Pourquoi les startupeurs vivent encore chez leur maman ?
Derrière les photos stéréotypées et les communiqués flambeurs il est bien difficile de connaître la vraie situation économique des startups. Tentative de décryptage. #218
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🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : startups et argent
J’essaie toujours d’éviter de commenter l’actualité des startups.
N’étant soumises à aucune obligation d’information financière elles nous racontent uniquement…ce qu’elles ont envie de raconter. Ce qui en soit n’a rien de condamnable. Après tout, le sujet des startups fascine une petite minorité, exaspère une autre minorité et laisse indifférente la plus grande majorité. L’important est de ne pas décevoir les actionnaires potentiels et ne pas réveiller le régulateur qui dort.
Les deux récentes annonces de rachats de startups dans le secteur des mobilités
Blablacar rachète Klaxit
Citymapper est rachetée par Via Transportation
passeront sans aucun doute largement inaperçues au-delà du Landerneau des commentateurs et des acteurs du secteur. Je me permets une petite exception à ma règle de non-commentaire car je connais assez bien les deux sujets et j’ai même rencontré à plusieurs reprises certains des protagonistes. Je saisis également l’occasion pour essayer d’expliquer le rapport complexe entre startups et argent.
J’ai demandé à DALL-E : “un tableau à la manière de Gustave Caillebotte représentant des covoitureurs dans la campagne française”
Le partage pour tous
Revenons à nos deux nouveaux couples : Blablacar et Klaxit, Via et Citymapper.
On peut se réjouir pour la première nouvelle : Blablacar est une magnifique entreprise. Elle travaille depuis bientôt 20 ans à construire une plateforme de mobilité qui propose aux passagers de trouver des conducteurs sur de courtes et longues distances et des services d’autocars quand la demande le justifie. L’acquisition de Klaxit lui permet de retrouver des marchés qu’elle avait labourés dans ses vertes années : les entreprises et les collectivités locales. À l’époque Blablacar répondait à des demandes de “création de sites web de covoiturage en marque blanche”. Activité qu’elle abandonna plus tard pour se concentrer à 100% au développement de sa plateforme CtoC (pour “de consommateur à consommateur”).
Un des dirigeants de Blablacar me confia un jour qu’il ne “voulait pas prendre de tour de taille” en travaillant à nouveau avec des collectivités, ce qui était une manière polie de dire que leur croissance passait désormais par les Appstores et non les dîners en ville avec des élus. Il faut croire que la taille toujours svelte des fondateurs de Klaxit les a convaincu qu’il était temps de changer de point de vue. La capacité de ces derniers à contractualiser pas à pas avec des dizaines de grands comptes et de collectivités également. Ne croyez surtout pas que c’est simple et rapide…et dans ce domaine, Klaxit et sa rivale Karos ont vraiment défriché le marché. Leur expérience viendra enrichir les 500 salariés de la plateforme dans une perspective qui me semble avoir beaucoup de sens.
La période est également propice : comme Airbnb, les plateformes de covoiturage sont contre-cycliques. Elles se développent en période de crise, lorsque le prix des carburants fait voler en éclat les dernières réticences au partage de trajet.
Last but not least, n’oublions pas que le covoiturage bénéficie - enfin - de nouvelles sources de revenus avec le Forfait Mobilité Durable (FMD) pour les salariés auxquels s’ajoutent des subventions publiques dans certaines agglomérations. Il était temps ! De nouveaux acteurs privés comme Edenred ou Sodexo s’intéressent désormais à la mobilité par le biais justement de la gestion du FMD pour le compte des entreprises. Ce qui était avant un chemin de croix jalonné de cartes, formulaires et justificatifs devient une expérience de plus en plus fluide. Le “transport public” sort des guichets d’opérateurs pour entrer dans les entreprises. Réjouissons-nous.
Je n’ai pas étudié le sujet plus en détail, mais si nous pouvions avoir des voitures individuelles qui transportent des salariés d’une même entreprise “mêlés” à d’autres passagers captés par l’appli Blablacar, le tout financé par différentes sources de revenus, on tiendra le bon bout ! L’histoire a démontré que le partage des trajets ne fonctionne pas sans aides financières. Après tout telle est bien la situation dans les transports publics, dont 80 à 90% des passagers en période de pointe bénéficient d’aide au déplacement.
Pourquoi avoir l’appli la plus cool ne sert à rien
La situation me semble un peu différente pour Citymapper et Via. Je ne sais pas s’il est nécessaire de présenter l’appli Citymapper : combien de fois ai-je entendu “je n’utilise que Citymapper pour me déplacer, c’est trop cool comme app”. L’appli anglaise a surfé sur la faiblesse et le cloisonnement des apps de réseaux de transport. Depuis sa création elle n’a eu de cesse de proposer toujours plus de modes de déplacement et de fonctionnalités nouvelles et sympas. Les passionnés se souviendront aussi du lancement éphémère de leur propre service de bus à Londres. Bus is cool.
