Vos enfants iront-ils à l'École Duolingo ?
Personnalisée, patiente et impartiale. L'IA générative semble de prime abord bien adaptée à l'enseignement, soulevant des questions à la fois excitantes et inquiétantes. Décryptage #290
👨🚀 Certains mardis Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Récemment lors d’une conférence sur les IA génératives j’ai été interrogé sur le champ d’application qui me semblait le plus prometteur dans les années à venir pour celles-ci. Question piège à laquelle j’ai répondu spontanément : “l’enseignement”, ne réalisant qu’ensuite (véridique) que nous nous trouvions dans un lieu d’apprentissage. Pourquoi cette réponse ? En tant que parent, l’enseignement me semble resté largement à l’écart des progrès technologiques, qu’il paraît subir plutôt qu’embrasser. Pronote a remplacé le cahier de textes, le tableau blanc numérique est branché quelque part mais bon, soyons réalistes, la journée d’un collégien en 2025 ressemble à celle de ses parents en 1990. Je vous épargnerai les chiffres de l’échec scolaire, du classement PISA et du moral des enseignants car leurs causes sont beaucoup plus larges que le simple rapport aux technologies.
Cependant et c’est un fait, les IA génératives font déjà partie de l’enseignement qu’on le veuille ou non. Les sondages sur l’usage de ces solutions par les élèves oscillent entre 80 et 100%. Parmi les “10 choses que ChatGPT fait le mieux” (source) les 4 premières - rédiger, résumer, expliquer, brainstormer - intègrent la routine quotidienne des centaines de millions d’élèves du monde entier. Le deep research permet d’ajouter aux résultats obtenus des liens vers des ressources et des liens utiles. Dans le supérieur il n’est plus rare de voir des élèves enregistrer le cours en live et le “synthétiser” ensuite avec des solutions dédiées qui procurent résumé, approfondissements, et exercices d’application. En l’espace de quelques mois chaque lycéen, chaque étudiant s’est retrouvé doté d’un stagiaire-documentariste dévoué et infatigable. Faire sa scolarité sans utiliser ces solutions ressemblera désormais à un exploit de puriste digne des grimpeurs sans équipement.
Dans un autre registre, des applications d’enseignement des langues comme Duolingo ont naturellement intégré les IA génératives à toutes les strates de leur solution : conception de contenus, expérience utilisateur, gestion de la motivation…Le dirigeant de Duolingo a même poussé la démonstration jusqu’à envoyer un “avatar AI” (sous la forme de la chouette verte qui est la mascotte de l’app) répondre aux questions des analystes financiers. Luis von Ahn considère qu’au vu de tout ce que ses 116 millions d’utilisateurs lui ont appris sur la manière d’apprendre, “il ne voit pas ce qu’un ordinateur ne pourrait pas apprendre aux humains”. L’appétit de la petite chouette verte semble sans limite, le fondateur imaginant déjà des écoles dans lesquelles les élèves apprendraient sur Duolingo et les enseignants seraient réduits au rôle d’assistants maternels ou de pions (oui moi aussi j’ai toussé).
Nous sommes en 2025 à un moment passionnant dans lequel les acteurs en place utilisent déjà les IA pour “faire comme avant” mais plus vite, avec des coûts moindre,…tandis que de nouveaux acteurs essaient de disrupter le secteur en utilisant nativement ces technologies pour “faire de manière différente”. Bien entendu il ne faut pas prendre pour argent comptant le storytelling des dirigeants de start-up soucieux d’attirer des investisseurs et calmer les régulateurs. Pour les IA génératives nous sommes cependant sans conteste à un point de bascule. Reste à savoir qui, comment et quand cela va basculer, et c’est bien ce que nous essayons de faire ici.
Ce sujet nous touchant toutes et tous à la fois en tant qu’anciens élèves, parents et citoyens, je serai ravi d’avoir vos retours.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : qu’est-ce que l’IA peut apporter à l’enseignement ?
