Un pivot dans le rétro
Comment passer d'un modèle économique à un autre et changer de marché sans perdre le Nord ? Interview de Roland Schaumann le CEO de la startup Ian Motion #236
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
Vous êtes 7 759 abonnés à recevoir cette lettre. Bienvenue aux nouvelles et nouveaux et merci aux autres pour leur fidélité.
Vous avez découvert cette lettre par un autre canal ? Abonnez-vous pour la recevoir directement dans votre boîte :
🧭 De quoi allons-nous parler
Pour polluer moins vous pouvez faire du vélo, prendre le bus ou acheter un véhicule électrique. Mais savez-vous que vous pouvez aussi remplacer le moteur de votre vieille 307 par un moteur électrique ? On appelle cela le rétrofit.
J’ai rencontré Roland Schaumann par l’intermédiaire d’un investisseur qui souhaitait que je “boxe” son positionnement de marché (je suis souvent sollicité pour ce type d’intervention). La communication de sa startup Ian Motion était hyper sympa : des voitures citadines mythiques que l’on pouvait faire revivre en leur implantant un moteur électrique à la place de leur vieux moulin huileux. Sympa mais pas si simple à développer comme vous allez le découvrir dans le récit ci-dessous.
Depuis ce premier échange nous sommes restés en contact et avons souvent échangé sur différentes questions techniques ou business. J’ai donc suivi avec d’autant plus d’intérêt les récentes évolutions de Ian Motion et j’ai proposé à Roland de nous raconter ce chemin sinueux.
Derrière chaque succès il y a des “courbes en S” et parfois même ce qu’on appelle des “pivots” : des changements radicaux de modèles économiques et/ou de marchés. Il est assez rare que les fondateurs acceptent de les raconter, ce qui rend ce témoignage d’autant plus précieux.
Mélange de réalisme, de retours d’expérience et d’humilité, ce voyage vaut tous les récits de succès.
Merci Roland pour ces explications !
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : histoire d’une startup, le chemin de l’idée au marché. Le texte ci-dessous est une retranscription de notre échange. Les titres et la conclusion sont de moi.
La première Mini e-conique de Ian Motion.
Transformer votre Mini en véhicule électrique
Nous avons créé la société en 2016 avec 4 associés fondateurs issus du monde de l’ingénierie moteur automobile. Notre ambition à l’époque : développer le rétrofit électrique à batteries sur des véhicules routiers en France et en Europe, là où le mix énergétique en amont était vertueux. Concrètement, nous voulions être en mesure de transformer un véhicule essence ou diesel en véhicule électrique pour un coût inférieur à celui d’un véhicule électrique d’occasion. Nous avons ciblé d’emblée les véhicules particuliers car c’est ce qui nous semblait avoir l’impact potentiel le plus important.
En 2017 nous avons été soutenus par des investisseurs privés, essentiellement des entrepreneurs et non des venture capitalists. Nous avancions pas à pas, sans chercher à lever des sommes importantes.
La même année nous avons commencé à développer notre solution de “chaîne de traction électrique à batterie pour véhicule personnel”. En parallèle nous avons effectué des actions de lobbying pour faire changer la réglementation. Celle-ci rendait impossible à l’époque l’homologation et donc la commercialisation de véhicules transformés (pour info le coût s’approche de 250 000€ après changement récent de la réglementation).
L’arbre qui cache la forêt
Ce temps passé en lobbying a été sans doute trop important et nous a détourné de l’analyse du marché qui aurait pu être plus rigoureuse. À l’époque la difficulté d’homologuer un véhicule rétrofité était l’arbre qui cache la forêt pour les pionniers qui comme nous se lançaient sur ce marché. Nous pensions et disions que ce blocage était responsable des difficultés d’accès au marché que l’on rencontrait. En observant ce qui se passait dans d’autres pays à la réglementation plus favorable, nous aurions pourtant dû réaliser que même dans ces pays sans barrière à l’entrée l’industrie du rétrofit ne s’était pas développée.
Business à obsolescence programmée
Autre difficulté du rétrofit, l’obsolescence. Nos investisseurs nous ont aidé à réaliser le caractère éphémère de l’activité que nous souhaitions développer.
