreprises logicielles, cabinet de conseil, plateformes de jobbing.
Photo : Mike Swigunski sur Unsplash
On peut donc s’installer partout mais au fait : pourquoi s’installer ? Pourquoi reproduire des contraintes majoritairement issues du travail d’avant, en restant dans le même logement et la même ville, si le travail ne le nécessite plus ? Si l’on met de côté les enfants (je vous vois venir, mais tout le monde n’est pas propriétaire avec deux enfants et un chat), qu’est-ce qui nous retient ? Pourquoi ne pas voyager en permanence, le temps de finir ses études ou de découvrir le monde ? C’est le digital nomadism, animé justement par la volonté de profiter des derniers instants d’un monde en déclin, ou de ralentir le cours de son existence.
Ce phénomène n’est que la version moderne, connectée et plus chic des “routards” chers à Kerouac. Rien de nouveau donc, sauf qu’il n’est plus nécessaire de se mettre en marge de la société pour se le permettre. Au contraire. Certaines villes ont décidé d’attirer ces nouveaux nomades : simplicité administrative, avantages fiscaux et qualité de la connexion internet viennent compléter architecture, climat et vie nocturne dans l’arsenal qu’elles déploient pour attirer ces actifs au pouvoir d’achat élevé. Et pas pour un week-end : une semaine, un mois, une année. Venez pour le soleil, restez pour le réseau (WiFi).
L’Estonie avait ouvert la voie dès 2018 en proposant un statut de e-résident. Terminé le visa de 3 mois qu’il fallait renouveler et qui empêchait de travailler. Au contraire, tout est facilité pour rester 12 mois, monter son entreprise et travailler depuis l’Estonie pour l’étranger. Attention il faut tout de même démontrer sa capacité à générer des revenus par son activité à distance : 3500€ mois minimum. Ne vendez pas tout de suite votre deux pièces.
Plus récemment les Barbades, l’Islande ou encore Dubai sont rentrées dans la course. Mettre fin à l’enfer administratif du “travail depuis l’étranger” en simplifiant au maximum l’installation des free lancers. Les paradis fiscaux pour tous grâce au travail à distance ! En Europe les îles Canaries sont devenus LA destination courue pendant la pandémie. Je connais même des étudiants qui y ont terminé leur année de fac. Confinés pour confinés...Que se passera-t-il si les cours à distance se généralisent ?
L’île de Madère (Portugal) est allée plus loin, avec la fourniture gracieuse d’espaces de coworking pour indépendants adeptes de marche sur les volcans. Idem pour Dubrovnik (Croatie) qui organise un concours pour co-créer les conditions idéales de vie des digital nomads.
Les professionnels du tourisme ne sont pas en reste. On peut désormais louer des chambres pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Les chambres d’hôtels s’équipent de bureaux et de cuisine. Accor Hotel veut devenir la référence du “flex office” : fournir tout le service et les outils nécessaires aux propriétaires de lieux pour les transformer en hébergement ou bureaux. D’autres poussent le concept encore plus loin : pour 2000$ par mois vous pouvez loger dans des dizaines de villes en bougeant tout le temps.
Grouper, dégrouper le tourisme : vous connaissez le processus. Il mixe désormais travail, loisirs et style de vie.
Ce phénomène, encore marginal, s’appuie également sur une standardisation des modes de vie : grâce aux traducteurs automatiques il est possible de lire le journal local, faire ses courses (en ligne) localement, se faire livrer, rencontrer des résidents,... Si tout passe par le smartphone, les gestes deviennent identiques partout dans le monde. Travailler sur un autre fuseau horaire est d’autant plus facilité que les outils de communication asynchrones se généralisent.
Les techpats vont-ils remplacer les expats ? Les développeurs et autres ingénieurs sans bureau ni domicile fixes prendront-ils la place de leurs parents qui s’installaient pour quelques années dans un autre pays ? Les entreprises de leur côté y trouveront leur compte : plus besoin de payer des bureaux dans des villes ultra-chères, et une possibilité de recruter beaucoup plus large avec des salaires plus bas vu le choix et le pouvoir d’achat local.
Mais attention. Derrière le côté anecdotique et pittoresque des digital nomads se cache peut-être une extension du domaine de l’offshoring. Quand on peut travailler de partout pour une entreprise, cela signifie que l’entreprise peut aussi travailler potentiellement avec n’importe qui. Foi de consultant.
Qu’en pensez-vous ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article qui nous a inspiré ce billet : Remote work made digital nomads possible. The pandemic made them essential
L’Estonie a été la première à proposer un visa et des facilités pour les “nomades digitaux” Estonia is launching a new Digital Nomad Visa for remote workers
La ville de Dubrovnik sélectionne des influenceurs pour concevoir une offre de services pour les “nomades digitaux” Dubrovnik invites influencers to help design its digital nomad offering
Qui sont au juste les “anywhere” et les “somewhere” ? Les Partout contre les Quelque Part: la nouvelle lutte des classes avec Jean-Laurent Cassely
David Goodhart: «La crise du coronavirus rapproche les “anywhere” et les “somewhere”»
L’évolution du groupe Accor pour devenir un “hôtel/bureau-as-a-Service” en offrant des facilités décorrélées du lieu d’hébergement et de travail. Le groupe hôtelier Accor se prépare pour devenir une plateforme de Flex Office
La vision d’Airbnb sur le voyage post-pandémie. Planet Airbnb: Inside Brian Chesky’s plans to conquer a reopened world
Un centre de ressources pour le nomades digitaux (Reddit) Digital Nomad Newbie Survival Kit (FAQ For Beginners)
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac
Roland, Korg, Jupiter,...si vous ne pratiquez pas la musique électronique, vous avez forcément déjà dansé sur leurs sons. Dites merci aux Japonais. How japanese technology shaped Dance Music
J’ai longtemps pensé que c’était l’invention du siècle. Avant de découvrir Miro. Mort de Spencer Silver, l'inventeur du Post-it, à l'âge de 80 ans
Un vrai sujet, qui ne peut attendre. Toilets – what will it take to fix them?
Et pour finir, la vérité sur les raisons du succès de certains footballeurs au tir de penalty. Tout s’explique (suivez mon regard). For soccer players, the less brain they use, the better for penalty kicks
À la semaine prochaine (avec un an de plus). Portez vous bien.
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Stéphane
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