Qu’est devenu le fou qui dansait sur la colline ?
La "passion economy" devait offrir un débouché à celles et ceux qui voulaient concilier radicalité, liberté et indépendance. A-t-elle tenu ses promesses ? #199
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Et justement cette semaine, nous avons choisi de parler de vous. Vous, là, qui entamez la 5ème réunion de la semaine dans votre entreprise. Et vous, aussi, qui rêvez de changer de job ou de créer votre activité. Vous, encore, qui l’avez fait et démarrez avec vos premiers clients.
Cette semaine, nous allons parler des gens qui veulent sortir du rang.
🎯 Cette semaine
Chaque semaine un nouveau sujet décrypté. Cette semaine, les promesses de la “passion economy”.
Si vous n’avez jamais vu cette vidéo, regardez-là et revenez.
Si vous l’avez déjà vue, j’ai un scoop pour vous à découvrir dans la rubrique suivante.
Laissez danser les fous
Cette vidéo est un classique des conférences sur le leadership. J’aime bien la projeter quand j’interviens auprès d’organisations qui souhaitent développer l’intraprenariat. Ma question est simple : “les idées de votre entrepreneur risquent de le faire passer aux yeux de tous pour ce fou au milieu de festivaliers : se sentira-t-il en sécurité pour le faire ? Serez-vous ses premiers suiveurs ? Dans le cas contraire, qu’attendez-vous de lui et lui de vous ?” Généralement ça lance un bon débat sur le risque en entreprise et l’impact d’une telle expérience sur une carrière.
Cette vidéo a également été utilisée par Google pour illustrer sa culture du management de l’innovation. Nous en parlions à l’époque :
Tournée en 2009 au Festival de musique de Sasquash (Washington), on y voit un homme qui danse seul au milieu de spectateurs assis sur une colline. Il est d’abord rejoint par une, puis deux personnes qui imitent sa manière un peu folle de danser. Un petit groupe s’approche alors, et en deux minutes toute la colline se précipite pour danser à leurs côtés.
Cette vidéo pourrait n’être qu’une des innombrables bizarreries qui circulent sur internet. Mais elle a été choisie par Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg pour illustrer un chapitre de leur ouvrage How Google Works (2014) consacré à la culture de l’innovation chez Google : « innover c’est à la fois inciter le fou à danser seul sur la colline et permettre à celles et ceux qui le souhaitent de le rejoindre». (...)
Les deux auteurs nous décrivent comment Google a su créer un environnement où les différentes composantes de la création sont libres de se frotter et confronter dans des combinaisons nouvelles. Un environnement où les idées ont le temps et la liberté d’évoluer, vivre ou mourir. Et où certaines pourront passer du first follower (le premier type en T-shirt vert) au momentum, quand la tendance s’accélère et la foule vous rejoint pour danser avec vous (...)
« Les innovateurs dans l’entreprise n’ont pas besoin qu’on leur dise d’innover. Ils ont besoin qu’on les autorise à le faire (…) L’entreprise doit attirer les optimistes et leur donner un endroit pour créer le changement et l’aventure ». Attirer le fou sur la colline et laisser les autres le rejoindre. Ou pas.
Recherche entreprise libérée désespérément
La vidéo date de 2010. L’époque où Seth Godin publiait Are You a Linchpin ? (mal) traduit par “Êtes-vous indispensable ?”. Pour le gourou du marketing, certains salariés - les linchpins - ont une capacité hors pair à connecter les personnes et les idées, et à “créer de l’ordre à partir du chaos”. Ce sont un peu les fous sur la colline. Ce sont eux qui allaient bouger l’entreprise et la faire entrer dans l’ère numérique.
Le problème fut que la plupart des organisations étaient incapables de reconnaître et encore moins utiliser ces aptitudes. Les indispensables se perdaient dans des organigrammes matriciels conçus pour un management pré-internet.
Heureusement, des entreprises comme Google était prêtes à les accueillir, abolissant le séculaire command and control et privilégiant organisations plates et modes agiles. Au sein même des grandes entreprises, des personnes tentèrent de hacker leur propre organisation afin d’y insuffler un “esprit startup” et les préceptes de l’entreprise libérée promue par Isaac Getz et plus tard Frédéric Laloux.
Où en sommes-nous près de 10 ans plus tard ?
