Émotions préhistoriques, institutions du Moyen-Âge, technologies de dieux
Quand votre serviteur se rend au Ministère de l'Économie.
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société.
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💌 Vous et moi
On m’a proposé d’intervenir jeudi dernier lors d’un évènement sur le Commerce au Ministère des Finances, en tant que “grand témoin”. J’ai enfilé une veste (pour la première fois en deux ans), pris le TGV, et me voici dans ce lieu ô combien emblématique : le Ministère de l’Économie, alias “Bercy”. Une sorte de paquebot des années 90 qui aurait raté son créneau. Ce qui s’y est passé m’a bien fait réfléchir.
On vous raconte tout ça dans la rubrique suivante.
Vous trouverez ensuite beaucoup de ressources (j’ai préparé mon intervention que croyez-vous) puis comme d’habitude une série de liens en vrac glânés sur le web, votre rubrique préférée.
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué
Imaginez une salle immense, peut-être 50 mètres sur 20. Au moins 6 mètres sous plafond. À l’intérieur, une petite centaine de personnes se font face, réparties entre les 4 côtés du rectangle, sur deux rangées. Des micros font face à chaque convive, comme pour souligner l’impossibilité de s’exprimer simplement de vive voix. Deux écrans situés aux extrémités permettent à des intervenants à distance de participer. Leurs « arrière-plans » de bibliothèques garnies et de murs lambrissés serviront de décor pour l’après-midi.
Si j’ai bien compris, le principe de ces “Assises” est le suivant : on réunit élus, représentants des commerçants et experts pour échanger sur différents sujets relatifs au commerce, sous le regard studieux des conseillers de différents ministères chargés de prendre note de la température et des idées émises lors des débats.
Me voilà donc parmi les “experts”, position que j’affectionne bien peu. Je devais intervenir après un ancien préfet, un géographe et une sénatrice.
Voici en substance ce que j’ai raconté :
“J’observe depuis 10 ans l’impact du numérique sur différentes activités. J’ai analysé en détail les modèles économiques, les technologies et les acteurs. Mais le plus important me semble être ailleurs : c’est la culture. Le commerce n’y échappe pas. Vos concurrents aujourd’hui ne sont pas des commerçants. Ce ne sont pas des logisticiens, ni des urbanistes. Ce sont des technologistes. Des ingénieurs, des designers, des sociologues, des psychologues,…qui partagent une culture commune : partir des besoins du client, et faire levier des technologies pour résoudre un à un ses problèmes, tout en cherchant à le faire “à l’échelle”, de manière systématique et reproductible.
S’il y a une erreur que vous devez vous garder de faire, c’est de penser que vous avez, pour paraphraser un ancien Ministre des Finances, le monopole de la relation client. Ce n’est pas parce que vous avez des boutiques, des vendeurs et des cartes de fidélité que vous connaissez mieux vos clients que les “nouveaux acteurs”. Eux savent collecter les données et les valoriser en tissant une relation durable. Ils savent également “‘mettre de l’humain”, que ce soit à l’écrit, à l’oral, à distance ou en face à face. Vous n’avez plus le monopole de l’humain.
Ils reproduisent dans chaque secteur qu’ils pénètrent peu ou prou la même stratégie : étudier dans le détail le parcours du client, et se demander comment l’améliorer à chaque étape, quitte à déléguer à d’autres la réalisation de telle ou telle tâche. Ce mouvement de “groupage/dégroupage” vient directement, pour celles et ceux qui connaissent, de l’informatique : petit à petit ont été détachées - “dégroupées” - les briques fonctionnelles nécessaires à la réalisation d’une tâche. Logiciel, système d’exploitation, PC, serveurs, paiement, sécurisation,…ont été progressivement séparés, tout en restant reliés par la connectivité grandissante de nos lieux de travail, de vie et d’achat.
Quel rapport entre l’informatique et le commerce ?
Si je vous dis : e-commerce, il s’agit en réalité du dégroupage de l’entrepôt, du magasin et du lieu de consommation, “connectés” par le livreur. La livraison de plats préparés est le dégroupage de la cuisine, de la salle et du lieu de consommation. Chaque brique est ensuite connectée par un “réseau humain” de livreurs. Et par des programmes informatiques chargés d’optimiser tout ce fonctionnement comme le ferait un chef de salle ou un contremaître.
Nous n’en sommes qu’aux tous débuts de la numérisation du commerce et de la logistique. Regardez la crise actuelle des containers : le potentiel d’amélioration de la chaîne est énorme. Et devinez qui va s’en charger ?
Ah, et deux choses encore.
Ces acteurs savent mieux que personne comment utiliser les données. Quand vous pensez qu’ils se contentent de “les collecter pour les vendre”, ils les conservent en réalité jalousement pour prototyper, tester, modéliser et décider. N’oubliez pas qu’Amazon a déposé un brevet pour lancer la livraison d’un produit…avant qu’il ne soit commandé. C’est dire leur maîtrise du domaine.
Pour finir sur cet aspect culturel, n’oublions pas qu’ils n’ont pas… de passé. Ils ne sont pas attachés à une histoire familial ou corporatiste (dans le bon sens du terme). Leur vision de votre activité est agnostique : aujourd’hui c’est le web, demain ce sera le commerce physique, ou tout ce qui leur permettra de déployer leur modèle.
Connaissance du client, ouverture et résilience. Qu’est-ce qui vous empêche de faire de même ?”.
Pour être franc, je ne suis pas sûr d’avoir collé totalement au sujet de l’après-midi.
