Pieter Levels ou comment devenir riche sur internet
Itinéraire d'une des rares personnes qui a réussi à craquer le modèle économique d'internet. L'exception qui confirme la règle ? #254
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
Vous êtes 8 757 abonnés à recevoir cette lettre. Bienvenue aux nouvelles et nouveaux et merci aux autres pour leur fidélité.
Vous avez découvert cette lettre par un autre canal ? Abonnez-vous pour la recevoir directement dans votre boîte :
🧭 De quoi allons-nous parler
Nous avons déjà ici maintes fois parlé des plateformes en ligne qui exploitent les créateurs, sous-paient des modérateurs et prélèvent des commissions indues sur le travail des autres. À tel point qu’on pourrait légitimement se demander si “gagner sa vie sur internet” n’est pas une illusion savamment entretenue par les marchands de pioches de la révolution numérique.
C’est pourquoi j’ai décidé cette semaine de vous parler de quelqu’un qui a réussi à devenir riche grâce à internet. Son nom - Pieter Levels - ne vous dira sans doute rien. Ce hollandais de 38 ans trouve des idées de business, les transforme lui-même en sites web, en fait seul la promotion et perçoit des revenus directement de la part des utilisateurs. Il gagne très bien sa vie depuis 10 ans en étant parti de rien et sans exploiter le travail des autres. Dingue, non ? Cerise sur le gâteau, Pieter profite de la liberté offerte par cette activité pour mener une vie de digital nomad : il change de ville tous les mois et a inspiré des milliers de fans par ses conseils sur l’importance d’être indépendant, d’adopter un mode de vie frugal et rester en bonne santé.
Rassurez-vous je ne me suis pas mué en Jean-Pierre Fanguin (“Salut à toi jeune entrepreneur”) et ne vais pas chercher à vous vendre des formations pour devenir digital nomad. Simplement profiter de cette exception qui confirme la règle pour rappeler les principes de la nouvelle économie, son évolution et ses dérives. En avant !
Cette lettre prendra quelques vacances bien méritées : rendez-vous en Mai !
Portrait de Pieter Levels généré à partir de (vraies) photos de Pieter Levels sur le site AvatarAI créé par Pieter Levels.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Dans la peau de Pieter Levels
On a tous en nous quelque chose de Pieter Levels. L’envie de tracer la route à 25 ans avec pour seules possessions un sac à dos et un ordi. Séjourner dans des dizaines de pays, aller à la rencontre d’inconnus, apprendre de nouvelles langues. Vivre des idées que l’on transforme en services que l’on vend directement à des utilisateurs. Travailler, mais pas trop. Faire une heure et demi de sport par jour, sans oublier “une heure de sexe, d’amour et de câlins”. Poster régulièrement ses conseils sur son compte twitter ou sur sa “communauté en ligne” Indie Hackers. Surtout ne pas avoir de patron, ni de collègue, ni de salarié.
Pieter Levels, c’est le gars qui a été influenceur en ligne avant que le mot existe. “Pessimists sound smart, optimists make money” pourrait être sa devise, lui qui a fait de ses gains (jusqu’à 2,5 millions de dollars par an !) le principal argument marketing de ses créations. Pieter nous dit tout de ses succès : une poignée de sites web qui lui rapportent plusieurs dizaines de milliers de dollars par mois chacun. Qu’a-t-il inventé de si extraordinaire ? Essentiellement des services qui permettent de…devenir Pieter Levels. Choisir le meilleur endroit où travailler à distance, trouver un job full remote ou apprendre comment créer des sites qui rapportent. Et tant pis si certains moquent la mauvaise qualité de son code : Pieter n’est pas là pour utiliser les derniers frameworks à la mode chez les développeurs. Pour lui un bon site est un site qui a des clients. Il préfère investir dans le SEO (trouver facilement ses sites lors d’une recherche en ligne) que dans la relation client, et délègue à un robot les interactions avec ses fans. Pieter ne cache pas non plus ses échecs : des dizaines d’autres sites qui ne rapportent quasiment rien, des bugs par dizaines, des arnaques dont il est parfois victime. Cette sincérité et cette candeur ravissent les centaines de milliers de followers qui suivent ses digressions sur Twitter et les rares interviews qu’il accorde à des médias spécialisés. Lui qui voulait se retirer de la lumière est devenu une référence pour toutes celles et ceux qui rêvent de devenir des digital nomads argentés.
