Révolution écologique : un bon récit vaut mieux qu’un long rapport
Savoir où on ne veut pas aller ne suffit pas, il faut donner envie d'aller ailleurs. Ecotopia. Récits du futur. Croisements de tendances. Visualisation musicale #161
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💌 Vous et moi
Alors, c’était bien les vacances ?
Pour commencer en douceur nous vous proposons de partager une de nos lectures d’été : Ecotopia, un récit “écolo-utopique” comme son nom l’indique, écrit en 1975 par Ernest Callenbach, auteur américain.
Je marche carrément sur les plate-bandes de Noémie mon associée, qui excelle dans cette capacité à écrire des récits du futur pour nos clients. Mais elle me pardonnera sans doute cette irruption dans son pré carré. Après tout, c’est sur ses bons conseils que j’ai découvert Ecotopia.
La semaine prochaine nous analyserons un livre plus récent et carrément plus dans la ligne de cette lettre : Working Backwards, qui décrit dans le détail l’organisation et les process chez Amazon.
D’ici là, bonne rentrée à toutes et à tous !
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué.
Vous avez peut-être déjà entendu parler d’idées ou d’utopies “écotopiennes” ? Ecotopia est devenu un classique non pas tant pour la qualité de son écriture que pour la fraîcheur, la cohérence et la pertinence du futur qu’il décrit.
Le livre imagine la vie quotidienne en 1999 dans un nouveau pays issu de la sécession de trois états de l’Ouest américain. La population de cette nouvelle nation applique à la lettre les préceptes de respect de la nature, de frugalité et d’autogestion. Nous constatons ce que donnerait 25 ans de politiques économiques et environnementales radicalement opposées au consumérisme des années 70. Plus de voiture, on ne mange pas de viande, tout ou presque est produit localement et intégralement recyclé.
La technique narrative utilise les yeux d’un “étranger”, un journaliste américain autorisé pour la première fois depuis la sécession à visiter le pays, pour décrire la situation. Le lecteur découvre alternativement la chronique du journal intime du journaliste et les articles qu’il publie pour son journal. Ce double point de vue - ce qu’il pense et ce qu’il se sent obligé d’écrire - aide à percevoir le décalage et les préjugés qui opposent les deux mondes. On ne saurait mieux immerger le lecteur dans un futur qui semble à la fois très loin de notre situation actuelle et très proche des aspirations de beaucoup de nos contemporains. L’opinion du journaliste exprimée dans son journal intime ajoute une dimension morale et politique à la description du nouveau pays, celui-ci s’étant constitué “contre” les USA en faisant sécession par la force et en coupant totalement ses relations avec lui.
[alerte divulgâchage] Comme dans tout bon scénario, le héros va se transformer profondément au fur et à mesure de sa découverte du nouveau pays, jusqu’à décider d’abandonner sa vie d’avant pour embrasser un mode de vie qu’il a appris à comprendre et apprécier [fin de l’alerte].
Cette révolution individuelle de l’homme qui se découvre lui-même face aux éléments n’est pas sans rappeler La Longue Route, publiée 3 ans plus tôt. Le navigateur Bernard Moitessier y racontait jour par jour ce qui reste comme la traversée autour du monde en solitaire la plus incroyable jamais réalisée. Après s’être lancé dans une course commerciale assez absurde qui lui fait prendre des risques extrêmes, il va en détourner les règles en refusant, comme le journaliste d’Ecotopia, de rentrer dans le “monde d’avant”. Plutôt que faire route au Nord une fois passé le Cap Horn, Moitessier prolonge sa circum navigation jusqu’à Tahiti, dans un périple de plus de 300 jours sur un voilier de 10 mètres.
Ecotopia rappelle également une autre Route, celle qu’empruntait Jacques Kerouac fin des années 40 toujours à la découverte des grands espaces américains. On pourrait remonter jusqu’au Walden de Thoreau ou plus récemment Krakenauer et son Into The Wild : la fuite en avant d’un jeune homme qui ne trouve pas non plus sa place dans la société de consommation moderne.
Sauf qu’Ecotopia ne se contente pas de décrire un parcours individuel. Le plus grand intérêt selon moi tient dans sa capacité à décrire une société écotopienne tout à fait crédible tant d’un point de vue urbain, social que scientifique. Le pays est d’abord un projet politique complet, qui englobe les modes de vie, le rapport aux ressources naturelles, à la biodiversité, au bien-être animal, à la société, l’usage des nouvelles technologies, l’égalité homme-femme,... Il est donc plus question de choix collectifs assumés que de grandes ruptures technologiques ou évènements extérieurs. Les Écotopiens ont fait sécession après avoir constaté que ni les gouvernements ni le marché ne pouvaient remettre en cause un statu quo qui les mettaient tous en danger. "Literally sick of bad air, chemicalized food, and lunatic advertising. They turned to politics because it was finally the only route to self-preservation" (“malades du mauvais air, de la nourriture chimique et de la publicité, ils se tournèrent vers la politique car c’était finalement le seul chemin pour s’auto-préserver”) dira Callenbach.