Contrairement au marché du neuf, celui du rétrofit a une durée de vie limitée. Dans une perspective où l’interdiction des véhicules thermiques est planifiée, la filière du rétrofit devra s’arrêter d’elle-même car soit le besoin sera comblé (les véhicules thermiques seront transformés) soit il n’y aura plus de besoin puisque le reste du parc sera électrifié. Ne resteront que les réfractaires les plus durs à convaincre. Évidemment avec ce constat difficile d’imaginer construire une filière durable et lever les fonds correspondants.
Entre 2017 et 2020 nous avons surtout touché les early adopters, des propriétaires de voitures de collection qui souhaitaient en faire des jouets chic et green. Concrètement nous transformions les véhicules de gens qui s’en servaient pour des démonstrations ou des rassemblement de passionnés. Nous cherchions aussi des clients à l’étranger.
Le confinement est arrivé en 2020, nos revenus baissaient et nous comprenions que notre ambition de départ - avoir un impact à l’échelle pour décarboner la mobilité - s’éloignait.
Écouter le marché pour le comprendre
Nous sommes une équipe 100% technique. Notre première étude de marché n’était pas très fine : on a donc décidé de sonder beaucoup de monde pour comprendre petit à petit le marché. Nous avons eu ensuite des centaines de personnes au téléphone : des particuliers, des pros, des gestionnaires de flottes,...C’était important de consulter un public très large pour sortir de nos conversations d’experts.
Donc en 2020 nous réalisons que nous sommes face au mur de l’argent : rétrofiter un véhicule est tout simplement trop coûteux. Nous nous étions fixés comme objectif de modifier votre véhicule pour un prix inférieur à ce que vous aurait coûté un véhicule électrique d’occasion. Cet objectif n’était pas inatteignable à court terme, mais c’était un problème d’oeuf et de poule. Pour atteindre ces coûts il aurait fallu des investissements massifs et pour amortir ces investissements nous avions besoin de ventes massives. L’industrie automobile est une industrie de forts volumes et de faibles marges. Rétrofiter un véhicule revient nettement moins cher que d’en concevoir un nouveau, mais ce sont quand même des coûts impossibles à supporter pour une startup.
Question de timing
Nous avons été très tôt sur le marché, à une époque où il fallait encore beaucoup “évangéliser”. En 2017 par exemple la plupart des gens que nous interrogions n’étaient pas conscients que l’on pouvait même changer le moteur d’une voiture.
L’arrivée récente de véhicules thermiques de nouvelle génération rend également plus difficile leur rétrofit. Plus le véhicule est récent, plus c’est compliqué de le rétrofiter : il embarque de plus en plus d’électronique, avec de nouvelles réglementations à respecter,..
Nous devions donc nous concentrer sur le marché de véhicules plus anciens que leurs propriétaires souhaitaient faire durer.
Dilemme de l’automobile électrique : comment avoir de l’impact ?
Cette période de basses eaux nous a poussé à nous poser des questions existentielles : quel est notre métier ? Quel est le but de la société ? Nous ne souhaitions pas devenir un constructeur sur un marché de niches. Nous voulions avoir un impact positif en trouvant une solution qui puisse servir au plus grand nombre.
En septembre 2020, nous sommes revenus en arrière en nous demandant : avec le rétrofit on économise la caisse et les trains roulants, mais si on ajoute des batteries lithium-ion et du cuivre, est-ce qu’on économise les bonnes matières premières ? La batterie est très impactante environnementalement parlant. Est-ce qu’on a la bonne démarche en conservant ces gros véhicules sur la route ? Ne faut-il pas tout revoir et faire des véhicules réparables, plus petits (à l’instar de la démarche Extrême Défi de l’ADEME) ?
À la recherche d’un nouveau modèle et de nouveaux marchés
Si on arrive à garder sur la route tous les véhicules électriques, ne serait-ce pas déjà une bonne première étape ?
Nous avons étudié le modèle de la réparation et du prolongement de la vie des véhicules électriques. Comment démanteler correctement un véhicule électrique et réutiliser ses pièces pour en réparer d’autres ? Mais en 2020 le vivier était trop petit, il n’y avait tout simplement pas assez de véhicules hors d’usage. Nous étions (encore) trop tôt sur ce marché.
S’est posée alors la question de devenir un bureau d’études pour valoriser tout ce que l’on avait appris en 4 ans. Nous avons hésité car par rapport à notre projet de départ cette perspective nous paraissait assez éloignée de nos ambitions. En plus nous avons testé ce positionnement en juillet 2020, sans doute le pire moment pour lancer un tel service !