Pieter Levels, c’est celui qui a tout compris d’internet. Quelques connaissances en programmation et un usage opportuniste de tous les outils disponibles en ligne. L’important est d’aller vite de l’idée au produit et du produit au business. Pour identifier, fidéliser, actualiser, se faire payer,...rien ne sert de construire toutes les “briques” nécessaires. Vous pouvez trouver sur le web à peu près tout ce dont vous avez besoin pour lancer un produit “qui fait le job”. Tout est accessible, payable par carte bancaire, facturation au mois et annulation sans frais. Et si ça ne marche pas, on coupe les abonnements et on passe à autre chose. Sans cette boîte à outils disponible en ligne, il est probable que notre Pieter n’aurait jamais eu les moyens et la patience de construire lui-même les dizaines de sites qu’il a lancés. Il aurait sans doute été bloqué en cas de succès par les investissements nécessaires pour passer à l’échelle. Après avoir surfé sur la vague des plateformes avec NomadList ou RemoteOk, notre codeur en tongs a sauté sur celle des modèles génératifs avec PhotoAI, AvatarAI et InteriorAI, trois sites très simples qui lui ont rapporté 1 million de dollars en moins d’un an. Son reach (capacité à toucher des dizaines de milliers de personnes intéressées avec son audience en ligne) fait le reste. Ajoutez quelques pincées de nudges bien lourds (“50% de réduction si vous achetez maintenant !!!”) et du marketing automation (relances par e-mail), et notre héros est reparti pour enchaîner les succès.
Trad. : Chaque fois que je veux créer un business physique je me rappelle que je ne pourrais conserver que 10-20% de l’argent comme profit et que j’aurais 100 heures de livraison et de prises de tête avec les retours de colis. Alors que je peux faire une autre site web/app avec lequel je pourrais conserver 95% du profit et automatiser à 100% avec 0% de prise de tête.
Pieter Levels, c’est l’archétype du hacker indépendant, celui qui sait faire juste assez pour se passer de tout le reste et en vivre. Pas de salarié donc, pas d’investissement et surtout pas d’investisseurs. Notre entrepreneur en short n’a pas eu besoin de suivre le mode d’emploi de beaucoup de ses collègues entrepreneurs à savoir : créer un premier produit puis s’associer pour lever des fonds rapidement auprès d’investisseurs en capital-risque sans même chercher à s’auto-financer. Pieter revendique le statut de maker, quelqu’un qui fait, qui crée. Pas quelqu’un qui passe des mois à discuter avec des “fonds” de sa valuation pre- et post-money sans avoir encore gagné le moindre revenu. S’il ne rejette pas l’idée de vendre un jour ses “bébés”, le hollandais volant sait aussi calculer : avec des marges de 99%, il peut gagner en trois ans ce que lui rapporterait la vente de ses sites aux conditions actuelles du marché. Et en attendant il place son argent en bourse comme un retraité avisé et affirme vivre frugalement.
Mais Pieter Levels, c’est aussi le syndrome du survivant incarné. L’exception qui confirme la règle voulant que 99,99% des services marchands de ce type se cassent la figure. Pour une réussite aussi éclatante, combien de “hackers indépendants” vivotent en entretenant des sites qui ne font peut-être que quelques ventes par mois ? Combien se retrouvent étranglés par les tarifs fluctuants de toutes ces solutions en ligne si utiles pour démarrer ? Les revenus de Pieter n’ont d’ailleurs pas toujours été aussi élevés. Ses plateformes destinées aux digital nomads ont décollé surtout à partir de la pandémie de COVID-19. À ce moment le cercle vertueux s’est enclenché : de plus en plus de followers attirés par son style de vie sont devenus eux-mêmes des clients des services, ce qui augmenta leur attractivité auprès des fournisseurs,...Mais cela a pris du temps, beaucoup de temps. Le trentenaire définit lui-même son aventure comme une ten years overnight success, un succès fulgurant qui a pris 10 années à se construire. Il a aussi lancé des dizaines de sites qui n’ont jamais marché (j’aime beaucoup gofunckingdoit.com).
Trad. : “Seuls 4 sur plus de 70 projets ont fait un jour de l’argent et grandi. 95% de tout ce que j’ai fait a été un échec. Mon taux de succès est d’environ 5%. Alors…lancez plus de sites.