Mais Citymapper est aussi le parfait exemple de l’adage : “on ne gagne pas d’argent avec de l’information”. Malgré la qualité de son expérience et son interface, l’appli n’a jamais trouvé de sources de revenus pour couvrir ses coûts et satisfaire ses investisseurs. Pas facile quand on vise le marché de Google et Apple qui eux ont un autre modèle économique. Les levées de fonds successives et un dernier crowdfunding n’ont pas suffit. L’entreprise était officieusement en vente.
Qu’est-ce que Via Transport vient faire dans cette galère ? L’entreprise américaine développe des services de transport à la demande partout dans le monde. Ceci signifie qu’elle peut proposer indifféremment un service de transport complet dans certaines villes (“à la Uber”) ou la mise à disposition de solutions techniques dans d’autres. Certaines villes européennes utilisent ainsi les technologies de Via pour faire tourner leurs services de transport à la demande.
En quoi le rachat d’une appli BtoC (qui s’adresse à des utilisateurs finaux) va aider Via dans ses activités BtoG (qui s’adressent à des collectivités) ? J’avoue que je suis dans l’expectative…La qualité de l’expérience utilisateur des solutions est certes un critère de choix pour les collectivités locales, mais c’est loin d’être le premier. Pour les salariés de Citymapper, créer des solutions à la commande pour des villes n’est pas la même chose que de travailler sur un produit pour des utilisateurs finaux (et attention au tour de taille !). Disons pour rester positif que, comme lors du rachat de Remix, on se réjouit qu’une entreprise rassemble autant de talents, mais on se demande bien quels problèmes du marché cela va résoudre.
À ce stade, les plus attentifs d’entre vous doivent se dire : “mais, au fait, d’où sort tout cet argent ?”
Hypercroissance tu perds ton sang froid
Les startups sont victimes de leur propre storytelling autour de l’aventure et d’univers fantastiques 🦄
Depuis 10 ans que je travaille sur le sujet de l’innovation, j’ai croisé essentiellement des personnes qui ne comprenaient pas pourquoi les startups “ne gagnaient pas d’argent” et pourquoi des investisseurs étaient assez fous pour “renflouer” à coup de centaines de millions les comptes d’entreprises qui alignaient les déficits depuis leurs débuts. Ceci explique que leurs succès ne paraissent jamais vraiment réels et pérennes. Et leurs échecs ne semblent que la confirmation d’une catastrophe annoncée.
Répondre à ces questions est pourtant assez simple : il s’agit d’une stratégie délibérée. Une cause, pas une conséquence.
Je vous renvoie à un article au titre résolument rockn’roll dans lequel je tentais d’expliquer ces stratégies par le terme d’hypercroissance
Combien de fois ai-je du expliquer que non, Uber n’est pas structurellement déficitaire, bien au contraire. Une fois les premiers investissements amortis (construire la plateforme technologique), les recettes générées par les commissions prélevées sont très importantes au regard des coûts d’exploitation et marketing. Prélever 3 euros sur une course de 10 quand vous ne financez ni véhicule ni salaire, c’est une activité très rentable par essence. Alors, pourquoi des entreprises comme Uber affichent des résultats financiers catastrophiques, jusqu’à 100% de déficit ? (Il s’agit de) choix stratégiques de privilégier la croissance sur la rentabilité à court terme. Une stratégie délibérée dont l’un des principaux promoteurs, Reid Hoffmann, fondateur de Linkedin, a fait un livre, Blitzscaling (avec Chris Yeh). Blitzscaling, c’est l’abréviation de Blitzkrieg, en référence à la “guerre-éclair” des Allemands lors de la deuxième guerre mondiale, et to scale, passer à l’échelle.
En résumé, cette stratégie consiste à passer à l’échelle le plus rapidement possible, profitant des fameux effets réseaux du modèle de plateforme, pour prendre de vitesse ses concurrents, les régulateurs et parfois même… ses clients. Le pari de cette stratégie est que, si une entreprise se développe assez vite et assez massivement pour atteindre le monopole de fait, les profits suivront. Comme les panzers allemands qui foncèrent sur l’Europe en 1940 sans chercher à fortifier chaque village traversé, les startups se développent à marche forcée, ouvrant ville après ville, pays après pays, sans chercher à régler les problèmes apparus au cours de leur folle chevauchée. Seule compte l’atteinte d’une masse critique suffisante, obtenue au détriment d’abord de sortants, puis de concurrents. Des concurrents qui eux connaissent l’effet inverse : en l’absence d’effets réseaux (les chauffeurs délaissent votre plateforme, suivis des voyageurs lassés des délais d’attente), moins de croissance, et aucune perspective de couvrir les investissements. C’est la fermeture et la perte de leur mise pour les investisseurs.
Winter is coming
Donc vous l’avez compris : pendant que l’essentiel des équipes de la startup court après les utilisateurs, ses fondateurs eux courent après les investisseurs. Durant les années 2010, cette stratégie a bien fonctionné. L’argent “pas cher” coulait à flots. Les grands fonds d’investissement (ceux qui gèrent votre épargne et votre retraite) cherchaient des placements diversifiés. Une toute petite part de leurs immenses fonds était misée sur des placements à risque : de très faibles chances de gains, mais des gains immenses. Comme au poker, on mise régulièrement pour suivre les autres investisseurs, jusqu’à ce qu’un acheteur se présente, ou que l’entreprise soit cotée en bourse. Ou qu’elle jette l’éponge. Les premiers actionnaires d’Uber par exemple ont multiplié leur mise par 15 600 (coucou Xavier Niel) lorsque celle-ci est entrée en bourse. Un conseil : n’essayez pas ça chez vous, c’est un vrai métier.