C’était une période de doutes, épuisante moralement mais très enrichissante et passionnante au final, car tout était ouvert.
Nous avons finalement opté pour un positionnement différent : fournisseur de composants et de services pour les systèmes électriques à batterie. Lors de notre exploration du marché plein de gens étaient venus à notre rencontre non pas pour le rétrofit de voitures, mais pour l’électrification des engins off road : les engins de chantier, machines et véhicules agricoles, les groupes électrogènes,...Dans ce marché le niveau de connaissances et de compétences était bas alors que la demande était réelle et solvable. Si vous êtes un constructeur de machines ou d’engins de chantiers et que vous souhaitez électrifier vos produits, trouver les bons professionnels est une gageure : il faut trouver le moteur, la batterie, l’électronique de puissance, les accessoires, chargeurs,...Le niveau de complexité est élevé et nécessite de passer par de multiples acteurs, que ce soit en première monte (produit neuf sorti de l’usine) ou en rétrofit.
Or quand des acteurs de la filière venaient visiter notre atelier, ils ressortaient ravis en nous disant qu’ils avaient appris plein de choses. C’était un signal à suivre !
Faire rimer rétrofit avec product/market fit
Nous nous sommes dits que nous pourrions prendre un cran de recul en devenant fournisseurs de produits, conseils et formations en B2B, pour des professionnels qui fabriquent ou gèrent des engins off road (hors voirie : chantiers, agriculture, bateaux,...). Plutôt que de chercher à séduire le particulier, cibler les professionnels qui souhaitent décarboner leur activité. Nous avons envoyé un email accrocheur à des entreprises qui proposaient du rétrofit sur ces secteurs notamment à l’étranger, en leur proposant un moteur et des solutions. Nous savions que notre offre était pertinente pour leur activité : bonnes performances, disponibilités, pas trop cher. Résultat : plus de 50% de retour à notre email en moins de 24h : nous avions trouvé notre marché !
On a vendu directement quelques moteurs suite à ces emails, et même si on est pas arrivé au bout de tous les deals, c’est le test qui comptait : on savait identifier ce dont avait besoin ce genre de sociétés. Nous leur avons mis à disposition des packs de batteries, des calculateurs, de l’électronique de puissance. Ian Motion est devenu un “magasin pour professionnel”. Le rétrofit automobile est devenu marginal dans notre activité.
Développer la culture et l’écosystème électrique
Suite aux dizaines d’entretiens que nous avons réalisés, nous nous sommes rendus compte que la filière de l’électrification manquait en quelque sorte d’une culture et d’une connaissance de leur écosystème. Si l’évangélisation est maintenant achevée, il est toujours difficile de repérer de fournisseurs, d’entrer en contact avec eux et de bénéficier d’une assistance technique pour mener à bien ces opérations sur de petites séries. En automobile il y a de gros fournisseurs et équipementiers mais pour de plus petites séries dans des secteurs plus restreints, la capacité des fournisseurs à répondre rapidement à une demande est limitée. Si vous contactez un fournisseur en Europe pour les équipements nécessaires à l’électrification, cela peut prendre plusieurs semaines avant d’avoir un rendez-vous en visio, puis encore du temps pour signer une clause de non-concurrence, et ensuite encore un certain délai pour obtenir un devis. La comparaison avec les fournisseurs chinois est frappante. Les Chinois sont trop forts dans la relation-client et dans la relation technique. Leurs fournisseurs sont joignables rapidement et on peut avoir un devis dans la journée et le produit la semaine suivante.
Nous venons donc de lancer le nouveau Ian Motion : devenir concepteur et fournisseur d’un certain nombre d’éléments essentiels et difficiles à trouver aujourd’hui comme batteries, moteurs et calculateurs, proposer l’ingénierie qui permet de dimensionner et faire fonctionner l’ensemble, ainsi que des formations pour rendre autonomes nos clients.
Et ensuite ?
Ensuite il faudrait que d’autres acteurs contribuent à structurer cet écosystème. Identifier les acteurs, favoriser leurs relations, faire monter en compétences et diffuser ces savoir-faire. Des clusters comme ID4Car font déjà un très bon travail, il faut maintenant accélérer pour accompagner l’appétence des acteurs d’autres filières (travaux publics, agro-forestier, plaisance,…) pour des solutions pratiques et accessibles. Après l’évangélisation, il est temps de consolider ce marché.