Comme la lumière de certaines étoiles mortes, les histoires à la Pieter Levels sont peut-être déjà des histoires du passé. Il est le premier à proclamer qu’en 2024 tout le monde se comporte comme un hacker indépendant : l’argent étant plus rare, les startupers sont invités à trouver des clients avant de trouver des fonds, et même les grosses boîtes utilisent ses méthodes pour lancer leurs produits. Cela contribue évidemment à une saturation d’offres qui sont toutes plus ou moins des copies de succès passés. Trouver son audience est également plus difficile, sur des médias sociaux toujours plus versatiles et prédateurs. S’il lançait son activité aujourd’hui, Pieter serait peut-être une star sur TikTok, mais TikTok lui prendrait 50 à 70% de tout ce qu’il gagne en ligne. Comme ses compères influenceuses et influenceurs, il serait tenu de produire toujours plus de “contenus” pour assouvir la voracité de canaux sensés accélérer leur notoriété (lire cet article sur le fondateur de Patreon). Adieu plages, barbecue et heure de câlins quotidienne. Tel un apprenti sorcier, Pieter Levels pourrait également à terme être victime de son obsession pour l’automatisation. Les solutions basées sur l’intelligence artificielle qu’il a développées semblent déjà dépassées par les capacités des dernières versions de MidJourney ou ChatGPT : pourquoi payer chaque photo 10$ alors que l’on peut la faire soi-même ?
Quels enseignements tirer de la réussite de Pieter Levels ?
Dans l’introduction de son livre Makers, Chris Anderson rappelle que son père pour gagner sa vie devait acquérir un local, des machines, des bureaux, une marque, embaucher du personnel et coordonner le tout. L’histoire de Pieter Levels montre qu’avec internet, plus rien de cela n’est nécessaire. Un ordinateur, quelques logiciels et de la connectivité. Ni Dieu ni Maître, juste un MacBook et du Wi-Fi. La seule ressource rare devient la créativité.
Allons un peu plus loin dans les leçons à tirer :
Un bon site est un site qui a des clients (et des clients qui reviennent)
Pas besoin d’être le meilleur si vous êtes le premier (aller vite de l’idée au business)
La marque est remplacée par une personne (qui devient un produit d’appel)
Construire son audience est clé (et l’alimenter)
Les offres se nourrissent mutuellement au-delà d’un seuil (le cercle vertueux)
Mais n’oublions pas aussi les limites de ce modèle :
La qualité est une fonction probabiliste de la quantité (5 réussites pour 70 sites)
Le first mover advantage est éphémère. Le marché est vite saturé de copies
La faible qualité des produits a du mal à séduire au-delà des early adopters
Le succès induit une dépendance vitale à des outils et des médias externes dont on ne maîtrise pas les règles mouvantes
L’automatisation des tâches devient elle-même un produit, jusqu’à s’auto-dévorer
À terme il n’y aura sans doute plus Ni Dieu ni Maître, ni Pieter Levels : juste de l’IA.
J’espère que ce décryptage vous a intéressé. Pensez-vous qu’un tel succès soit encore possible aujourd’hui ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Il existe littéralement des dizaines d’articles sur Pieter Levels, souvent assez pénibles à lire (tendance Jean-Pierre Fanguin). Je recommande cette vidéo récente :
En 2016, un autre entrepreneur indépendant m’avait inspiré cet article qui connut un grand succès - Ras le bol des startups - 15marches
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Vous pouvez maintenant créer des morceaux de musique sans aucun instrument de musique à partir d’un simple prompt - Suno
Qui se souvient de 3M, l’entreprise qui a inventé le rouleau de scotch et le post-it, puis développé la cassette vidéo et la disquette - The Rise and Fall of 3M’s Floppy Disk
Détail que j’adore : si le rouleau de scotch a été inventé en 1930 par un ingénieur de 3M, c’est un autre ingénieur, John Borden, qui inventa le dérouleur avec lame intégrée. À votre avis, quel aurait été le succès du rouleau sans le dérouleur ? - The History of Scotch Tape
Ce expert a construit un modèle du capitalisme financier en Lego - A Lego Model of Financial Capitalism
Si vous préférez vous évader, inventez un récit cartographique autour des continuités et disparités territoriales avec l’IGN - À vos cartes, prêts, partez !
💬 La phrase
“"Music is going to become like running water or electricity. I don’t even know why I would want to be on a label in a few years, because I don’t think it’s going to work by labels and by distribution systems in the same way. The absolute transformation of everything that we ever thought about music will take place within 10 years, and nothing is going to be able to stop it.”. David Bowie interviewé en 2002
"La musique va devenir comme de l'eau courante ou de l'électricité. Je ne sais même pas pourquoi je voudrais être sur un label dans quelques années, car je ne pense pas que cela fonctionnera par les labels et les systèmes de distribution de la même manière. La transformation absolue de tout ce que nous avons jamais pensé à propos de la musique aura lieu dans les 10 prochaines années, et rien ne pourra l'arrêter." (traduit par ChatGPT) - David Bowie en 2002
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Faut-il démarrer une activité qui corresponde à vos aspirations profondes ou simplement suivre le marché ? Pieter Levels vous répond : https://twitter.com/levelsio/status/1780306861050216743