Comment motiver les apprenants ? L’exemple de Duolingo
Dans un podcast récent, son fondateur décrivait les idées qui, parmi tout celles qu’ils ont lancé depuis 14 ans, ont eu les meilleurs résultats :
des exercices très courts de 2 minutes maximum, qui nécessitent de penser la pédagogie de manière très parcellaire et conviennent bien au format mobile first
les séries comme source de motivation : ne pas casser une série de jours d’affilée durant lesquels on réalise au moins un exercice créé une “compétition intérieure”; 10 millions d’utilisateurs sur les 116 en sont à plus de 365 jours d’affilée !
le dosage des rappels : en cas d’inaction vous recevez un email de rappel, et ainsi de suite pendant 5 jours. Pourquoi 5 et pas plus ? Les ingénieurs se sont rendus compte que l’arrêt des notifications créait un sentiment de vide chez l’utilisateur, qui paradoxalement le poussait à reprendre une série. “Même eux ils ne croient plus en moi” se disent-ils face au silence de l’app. Tous les parents connaissent cette technique.
Captures d’écran de Duolingo
Tu peux pas A/B test
Tout, absolument tout ce que vous faites (et même ce que vous ne faites pas) sur ces outils est capté, analysé et interprété pour améliorer leur performance.
Imaginez que vous souhaitiez par exemple informer vos utilisateurs de la disponibilité d’une nouvelle langue sur Duolingo. Vous avez identifié trois canaux de communication possibles - email, notification sur le téléphone écran éteint et notification pendant un exercice - mais ne savez pas comment choisir. Vous sélectionnez parmi vos utilisateurs un échantillon représentatif de votre cible. Vous divisez cet échantillon en trois groupes comparables : sous-groupe A reçoit l’email, sous-groupe B la notification, sous-groupe C le message durant l’exercice. Vous mesurez et comparez leur réaction (grâce aux données). Vous retenez le canal le plus performant puis l’utilisez pour informer l’ensemble des autres utilisateurs.
Duolingo affirme que ses équipes effectuent 16 000 A/B tests (c’est le nom de ce type de tests) par an sur les 116 millions d’utilisateurs. À l’échelle d’un géant comme Meta, ce sont des pays entiers qui servent de beta-testeurs.
Pourquoi faudrait-il mettre de l’IA dans l’enseignement ?
Même si je ne doute pas que vous bouillez déjà d’entendre les dérives possibles d’une “école à la Duolingo”, commençons par les points positifs.
Le premier est pragmatique : il est essentiel pour les enseignants d’être eux-mêmes formés afin ne pas se faire doubler par leurs élèves qui utilisent déjà les IA chez eux. Dans le même ordre d’idée, préparer les enfants à avoir un métier dans 10 ans suppose de leur permettre de comprendre toutes les dimensions des technologies qui vont façonner ce futur.
Entrons un peu plus dans le vif du sujet.
La promesse des IA génératives est de s’adapter à chaque élève : approfondir certains points, reformuler (pensez aux différents dys-), mettre en contexte. Les solutions peuvent également accélérer et proposer des raccourcis pour les élèves plus à l’aise sur un sujet. Promesse que ne pourra par essence jamais tenir une classe de plus de 20 élèves dont le programme est défini nationalement pour une classe d’âge de 600 000 enfants.
Un autre point est plus contre-intuitif. Lorsqu’une personne interagit avec une machine, elle peut paradoxalement être plus à l’aise qu’avec un humain, et a fortiori qu’avec un groupe d’humains susceptible de le juger. La honte, le sentiment de vulnérabilité et d’échec est un facteur puissant d’oppression des élèves qu’ils ne ressentent pas face à la machine. Des vétérans de l’armée ont également éprouvé le même sentiment, préférant la neutralité des tests et enquêtes “en ligne” à celle d’un humain.
L’exemple d’Alpha School au Texas ressemble à une utopie. Les élèves expédient le programme en 2 heures grâce à l’IA ce qui leur dégage le reste de la journée scolaire pour jouer, parler, travailler leur créativité et leur capacité à résoudre des problèmes. C’est beau comme une publicité pour le transhumanisme.
Pourquoi il vaudrait mieux éviter de mettre des IA dans l’enseignement
Le discours qui justifierait le remplacement des enseignants par des machines au prétexte qu’il n’y a pas assez d’enseignant porte en lui-même sa propre contradiction. L’IA ne doit pas être conçue comme une solution du pauvre visant à remplacer les enseignants là où il n’y a pas assez de moyens. Elle ne doit d’ailleurs pas être conçue comme une solution visant à remplacer les humains tout court, nous y reviendrons.
