Faut-il choisir entre la Ville du Quart d'Heure et la Livraison en 10 minutes ?
La manière de faire ses courses définit-elle vraiment le mode de vie urbain que l'on désire ? La ville et les services numériques sont-ils fatalement antagonistes ? Décryptage #166
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société.
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💌 Vous et moi
Le télétravail est devenu un sujet récurrent dans cette newsletter depuis le premier confinement. Derrière ce terme déjà désuet se cache en réalité une déstructuration de nos modes de vie beaucoup plus profonde. Lorsque le “métro-boulot-dodo” déraille, c’est toute la chaîne de nos habitudes urbaines qui se transforme : où nous mangeons, comment nous faisons nos courses, comment on bavarde et flirte, où s’arrête la vie pro et commence la vie perso,...Même si tout le monde ne télétravaille pas, ces changements révèlent en creux l’empreinte profonde du travail (et des études) dans nos vies et dans nos villes.
Je vous propose de traiter cette semaine les intersections entre deux concepts qui résument bien les tensions de la ville post-COVID : la Ville du Quart d’Heure et la Livraison en 10 minutes.
Le rapport au temps - de trajet, de livraison - n’est pas leur seul dénominateur commun. Une certaine vision de la ville, de la sociabilité et des rapports économiques est en jeu. Une propension aussi à vouloir moraliser des comportements sans forcément bien les analyser. La place du numérique enfin, qui vient brouiller les lignes entre activités, acteurs et modèles d’affaires.
Vous trouverez comme d’habitude les liens utiles suite à ce chapitre, et ensuite les résultats tant attendus de notre sondage sur l’innovation. Merci encore pour votre participation !
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué
À ma droite, la ville du quart d’heure.
À ma gauche, la livraison en 10 minutes.
La première veut vous faire sortir de chez vous, mais pas trop loin et pas trop vite.
La seconde veut vous apporter ce que vous pourriez trouver dehors, sans bouger de votre fauteuil, dans le temps nécessaire pour lire cet article.
Dans la première, des riverains partagent un repas de l’association de quartier en bas de chez eux, après avoir pris chez le fromager des nouvelles de la vieille voisine qu’on a pas vue depuis longtemps.
Dans la seconde, le SMS d’un livreur pseudonymé vous indique que votre “panier” est dans l’ascenseur; vous quittez à regret votre série préférée/réunion Teams/jeu en ligne (plusieurs choix possibles) pour récupérer vos courses avant que la vieille voisine ne se plaigne des odeurs dans l’ascenseur et du bruit des scooters dans la cour.
Sans surprise, la première recueille les louanges de la majorité des “gens qui font la ville”. De Paris à Los Angeles, urbanistes, sociologues et élus ne jurent que par la 15-minute City, nouvel étendard de la lutte contre le déréglement climatique, la mondialisation, la ségrégation spatiale et sociale, et j’en oublie.
La Ville du Quart d’Heure, vieux concept remis récemment au goût du jour, est une “proposition de développement d'une ville polycentrique, où la vie en proximité assure une mixité fonctionnelle en développant les interactions sociales, économiques et culturelles. Ce concept est basé sur un modèle ontologique de la ville pour répondre à leurs besoins à partir de 6 catégories de fonctions sociales : habiter, travailler, s'approvisionner, se soigner, s'éduquer, s'épanouir (…) Plus largement, elle serait aussi un “désir de vivre dans des villes, villages et quartiers fonctionnels et à taille humaine” (Wikipedia).
Mais pourquoi ceux qui encensent la ville du quart d’heure fustigent-ils la livraison en 10 minutes ?
Celle-ci représente tout ce qu’ils semblent détester :
des startups sans bureaux qui ne seraient que des intermédiaires entre livreurs, commerces et clients recrutés à grand coup de venture capital
des magasins sans vitrine appelés dark stores, entrepôts parfois souterrains situés au coeur des villes, et qui prennent forcément la place d’autres activités
des livreurs sans visage et sans protection sociale qui seraient obligés de risquer leur vie à scooter (interdits pour ce statut) quand ils n’utilisent pas les vélos en libre service de la ville (interdits pour cette activité)
des clients sans scrupule qui seraient eux aussi moralement coupables d’être de plus en plus exigeants sur les délais plutôt que d’aller faire les courses comme tout le monde.
Photo Rowan Freeman via Unsplash
Bref, plutôt que de jouer sur les temps de parcours ou de livraison, on aurait pu appeler la première “la ville avec visages” et la seconde “la ville sans visage”.
Que répondent les startups qui livrent en 10 minutes ?
Elles prétendent au contraire faciliter la vie des habitants des grandes villes qui passent déjà beaucoup de temps dans les transports. Quel est l’intérêt de faire la queue devant les caisses automatiques de la supérette du coin à 20h45 pour ramener des couches, du Comté et de l’huile d’olive ? Quelle différence entre récupérer une commande au Drive, à la supérette ou en bas de son immeuble ?
Le souci est qu’avec le télétravail - vous voyez, on y arrive - ce prétexte du temps utile paraît moins solide. Ne resterait alors que celui de “la galère (et non la flemme) de faire les courses”. De quoi hérisser ceux qui font justement la promotion des achats de proximité.
Fidèle à la ligne de cette lettre, je propose de partager mes réflexions sur la confrontation de ces deux modèles :
Les produits disponibles à la vente sur ces services ultra-rapides sont limités. On ne parle pas de remplacer les grosses courses du samedi ou une nouvelle paire de sneakers (pour cela il y a d’autres formules, mais pas en 10 minutes).