Les questions politiques et sociétales ont profité des brèches ouvertes par une certaine libération de la parole pour s’engouffrer dans les entreprises, à commencer par les GAFAs et certains pionniers comme Basecamp. Elles ont du procéder à de douleureux rappels à l’ordre, s’attirant les foudres des plus radicaux.
Les périodes de confinement ont acté une prise de distance entre l’entreprise en tant qu’organisation sociale et ses salariés, abolissant ou au moins affaiblissant le pouvoir des managers intermédiaires. Que reste-t-il à hacker quand son entreprise est sur Zoom ? La promesse portée par ces nouveaux outils collaboratifs semble cependant avoir été atténuée par le maintien d’une culture de la réunion et du contrôle.
La promesse de la longue traîne
Un autre mouvement semble avoir pris le relais : la bien nommée Passion Economy, aussi appelée Économie de la Création. Son usage est assez large mais disons qu’il s’agit de l’ensemble des activités de création, médias inclus, qui profitent de la démocratisation des moyens de conception et de diffusion de contenus vers son audience. De très nombreux artistes, journalistes, artisans et même scientifiques sont devenus YouTubers, blogger ou podcasters. Souvent les plus fous, qui avaient du mal à se retrouver dans des organisations trop statiques. Les plus malins aussi, qui ont saisi l’opportunité offerte par la possibilité de s’adresser à une audience sans passer par des intermédiaires comme un journal, une maison de disques ou un cabinet de conseil (oui je mets les consultants dans les créateurs, ça vous choque ?).
Sur le papier, les plateformes comme YouTube, Spotify ou encore Substack, fournissent tous les outils pour tirer profit d’internet. C’est le principe de la Longue Traîne, titre du livre de 2006 de Chris Anderson.
Le schéma ci-dessus montre le principe de la longue traîne : si vous libérez la création (nombre de références de morceaux de musique disponibles par exemple) de la “tyrannie du linéaire” (30 000 références maximum dans un magasin Fnac), et que vous donnez accès à des millions de morceaux (via une app de streaming au hasard), la courbe des ventes ne touche jamais le zéro. L’auteur de la Longue Traîne, analysant les données d’une des premières plateformes numériques de diffusion de musique, tirait cette conclusion : si les utilisateurs avaient accès à tout, non seulement ils se détournaient des hits, mais ils finissaient par acheter au moins un exemplaire de n’importe quel morceau. La traîne (droite de la courbe) était infinie : elle n’atteignait jamais le zéro vente. Et - encore mieux ! - les nouveaux outils devaient permettre à tout un chacun de créer ses propres morceaux de musique et les distribuer.
La bohème 2.0.
Vous l’avez deviné, et sans doute aussi constaté, la longue traîne n’a pas tenu toutes ses promesses. Bien sûr, près de 50 millions de personnes autour du monde se considèrent comme des créateurs, faisant de cette activité l’une des plus attractives du moment. Un sondage récent indiquait que 29% des jeunes américains rêvent d’être influenceur en ligne plus tard, contre 11% seulement astronaute.
Le problème est que, lorsque l’on analyse les revenus de ces “influenceurs”, bien peu gagnent leur vie. La bohème chère à Aznavour existe toujours : en réalité moins de 1% des YouTubers atteignent 100 000 followers. 1% des streamers de Twitch (demandez à vos enfants) s’arrogent 50% des revenus de la plateforme. Finalement l’économie de la création ressemble fort à l’économie tout court…
Source : Mosaic Ventures
La promesse qu’un individu sans moyen ni réseau pourrait réussir grâce à ces seuls outils et canaux n’est même pas vérifiée. Les 1% qui parviennent à vivre de leur “passion” sont devenus en réalité de véritables entreprises. Ils ont des salariés, des agences de relation publique, et des moyens marketing dignes de vrais médias.
Nous sommes bien dans une asymétrie très forte entre les capacités de créer, qui sont largement distribuées, et les capacités de distribuer et capter l’attention, qui elles sont ultra-concentrées. Comme souvent dans les ruées vers l’or, ce sont les marchands de pioches, ici les GAFAs, qui prospèrent dans cette économie de clics et de vues. Eux valorisent les données et placent les pubs.
Le rêve de la ré-appropriation ?
Dans ce tableau plutôt gris du début de la décennie, quels sont les signaux positifs ?