Chaîne de traction électrique. C’est moins sexy qu’une Mini, mais c’est là où se trouve le marché (tous les visuels de l’article : Ian Motion)
Ce que cela m’évoque
Mes réflexions suite à cet entretien.
Il est assez rare d’avoir le privilège de recueillir ce type de feedback de la part de fondateurs. J’en tire des conclusions à la fois générales et particulières sur la difficulté de trouver son marché et passer à l’échelle 🔋🚀
Toutes les startups ne sont pas à Station F : Ian Motion a implanté son atelier au Mans à proximité d’un écosystème local centré sur les mobilités et l’électrification; cela a peut-être joué dans leurs rapports avec les actionnaires et leur stratégie de croissance.
Avoir de l’impact c’est compliqué : en particulier dans la mesure de l’impact carbone, il est nécessaire de réinterroger son modèle pour éviter des dérives contre-productives; dans le cas de Ian Motion abandonner le rétrofit de la voiture particulière a été difficile mais a permis de ne pas se cantonner au marché de niche des véhicules de collection.
Capacité d’éxécution : les 4 fondateurs ont développé des compétences très pointues dans l’électrification des véhicules, leur permettant de concevoir eux-mêmes des éléments de la chaîne pour en faire des produits; mais ils ont également su écouter leur marché en passant des centaines d’heures à interroger les acteurs de l’écosystème.
Modèle économique : plutôt que lever des fonds pour se développer à grande vitesse à une époque où c’était encore faisable, les fondateurs ont cherché à construire une activité intrinséquèment viable et qui génère des fonds propres. La capacité d’investir leur a manqué cependant et c’est un problème plus général : il est plus simple pour une startup de trouver de l’argent pour financer de la pub sur Facebook que des usines dans la Sarthe.
Comprendre son marché plutôt que vendre son produit : on insiste beaucoup sur les capacités de “vendeurs” des startupeurs; dans le cas de Ian Motion, leur évolution montre que l’important en phase d’exploration n’est pas tant la capacité à vendre que celle d’écouter les signaux du marché.
Le timing : cette capacité à “lire” son marché se conçoit de manière dynamique; comprendre si l’on est en avance ou en retard de phase est aussi important que de savoir quantifier précisément un marché; savoir se situer sur la courbe d’adoption d’un produit innovant est essentiel également : pour Ian Motion le “recul” a consisté à chercher une “plage de débarquement” en l’occurence les acteurs du off road en attendant une évolution du marché grand public du véhicule particulier.
La résilience : 6 ans après les débuts, les 4 fondateurs sont toujours là; ils ont accumulé une somme unique de connaissances et abordent le marché croissant de l’électrification avec confiance.
J’espère que ce témoignage vécu vous a autant intéressé que moi. Si vous avez d’autres exemples de pivots de startup intéressants, n’hésitez pas à les partager.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Tout savoir sur le rétrofit électrique - le site officiel du Ministère de la Transition Écologique
La newsletter de Ian Motion qui explique en détail l’arrêt de la commercialisation de véhicules rétrofités et le changement de modèle : Virage à 180°
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Le plastique, c’est pas fantastique. Cet outil interactif vous permet de comprendre l’omniprésence du plastique aujourd’hui et simuler l’impact de politiques publiques - Global Plastic Policy Tool
Transformer sa rue en rue sans voiture comme aux Pays-Bas - Add a touch of Dutch to your street
Un chatbot pour remplacer votre psy, ça vous tente ? ELIZA: a very basic Rogerian psychotherapist chatbot
Les cyclistes qui pédalent dans leur cave connectés à d’autres coureurs trichent aussi. Ils devraient essayer Eliza. One man’s quest to end cheating in virtual cycling
Connaissez-vous les hallucinations stroboscopiques ? Testez ce générateur - Strobe Illusion
Pour terminer, si vous pensez qu’il suffit de brevets pour monter une startup, ce site recense les brevets qui prennent fin aujourd’hui - Expatents
💬 La phrase
“Celui qui n’accepte pas de faire l’apprentissage du moins est certain de perdre son temps”. Nicolas Bouvier - Chronique japonaise
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Très intéressant
en effet, retour d'exp. bien trop rare mais o combien entichissant -- merci bcp (et bonne continuation a Ian Motion!)