La situation est presque radicalement opposée en cas d’argent cher, ce qui est le cas depuis le retour de l’inflation. Les fonds se désintéressent de ces placements à risque. Les levées de fonds sont plus rares, plus ciblées. Les demandes de retour sur investissement plus pressantes. Via Transportation et Blablacar, entreprises déjà confirmées sur leur marché, ont pu en bénéficier. Citymapper et Klaxit apparemment pas, en faisant des cibles pour les premiers.
Alors, est-ce que les fondateurs de startup deviennent riches à la fin ?
Tout dépend justement de leur dépendance aux tours de financement extérieurs.
Sans entrer dans les détails techniques, imaginez que la croissance de l’entreprise s’accompagne logiquement d’une valorisation plus importante. Une entreprise qui valait 1 million au départ en vaut 10 quand elle conquiert un marché régional, 100 si elle devient leader dans son pays, 500 en Europe,…Pour financer cette croissance accélérée, elle peut s’adresser à sa banque (rire jaune : coucou ma banque) mais plus certainement à ces investisseurs spécialisés qu’on appelle joliment les venture capitalists. Ils vont donc apporter de l’argent frais en échange d’une part de ce gâteau de plus en plus gros.
Le problème pour les fondateurs est qu’ils ne peuvent généralement pas “suivre” ces levées de fonds pour reprendre la métaphore du poker. Ils cèdent une part de leurs actions, et leur pourcentage s’amenuise. Même s’ils ne cèdent pas d’action, l’augmentation de capital fait baisser mécaniquement leur part relative. On dit qu’ils sont “dilués” 🫠
Bien entendu, toujours en phase de croissance, la valeur de leur part augmente de manière très très significative (souvenez-vous les x 15 600 d’Uber). Sont-ils pour autant riches ? Et non. Enfin, pas encore. Pour devenir riches il faut qu’ils revendent leurs parts. Or cela leur est généralement interdit, au moins pendant ces phases de croissance forte.
Et même quand leur entreprise est rachetée, des mécanismes préviennent le risque de départ des dirigeants de la startup. Le vesting permet de ne verser les sommes, ou les actions de la nouvelle entité, que petit à petit et dans la durée. Partir avant cette période peut coûter très cher.
Je n’ai pas parlé ici des salaires des fondateurs de startups. Ils sont très souvent proches de 0 dans les premiers semestres, voire années. Pas question de brûler les faibles ressources. Lorsque les investisseurs arrivent, les premiers salaires sont versés, et d’après ce que j’ai vu ils atteignaient rarement les salaires moyens des cadres français. Car, vous l’avez compris, on ne parie pas sur le présent, mais sur l’avenir. Toute l’entreprise est concentrée sur la croissance.
*** *** ***
J’espère que ces explications forcément trop généralistes vous ont intéressé. La matière est complexe et les faux-semblants nombreux.
Les fondatrices et fondateurs de startups me pardonneront également l’usage de ce titre accrocheur, dont l’origine sera trouvée plus bas dans les liens utiles. Je me doute bien que l’indépendance immobilière est un critère important et j’en profite pour saluer leurs mamans qui doivent être fières de leurs rejetons. Bon vent à toutes et à tous !
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🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Blablacar et Klaxit Blablacar veut racheter Klaxit pour développer le covoiturage courte distance
Via rachète Citymapper. Via acquires Trip Planning App Citymapper
Pourquoi les dealers vivent-ils chez leur maman ?" est le titre d’un chapitre de Sudhir Venkatesh, in « Freakonomics », Steven D. Levitt, et Stephen J. Dubner, ed. William Morrow, 2005. Qui nous a inspiré le titre de ce billet, j’espère que vous suivez.
À partir de quelle somme les fondateurs de startups seraient-ils prêts à vendre leur bébé ? Texte emblématique de ce qu’allaient devenir les années 2010 Startup Founders And F*ck You, Money
Et à la fin des années 2010, le ministre du numérique lui-même tweetait mon article sur l’hypercroissance 😎
💬 La phrase
« Chacun précipite le rythme de sa vie, malade de désir pour le futur, de dégoût pour le présent ». Sénèque, de la Brièveté de la Vie.
😴 Attention cette lettre va se mettre en pause pendant quelques semaines 😴
Merci pour votre fidélité et n’hésitez pas à cliquer sur la version en ligne pour découvrir les éditions précédentes. Vous y trouverez je l’espère de quoi nourrir vos esprits insatiables.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
je sais que le titre n'etait 'que ca' (un titre, et non l'objet du billet); reste que je lisais ca en parallele, d'ou le clin d'oeil (et le partage ici): https://www.vice.com/en/article/7kxp9x/young-people-moving-back-in-parents-birkins