L’avenir semble être dans une relation plus étroite et moins transactionnelle avec son audience. De plus en plus de créateurs sortent de la tyrannie des plateformes pour proposer des relations plus directe à leurs fans : des plateformes comme OnlyFans (ne demandez pas à vos enfants), des sites web individuels, des relations hors internet et…la création de différentes formes de co-propriétés.
Je vous renvoie à l’excellente lettre de Marie Dollé en lien plus bas pour les détails, mais voici l’idée : plutôt que de s’abonner à vos contenus ou les payer à l’usage, votre audience deviendrait propriétaire de certaines créations, voire de votre activité toute entière. Passer de la micro transaction à la micro propriété, est-ce cela la nouvelle Longue Traîne ?
J’avoue suivre de très loin les évolutions du Web3, et de la finance décentralisée, mais si ces technos permettent de transformer son audience en “coopérative” sans passer par la case GAFAs, pourquoi pas ?
Les étapes que nous venons de passer n’étaient peut-être que les prémices d’une évolution beaucoup plus vaste. Les contenus générés par les utilisateurs-créateurs ne sont pas prêts de se tarir, et les moyens pour ces derniers d’en vivre sont encore à inventer. Les fous n’ont pas fini de danser, mais ils n’auront peut-être même pas besoin de chanter pour passer l’hiver.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le fameux Ted Talk de Derek Sivers - Comment démarrer un mouvement ? avec le texte intégral ici - First Follower
[scoop] La version intégrale de la vidéo, où l’on voit que le first follower cher à Derek Silver était en réalité loin d’être le premier. Désolé de casser le mythe, Derek Guy Dancing on the hill at Sasquatch! Full Version
Notre article sur la politique de Google pour faciliter l’innovation de leurs employés. Laissez danser les fous sur la colline - 15marches
Cette politique n’a pas empêché Google de rencontrer de profondes difficultés. Three Years of Misery Inside Google, the Happiest Company in Tech
Un résumé de Are You a Linchpin ? Êtes-vous indispensable ? de Seth Godin - Dean Yeoung
Vous n’êtes pas les seuls à avoir 18 réunions par semaine La « réunionnite aiguë » fait perdre 100 millions de dollars par an aux grandes entreprises
Article très complet sur la “loi de distribution” de la Creative Economy : comment 0,5% des créateurs sur YouTube, TikTok, Substack,…trustent l’essentiel des revenus générés sur ces plateformes The creator economy: a power law
La lettre de Marie Dollé analyse très bien les limites et le potentiel des newsletters pour les créateurs Newsletters : le meilleur reste-t-il à venir ?
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Google Maps lance la fonctionnalité Neighborhood Vibe qui vous dira quels sont les lieux les plus intéressants d’un quartier selon le nombre de visites, de partages et de publications. À signaler aussi que la fonction “trouvez-moi l’itinéraire qui émet le moins de CO2” dont nous parlions récemment devient accessible aux développeurs. Here are all of the new features and updates coming to Google Maps
Mauvaise vibe en revanche pour ces habitants qui en ont marre que Google se trompe d’itinéraire : ils le font savoir aux automobilistes en posant des panneaux qui indiquent leur méprise. Jules Grandin sur Twitter
L’IGN édite ce très bel Atlas de l’Anthropocène : carte des impacts des activités humaines sur le territoire et les milieux. Atlas IGN des cartes de l'anthropocène
Le modèle d’hypercroissance des startups de livraison de repas fait couler beaucoup d’encre. Avec comme souvent une bonne dose de jugement moral, heureusement tempéré par quelques expertises avisées Livraisons : l’« économie de la flemme » a-t-elle un avenir ?
Envie de travailler dans un startup à Nantes ou Angers ? La FrenchTech Nantes lance une plateforme pour trouver sa on son associé·é. Vrai sujet ! Recherche associés
Envie plutôt de regarder les étoiles dans un champ (quoi que l’un n’empêche pas l’autre) ? Hipcamp est le Uber de la tente : une plateforme qui met en relation ceux qui possèdent une tente, un van ou un terrain avec ceux qui veulent dormir dehors. Hipcamp.
Pour finir, une idée de cadeau de Noël : cet engin à assembler soi-même permet de graver ses propres vinyls chez soi Record Factory 👩🏻🎤
Peut-être une solution pour la Passion Economy ?
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👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis à la semaine prochaine !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.