Attardons-nous un moment sur la partie expérience utilisateur. Le temps d’écran est déjà dramatiquement élevé dans la population, posant des questions sérieuses de santé publique et de (non-) développement des capacités physiques de générations entières. Tout projet visant à augmenter ce temps d’écran apparaît dangereux. Le passage d’un temps commun, même si les classes sont surchargées, à un temps individuel face à la machine comporte également des risques. L’isolement des enfants est déjà pathologique avec les familles de plus en plus fragmentées et la désaffection de lieux de sociabilité traditionnels (bars, boîtes de nuit, terrains de sport, espace public). L’enseignement n’est pas qu’une relation entre l’apprenant et le programme dans une logique de performance. C’est un apprentissage de la vie en société qui concerne autant l’enfant que ses frères et soeurs, parents et proches. Il ne se mesure pas que par des notes. L’école est le lieu des émotions, des premières fois, de l’attention à l’autre et du collectif. Les nudges de la petite chouette verte sont peut-être efficace pour nous faire lâcher TikTok. Ils ne remplaceront jamais la bande de potes du collège et les profs qui nous ont marqués.
Ensuite, les IA ne sont pas que des “cours sur écran”. Elles posent des questions qui percutent de front les enjeux de l’enseignement. L’enseignement est par essence le lieu de la vérité, de l’éthique et de l’explicabilité. On y va pour apprendre, mais aussi pour comprendre, apprendre à apprendre et à débattre. Les IA sont elles des boîtes noires dont même les inventeurs ne savent pas expliquer tous les ressorts. Leur biais, largement liés à la manière dont ont été “éduqués” leurs modèles de fondation, sont connus. Peut-on sérieusement confier à ces modèles le soin de respecter un programme et quid s’ils font des erreurs, amalgames et autres hallucinations dont ils sont coutumiers ? L’utilisation de technologies basées sur un pêché originel - le plagiat, ou tout le moins l’utilisation de ressources sans autorisation - heurte les principes fondateurs de l’école. Mettre nos services publics au niveau d’éthique des entrepreneurs de la Silicon Valley ne semble pas le meilleur des chemins.
Enfin, la question du modèle d’IA - world ou context - n’est pas neutre : veut-on vraiment que chaque clic, chaque interaction de nos élèves partent aux USA ou en Chine, sans parler bien sûr du coût environnemental ?
Le risque de désapprendre
Trois choses arrivent aux personnes qui utilisent des machines pour automatiser une tâche qu’ils auraient autrement réalisée eux-mêmes (source) :
leur compétence augmente
leur compétence s’atrophie
leur compétence ne se développe jamais.
Ce dernier phénomène est appelé de-skilling : lorsque l’usage de l’outil nous fait perdre nos capacités mêmes à l’utiliser.
Ce risque n’est pas le même selon l’expérience de l’apprenant. L’expo en cours sur David Hockney nous montre à quel point l’octogénaire utilise avec génie son iPad pour saisir les variations des saisons dans son jardin normand. Mais l’artiste a derrière lui 60 ans de pratique. Dans le transport aérien les pilotes ont l’obligation de pratiquer très régulièrement les manoeuvres usuelles malgré l’automatisation croissante des avions. Souvenons-nous que les anciennes versions du B-747 intégraient un sextant manuel dans le cockpit en cas de panne des instruments.
Nous aider à apprendre comme des humains
Plusieurs expertes et experts nous alertent sur un point particulier de l’usage des IA. Le problème n’est pas l’IA en soi mais la manière de l’utiliser. Le succès fulgurant de ChatGPT a popularisé l’idée que IA = poser une question et recevoir une réponse. Cet usage privilégie un remplacement de nos capacités à lire et résumer un texte, concevoir et mettre en forme une création ou se poser les bonnes questions. En réalité cette manière de faire évite soigneusement l’apprentissage. Elle désintègre toutes les étapes cognitives de l’apprentissage pour se concentrer uniquement sur le résultat obtenu automatiquement. C’est précisément la définition du de-skilling.
Dans Stop Building AI Tools Backwards (“arrêtez de concevoir des outils IA à l’envers”), Hazel Weakly insiste sur le besoin de laisser ou remettre de la “friction” dans les interactions avec la machine.