S’il s’agit de courses récurrentes et sans réel affect, pourquoi perdre du temps à les faire ? Pensez au Ouest-France dans votre boîte à lettres le matin ou à la bouteille de lait frais devant la porte en Angleterre. Le concept d’abonnement va s’étendre à des biens matériels.
La livraison rapide tire également profit des progrès de l’analyse des données qui permettent de prévoir finement vos besoins. Ces entreprises connaissent mieux vos habitudes alimentaires que vous et savent les corréler avec des évènements extérieurs (front froid en approche : bientôt une raclette ?).
L’impact de la livraison à domicile est souvent comparé à l’achat en magasin comme si ce dernier était par définition neutre en carbone. Mais que savez-vous exactement des livraisons en magasin ? La pharmacie par exemple, dont l’espace de vente sert essentiellement à vendre des produits non médicaux, use et abuse des micro-livraisons de proximité.
Dans des logements de plus en plus petits, les dark stores qui stockent ces produits ne sont-ils pas l’équivalent des “greniers” communs d’antan, où l’on entreposait les denrées pour plusieurs familles ? Saviez-vous que le chiffre d’affaires du self storage (une pièce en plus,…) est plus important que le chiffre d’affaires du cinéma ? On remplace de l’espace par des flux.
Beaucoup de gens critiquent la gestion du temps des autres personnes, sans parfois se préoccuper du fait que, dans beaucoup de familles [alerte généralisation], les tâches ménagères sont écrasantes, a fortiori quand elles sont mal réparties au sein du couple; le gain de temps sur les courses du quotidien n’est-il pas à ranger dans la même catégorie que celui apporté à l’époque par l’auto-cuiseur programmable, le lave-vaisselle ou le congélateur ?
Aux États-Unis par exemple, des services comme GrubHub livrent déjà des repas et colis directement là où se trouvent les personnes en temps réel : le plus souvent des travailleurs sans bureau comme des gardiens, ouvriers sur des chantiers ou…commerçants de rue. On est loin des clichés du bobo fainéant.
La situation des livreurs en revanche est inqualifiable et ne devrait pas être tolérée de cette manière par les startups ni les autorités. La simple application des réglementations existantes devrait permettre déjà de “normaliser” cette activité et rendre sans doute plus difficile la surenchère que la constate actuellement.
En réalité, ces deux propositions ne sont que les deux faces de la même vie urbaine. Les principaux utilisateurs de la livraison en 10 minutes sont sans doute les mêmes habitants de la Ville du Quart d’Heure. Et ce n’est pas un paradoxe. Les “citadins” d’aujourd’hui utilisent les outils numériques comme une couche de services qui se surimpose à la quasi-totalité de leurs activités. Ils recherchent l’optimisation de leur temps, de leur argent et de leur expérience utilisateur. La livraison leur permet également d’optimiser leur espace disponible, un peu comme le cloud pour votre informatique personnelle.
Penser que la Ville du Quart d’Heure se fera sans ces pratiques numériques relève selon moi d’un voeu pieu.
Ensuite, les livreurs, caristes et autres préparateurs de commande sont les ouvriers du 21ème siècle. Parmi les derniers emplois “non qualifiés” encore présents en ville. Qu’on le veuille ou non, la logistique occupe aujourd’hui la place laissée vacante par l’industrie. On ne fabrique plus chez nous, on se fait livrer ce qui a été fabriqué ailleurs. D’où l’importance de normaliser ces professions en améliorant leurs conditions de travail et en les rendant beaucoup plus visibles. L’artisanat plutôt que l’industrie lourde.
Les commerces et activités enfin s’adapteront, comme ils l’ont toujours fait. Certains parviendront à monter leur niveau d’expérience afin de donner envie de les visiter. Ils serviront leurs clients où qu’ils soient : en boutique, chez eux, en mobilité. Préparateurs, serveurs, vendeurs, livreurs, télé-conseillers,… tous contribueront à l’image du commerce qu’ils représentent en créant des liens directs avec les consommateurs.
La Ville du Quart d’Heure sera d’abord une ville aux mille visages.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La récit du futur sur l’épicier qui livre les télétravailleurs du quartier. L’épicier
Le projet de grenier de proximité à Paris auquel nous avons participé avec Sogaris L’immeuble inversé - Réinventer Paris 2
Une enquête sur les nouvelles pratiques de consommation des urbains (la demande) E-commerce et pratiques de mobilité : regards croisés entre Paris et New York City
Une étude sur la situation des livreurs (l’offre) Étude sur les livreurs des plateformes de livraison instantanée du quart nord-est
La Ville du Quart d’Heure - définition Ville du quart d’heure - Wikipedia
Un article sur les pratiques (dérives) permises par la livraison en 10 minutes Livraison en 10 minutes : dans cinq à dix ans ce sera la norme.
Un très bel article qui dénonce la manière, parfois caricaturale, dont les commentateurs “citadins” parlent des “périphéries”. L’émancipation, au fond de la raquette de retournement.
🤩 On a aimé
“Voir ce que tous les autres ont vu et penser ce que personne n’a pensé”. Très fier que Noémie soit interviewée dans la newsletter de Marie Dollé sur son savoir-faire de chasseuse de tendances. Détecter les tendances : les astuces des trendcatchers
Et aussi…
Les résultats de notre mini-enquête “faut-il limiter l’innovation ?”
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Stéphane