Tahoe National Forest, par David Pizzo sur Unsplash
Comme un bon vin, c’est cet esprit de résistance qui permet aux idées d’Ecotopia de si bien vieillir. Le roman trouve en 2021 un écho plus que favorable auprès d’une population consciente de l’impasse de nos modes de vie. Sans doute parce que, malgré la succession de rapports scientifiques plus alarmants les uns que les autres, nous peinons toujours à formuler clairement un futur souhaitable en remplacement de notre présent. Comment dessiner un futur qui intégrerait les exigences du déréglement climatique, du respect de la biodiversité et de la transition énergétique, sans pour autant nous donner l’impression que le reste de nos vies sera fait de privations et de frustrations ? Maintenant que le destin de notre planète est connu dans ses moindres détails, ne manque-t-il pas à l’arsenal des mesures proposées la capacité à partager un récit commun qui donne envie ?
Tous les grands mouvements sociaux et sociétaux sont basés sur un “récit commun”.
Les Trente Glorieuses ont trouvé dans les productions hollywoodiennes une ode à la surconsommation et au dépassement de nos limites physiques et matérielles (on pourrait ajouter le machisme ordinaire et un racisme à peine déguisés à cette liste…). Hollywood a d’ailleurs prévu l’antidote en produisant depuis les années 80 de multiples versions d’un futur cauchemardesque et techno-pessimiste, alimentant l’idée qu’aucun autre futur n’est possible. C’était mieux avant : tremble, bourgeois !
Même l’avènement du numérique et la philosophie techno-solutionniste de la Silicon Valley trouvent leur origine dans une vision utopique des années 60-70, comme le décrit très bien Ted Turner dans son Aux sources de l’utopie numérique (liens dans la rubrique suivante). Pas de grands récits partagés cependant, ce qui laisse la voie libre aux dystopies hollywoodiennes sur les robots tueurs et la surveillance de masse façon Minority Report. Le numérique c’est dangereux : achète mes VHS et mes 33 tours.
Pour celles et ceux qui se retrouvent dans le mode de vie qu’il décrit, Ecotopia est un bel exemple de l’adage de Gibson : « le futur est déjà là, il est juste inégalement distribué ». Certain.e.s d’entre vous pratiquent peut-être déjà chez eux les principes écotopiens.
Mais Ecotopia, vendu à plus d’un million d’exemplaires, n’a pas réussi à pénétrer les discours politiques de l’époque. Sommes-nous prêts aujourd’hui pour un nouveau récit capable de transformer l’ensemble de la société ? Qui l’écrira ?
Curieux d’avoir votre avis sur le sujet.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le podcast des Noémies sur l’importance des récits Penser et écrire le futur.
Une très bonne critique d’Ecotopia sur France Culture (2020) Lisez "Ecotopia" de Ernest Callenbach, une façon de (re)penser le monde d'aujourd'hui...
Si vous souhaitez approfondir le sujet des “penseurs, auteurs et philosophes qui ont raconté l’écologie avant le 20ème siècle” : Thoreau, Virgile, Elisée Reclus, François d'Assise... sept précurseurs de l'écologie
Plus proche de nous, l’histoire de Bernard Moitessier, le navigateur qui a fait un tour du monde et demi en solitaire en 1968. Affaires sensibles : la Longue Route de Moitessier dont je vous recommande également la lecture du journal de bord
Le formidable Into the Wild de Jon Krakauer dont vous avez peut-être vu l’adaptation cinématographique.
Une critique du livre de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence par Samuel Göeta.
Le projet de “fictions positives” BrightMirror. Bright Mirror : une fiction collaborative pour remettre de l’utopie dans le futur
Un autre projet d’appel à récits positifs chez les copains de Dixit.net : Prendre la Vague
🤩 On a aimé
Nos trouvailles en vrac pour vous inspirer
Comment naviguer sur le web est devenu si pénible : à tester vous-même How I experience the web today
Très chouette visualisation des “croisements de tendances”. Un visuel qu’on aurait adoré produire nous-mêmes à l’agence, vu que l’on organise notre veille exactement comme cela. Megatrend
Autre représentation graphique originale : des morceaux de musique traduits visuellement par un artiste allemand qui “met en images” des éléments comme leurs fréquences, rythme et niveau sonore. I can see music, Gunther Kleinert
Cet ingénieur lui recueille les sons, annonces et sirènes des métros du monde entier. Tuuuuuuuuut. Zoomzooomzooomzooomzooom The Sound of Subways Around the World: A Global Collection of Subway Door Closing Announcements, Beeps & Chimes
Pour finir, 50 mini-sites amusants pour tester à quoi peut servir l’intelligence artificielle. We created 50 fun artificial intelligence (AI) pages you can use for free
C’était un plaisir de vous avoir avec nous encore aujourd’hui. Bon courage pour la rentrée 💪
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👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte *les futurs possibles* en fiction. Pile poil dans notre sujet de la semaine !
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane