Travailleurs de partout, travailleurs de nulle part
L'écart se creuse entre ceux qui peuvent travailler d'où ils veulent et ceux qui n'ont même plus de lieu de travail. Travail à distance et distance au travail, deux salles deux ambiances #189
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société. En savoir plus sur cette lettre : À propos
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💌 Vous et moi
Parfois mon activité de conseil s’apparente à de la géologie, lorsque je cherche à “creuser jusqu’au rocher” pour comprendre un sujet. Parfois elle ressemble à de la permaculture lorsque les choses se relient presque par hasard pour former d’étonnants bouquets.
Cette semaine j’ai été surpris de découvrir dans mes pérégrinations plusieurs facettes très différentes d’un même sujet : le lien entre travail et mobilité.
D’abord le démarrage d’une nouvelle mission, qui nécessite de ré-interroger le rapport au bureau dans un contexte de télétravail massif. Ensuite une conférence à réaliser sur le futur des mobilités, futur sans cesse revisité à mesure que la sidération de la pandémie laisse place à des changements plus durables - et potentiellement plus explosifs.
Comme un enfant longtemps désiré mais arrivé trop vite, le télétravail s’impose, mais tout le monde ne l’accueillera pas dans les mêmes conditions.
C’est pourquoi l’annonce récente par le co-fondateur d’Airbnb que ses salariés seront désormais libres de travailler d’où ils veulent m’a à peine surpris. Les difficultés de recrutement sont telles depuis quelques temps que cette décision est sans doute un mélange de pragmatisme et d’opportunisme. Et puis, faire rêver d’ailleurs et de voyages permanents, n’est-ce pas le propre d’Airbnb ? Mais vu que mon banal post sur LinkedIn a fait près de 200 000 vues, je me suis dit que cela valait peut-être la peine de s’y attarder.
Et c’est là que je suis tombé sur une étude qui a priori n’avait rien à voir avec le sujet. Une consultante et une enseignante partageaient des travaux mettant en évidence une autre réalité du travail à distance : près de 10 millions de français ont un métier qui nécessite de déplacements longs et fréquents. Livreurs, chauffeurs, artisans, vigiles, personnel de maison, infirmier,…Pour eux, le travail à distance a un goût de gas-oil, de sandwichs industriels et de SMS au volant.
Cerise sur le gâteau, j’ai été sympathiquement invité à visiter une exposition de photographies sur le thème…du rapport à la mobilité, grâce à une immersion dans le quotidien de dizaines de français (liens plus bas).
La boucle était bouclée. Ne manquait plus que de consacrer une newsletter à ces deux facettes du télétravail : le travail à distance, et la distance au travail. En route.
Sans Repos, de Grégoire Eloy à l’exposition Les vies qu’on mène à la Cité des Arts de Paris. Courez-y ! Lien plus bas.
🎯 Cette semaine
En début d’année le co-fondateur d’Airbnb, Brian Chesky, indiquait qu’il allait désormais “vivre chez Airbnb” et voyager de ville en ville pour mieux comprendre une évolution radicale qu’il constatait : les gens ne séparent plus comme avant travail et voyage. Ils font les deux en même temps. 5 mois plus tard, il annonce que ses salariés ne seront désormais plus obligés de s’attacher à une ville en particulier, et pourront voyager et travailler d’où bon leur semble.
Son approche est d’abord pragmatique : il y a 10 ans les startups attiraient les talents avec des bureaux qui ressemblaient à des magazines de déco et des avantages sur site. Aujourd’hui elles les attirent en leur permettant de…rester chez eux. Ça a l’air de marcher. Une semaine après cette annonce 800 000 personnes ont consulté ses pages “carrière”.
Elle est également opportuniste. “C’est clair que la flexibilité marche pour Airbnb”. L’entreprise voit que l’activité de ses salariés n’a jamais été aussi productive que ces deux dernières années. Pourquoi revenir en arrière ? Ironie de la situation, les bureaux et salles de réunion d’Airbnb à San Francisco reproduisaient à l’identique des hébergements de la plateforme. Ce sont maintenant ces hébergements qui accueilleront les bureaux éphémères des digital nomads. Chesky s’engage même à travailler avec les villes volontaires pour faciliter la migration de ces nouveaux travailleurs, c’est à dire régler les menus problèmes que sont les visas, statuts fiscaux et sociaux et autres paperasses de sédentaires pré-COVID.
Le co-fondateur rappelle tout de même que cette nouvelle organisation ne sera possible qu’à deux conditions :
· les équipes doivent se voir pour de vrai régulièrement; l’entreprise ne sera pas full remote, ceux qui le souhaitent pourront d’ailleurs continuer à aller au bureau
· les outils et environnements de travail doivent être efficaces et adaptés.
Je ne serai pas surpris qu’après avoir réduit le champ de ses activités pendant la crise sanitaire, Airbnb développe à nouveau des services additionnels à ses hébergements. Par exemple le coaching pour s’installer dans une ville, le déménagement, la conciergerie, la garde d’enfant, des cours de langue, et tout ce qui est nécessaire pour rester quelques trimestres dans des lieux cools. Ces tâches seront sans doute proposées aux hôtes eux-mêmes. Et ils bénéficieront désormais de milliers de salariés d’Airbnb pour les tester et les améliorer.
Passons maintenant à la deuxième salle, deuxième ambiance.
Quand on parle de travail à distance, on pense plutôt à Airbnb qu’à Samsic. Et pourtant, beaucoup de travailleurs n’ont plus de bureaux ni lieux de travail fixes depuis longtemps.
10 millions de personnes, soit 40% des actifs (non ce n’est pas une erreur) peuvent être considérées comme des travailleurs mobiles. Ils sont sur le terrain, prennent souvent leur service directement sur leur “lieu de travail” (chez un client, un patient,…), qui peut changer chaque jour voire plusieurs fois par jour. Ils sont agents de sécurité, de maintenance, de surveillance, de nettoyage, artisans, commerciaux, livreurs, soignants,...Pour eux la mobilité est forcément individuelle et motorisée. Ils ne sont pas identifiés correctement par l’étude des déplacements “domicile-travail” ni des “déplacements professionnels”. Quand vous êtes chauffeur ou aide à domicile et effectuez 50 à 120 km vers plusieurs destinations différentes chaque jour, se déplacer fait partie intégrante de votre activité. Et toute hausse des coûts de déplacement compte double pour vous.
Les auteures de l’étude regrettent le manque de prise en compte de ces populations par les politiques publiques, que ce soit par la sociologie, l’aménagement ou la fiscalité.
Et comment travaillent-ils ? Je ne suis pas un expert du domaine, mais j’imagine que bien peu de solutions de travail “collaboratives” se sont intéressées à ce marché. Au contraire le quotidien de ces travailleurs est rythmé par des pointages systématiques sur les machines qu’ils sont sensés alimenter, réparer ou utiliser. Soumis à cette surveillance invisible, ils sont pourtant obligés eux-même de rester visibles, en portant uniforme et en étant en permanence évalués par les clients. Le pire du travail posté et le pire du travail en extérieur.
De même, c’est tout l’aménagement de la ville qu’il faudrait revoir pour faciliter la vie quotidienne de ces 10 millions de personnes. Bien sûr le commerce s’est adapté. L’offre de restauration “à emporter” a littéralement explosé, envahissant rues et rond-points. Mais où peuvent-ils échanger avec leurs collègues, faire un devis, se reposer ou simplement aller aux toilettes ?
Alors que les télétravailleurs ont autour d’eux pléthore d’offres de coworking, hôtels et cartes de fidélité, ne faudrait-il pas inventer des espaces et services “distribués” pour ceux dont l’activité est fragmentée entre mille lieux, employeurs et horaires décalés ?