Son message est clair : ne jamais créer de fonctionnalités ou d’expériences utilisateurs qui évitent le raisonnement humain. L’ennemi c’est le bouton ✨ AI Magic ✨ qui apporte une soi-disant réponse automatique.
Au contraire, elle invite à concevoir des outils qui stimulent et utilisent à plein les compétences humaines d’apprentissage. Sa méthode prend l’acronyme EDGE pour expliquer, démontrer, guider et améliorer (enhance).
Les outils devraient selon elle :
Expliquer : suggérer des étapes manquantes, présenter un guide à suivre pas à pas.
Démontrer : montrer comment est conçue quelque chose, proposer des tutoriaux, des démonstrations qui expliquent le fonctionnement.
Guider : détecter quand l’apprenant rencontre un blocage ou quand l’explication n’est pas comprise; proposer des clarifications.
Améliorer : proposer des alternatives ou des améliorations à ceux qui n’y arrivent pas, et des raccourcis à ceux qui y arrivent.
Les IA génératives doivent également favoriser la collaboration entre acteurs différents (cross functional collaboration). Les élèves pourraient être sollicités pour corriger d’autres élèves, interagir avec la vie scolaire et les professeurs.
Construire les IA de l’enseignement
Comme pour d’autres sujets déjà évoqués dans cette lettre, c’est moins l'IA générative en tant que telle que son application ✨ magique presse-bouton ✨ qui pose problème.
Utilisée pour générer des questionnements, expliciter les étapes d’un raisonnement, guider et accompagner chaque élève à son rythme, l’IA trouve au contraire toute sa pertinence dans un contexte d’enseignement.
Elle peut apporter de plus aux enseignants des outils pour “augmenter” leurs capacités : des supports visuels et sonores quasi infinis, des transcriptions écrites et audio multi-langues ou adaptées aux déficiences, des exercices, avis, idées,… que chaque enseignant saura générer, vérifier et améliorer.
L’essentiel étant qu’à aucun moment les IA ne soient utilisées pour remplacer le professeur, ni l’élève lui-même. Compris la chouette ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’interview du fondateur de Duolingo - Duolingo CEO says AI is a better teacher than humans—but schools will still exist ‘because you still need childcare’
Alpha School au Texas - School of the Future: 2 hours with AI and practical activities
L’article d’Hazel Weakly - Stop building AI tools backwards
Pourquoi il est dangereux d’automatiser l’enseignement - The Myth of Automated Learning
IA et éducation, comment former et outille. Un podcast québécois très intéressant -
Une édition de la lettre pour mieux comprendre les IA génératives - Comment sont nourris les LLM ? Entretien avec Joël Gombin
🤩 On a aimé
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Et justement. Quand les fondatrices et fondateurs d’entreprise ont besoin de retrouver l’énergie et l’inspiration de leurs premières années - Founder Mode - Paul Graham
C’est la Conférence de l’ONU sur les océans. L’occasion pour l’IGN de publier cette carte du monde “vu des poissons” - La France des océans - IGN
💬 La phrase
“Le doute exige un effort de la volonté, alors que la croyance demande uniquement d’accepter”. J. Walter Thompson, pionnier de la publicité.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine (j’envisage de passer à la quinzaine), n’hésitez pas à réagir.
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Vraiment impressionnant cette incursion de l’IA dans l’apprentissage humain avec ses risques et avantages. Merci. Sur le risque d’une submersion des approches et savoirs marqués par les US, à voir. Pour l’anecdote, je trouve en tant qu’usager régulier des apps d’IA que DeepSeek est plus efficace, plus détaillée que Bing, Gemini et ChatGpt sur les sujets qui m’intéressent.
Bonjour Stephane. Lettre passionnante comme toujours, mais qui m'inquiète, comme souvent ! En effet, je vois derrière l'enseignement par I.A. telle qu'elle est décrite un morcellement de plus en plus fin de la connaissance. Qui va recoller les morceaux ? Comment ? Comment seront fait les tests de compréhension car sans compréhension il n'y a pas d'apprentissage. La capacité de raisonnement de l'I.A. le permet-elle ? Aujourd'hui, j'en doute. Bien à toi. Yves.