La ville du futur ne sera sans doute pas celle des salariés nomades d’Airbnb, mais elle n’est pas non plus encore celle des salariés mobiles de Securitas ou de Onet. Une belle mission pour les urbanistes post-pandémie non ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’annonce du droit des employés d’Airbnb à “vivre et travailler d’où ils veulent” Airbnb’s design for employees to live and work anywhere
L’étude de Manon Loisel et Magali Talandier sur les “travailleurs mobiles” qui représentent 40% des actifs et 10 millions de personnes en France Les travailleurs mobiles, un angle mort des politiques publiques
La page “carrières” du site airbnb aurait été visitée 800 000 fois suite à l’annonce de son fondateur. Airbnb said more than 800,000 people flocked to its careers page after it announced that employees could live and work from anywhere
Sur le livre The Road to Somewhere de David Goodhart Gens de n'importe où et peuples de quelque part
Une très belle émission de France Culture sur le sujet des mobilités dans la “vraie vie” Sur les routes de France avec Nicolas Mathieu et Patrick Tourneboeuf
J’en profite pour remercier encore le Forum des Vies Mobiles qui m’a invité à visiter la très belle exposition Les vies qu’on mène à la Cité des Arts de Paris. “16 photographes du collectif Tendance Floue et un photographe de l’agence Magnum Photos ont parcouru les quatre coins du territoire français et posé leurs regards singuliers (étonnés, empathiques, distants...) sur ses habitants”. Les vies qu'on mène - avec les photographes de Tendance Floue
Précipitez-vous elle ferme le 19 !
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Et un acteur de moins dans les “nouvelles mobilités”.
ShareNow, l’entreprise spécialisée dans l’autopartage, elle-même fusion de DriveNow (BMW) et FreeNow (ex-Car2Go, Daimler), vient d’être vendue à Stellantis (dont fait maintenant partie PSA, j’espère que vous suivez). Dans ce monde de produits qu’est l’automobile, les constructeurs n’auront jamais réussi à construire un modèle rentable autour des services de mobilité. Quand on pense aux moyens qu’ils avaient à disposition, c’est à se frapper la tête contre le pare-brise. Un indice pour moi ne trompait pas : plus de 10 ans après le lancement de Car2Go, les Smarts de ShareNow n’étaient toujours pas équipées en usine de dispositifs leur permettant d’être facilement partagées. Ceci montrait bien le peu de lien entre les différentes business units de la marque.Stellantis va-t-elle réussir à développer des offres de mobilité partagées qui sont toujours présentées (à raison) comme l’avenir de la mobilité ? On ne voit pas bien comment, vu que, en matière de technologies notamment, la nouvelle entité a déjà montré clairement qu’elle allait se reposer sur des géants du numérique comme Amazon.
Le service, ce n’est pas ce qu’on ajoute après le produit mais une expérience intégrée de A à Z dans un modèle bien différent de celui qui consiste à produire, vendre et financer des véhicules,…
Pour aller plus loin :
Dans l’excellente newsletter TNMT: German Automakers Ditch Car-Sharing
Dans Le Monde « Pourquoi Stellantis est l’un des rares grands constructeurs automobiles à croire encore à l’autopartage »
Sur Amazon et Stellantis Amazon et Stellantis collaborent pour intégrer des expériences connectées orientées client dans des millions de véhicules, accélérant ainsi la transformation software de Stellantis
Des véhicules autonomes existent à une échelle industrielle, et sont déjà en train de bouleverser tout un secteur vital pour l’économie mondial. Il s’agit pas d’automobile mais d’agriculture, où le constructeur d’engins agricoles John Deere progresse dans la chaîne de valeurs grâce au numérique en s’immiscant de plus en plus dans les activités des agriculteurs. John Deere is slowly becoming one of the world’s most important AI companies
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Je ne me lasse pas de la créativité de cette cartographe. Une fois encore on touche au génie. Les tenues du Met Gala as Des graphiques de l’INSEE
Il y a ceux qui se livestreament en train de jouer sur Twitch. Cet étudiant anglais se filme en train de réviser, suivi en direct par près de 500 000 spectateurs. Si vous n’avez pas d’ados comme moi à la maison, cela peut vous paraître étonnant. Mais oui, la pandémie a aussi créé cela : pour s’encourager et se sentir moins seuls devant leurs révisions, beaucoup d’étudiants laissent la caméra ouverte. Why half a million people watch me study on TikTok
Cette pratique nous viendrait de Corée, où les étudiants pratiquent le Gongbang, les émissions d’études” en direct Gongbang - Wikipedia
Et pour finir avec de la mobilité - comment les piétons marchent en groupe : en V, en U, en W ? Si vous ne connaissez pas Fouloscopie, en voici une version BD ! Fouloscopie - Marion Montaigne parle de piéton.
C’est fini pour aujourd’hui !
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Et n’oubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Un début de réponse concernant les toilettes, pour les nomades qui subissent :
https://www.icitoilettes.fr/app.html