Les “débats” qui ont suivi ont d’ailleurs surtout été pour les participants l’occasion de formuler des demandes unilatérales d’aides financières et de changements de réglementation. Chacun avait l’air rompu à ce type d’échanges (avertissement : je suis parti avant la fin, ça a peut-être totalement changé ensuite, NDLR).
Le Président de séance, maire d’une commune de l’Est de la France, a rappelé qu’il avait de son propre fait aboli le stationnement payant dans sa ville en réponse aux demandes des commerçants. La plupart de mes followers sur Twitter seraient sans doute en PLS s’ils avaient entendu ça. Peut-être aurais-je dû parler de statistiques de déplacement, de parts modales, de bilan carbone…plutôt que de numérique ?
Mais peut-être aussi que ce type de format n’est tout simplement pas adapté à autre chose qu’une “joute” dans laquelle les uns viennent avec leurs doléances que les autres essaient tant bien que mal de temporiser ?
J’ai repensé à cette citation d’Edward Osborne Wilson que Noémie m’a fait découvrir récemment :
“Le vrai problème de l’humanité est le suivant : nous avons des émotions paléolithiques, des institutions médiévales et des technologies de dieux”.
L’information descendante des experts aurait pu être délivrée en asynchrone. Ces tables auraient pu être disposées autrement pour faciliter les échanges. Ces débats auraient pu être mieux cadrés, animés, facilités.
Face aux immenses questions que posent les révolutions climatiques et numériques, comment inciter les gens à échanger, créer, produire ensemble ? Quels sont les bons formats, les bons interlocuteurs, le bon dosage entre information, concertation et décision ?
Tandis que les entreprises technologiques excellent dans l’activation de nos émotions “paléolithiques”, qu’elles utilisent les technologies “divines” pour personnaliser en masse leurs services et anticiper nos désirs, quels outils mettre en place pour adapter nos institutions “médiévales” ?
Je suis reparti avec plus de questions que de réponses…
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La newsletter de Patrick Kervern dont est issue la citation de Wilson : La lettre de Umanz : "Votre vie avait une note..."
Si vous vous intéressez à l’architecture du Ministère de l’Économie. L’architecture de Bercy
J’avoue, j’ai aussi pensé à cette scène culte de l’Auberge Espagnole où Romain Duris part en courant de Bercy dès son premier jour de boulot.
[humour] Puisqu’on parle de Moyen-Âge, je suis un gros fan de ce compte Twitter qui baragouine en ancien français. Jehan Le Brave
Plus sérieusement, quelques ressources sur le sujet Commerces, Territoires et Technologies :
Comment les startups utilisent les données pour optimiser les livraisons :
Pour les restaurants :
Data-hungry delivery apps eat into restaurant business
How Trip Inferences and Machine Learning Optimize Delivery Times on Uber Eats
Pour les livraisons en général :
Amazon patents anticipatory shipping
The Amazing Ways Ocado Uses Artificial Intelligence And Tech To Transform The Grocery Industry
Le VRAI secret du Q-Commerce (spoiler alert, ce n’est pas le Quick)
Pour comprendre le modèle Amazon
Amazon, une startup d'1,3 million de salariés
Amazon is now shipping cargo for outside customers in its latest move to compete with FedEx and UPS
AWS launches new services for the automotive industry
Si le sujet de la logistique urbaine vous passionne, abonnez-vous à la newsletter d’Interface Transport
Pour contrer l’adage No Parking No Business avec de vrais chiffres :
Mobilité et commerces : Quels enseignements des enquêtes déplacements ? Cerema (2020)
Expériences piétonnes - Presqu’île de Lyon - enquête (2020)
Street pedestrianization in urban districts: Economic impacts in Spanish cities
Piétons et cyclistes dynamisent les commerces de proximité (2003)
Merci à toutes celles et ceux qui m’ont aidé à rassembler ces ressources !
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac
La semaine dernière vous avez bien apprécié le jeu sur les politiques de transport dans la ville. En voici un autre, dans lequel les voyageurs d’un quartier de Londres étaient invités à jouer à l’aide de leur carte de transport durant un mois. L’objectif était de favoriser la marche à pied et les transports en s’amusant et gagnant des prix. 10% de la population a participé ! Beat The Street et un article qui analyse ses effets positifs We transformed a London borough into a game to get fewer people traveling by car
Vous préférez construire votre ville flottante vous-même ? Essayez ce jeu. Townscaper
Ceci n’est pas un jeu : l’ADEME vient de publier 4 scénarios pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Transition 2050 - ADEME Un article qui commente le rapport Une France zéro carbone en 2050 : pourquoi le débat sur la sobriété est incontournable
Pour l’atteindre, et si on favorisait…la marche à pied en allant travailler chez le même employeur mais plus près de chez soi ? : 1 km à pied, moteur de la démobilité
Belle idée du journal Les Échos : représenter la campagne présidentielle sous forme de régate entre candidats. Choisissez votre parti : La régate présidentielle. On reconnaît bien l’influence de Little Big Data.
Et oui il y eu une époque où tous les téléphones ne ressemblaient pas à des briques noires et plates avec plein de caméras. Ça devrait rappeler des souvenirs aux plus anciens. Mobile Phone Museum (perso j’aime bien la rubrique Ugliest)
🎵 On termine avec une perle musicale 🎶
Jojo was a man who thought he was a loner
But he knew it couldn't last
Jojo left his home in Tucson, Arizona
For some California grass
Si ces paroles vous disent quelque chose, vous apprécierez à sa juste valeur cette prise de vue/son exceptionnelle des tous jeunes Beatles : Get Back - early stage
J’espère que vous aussi vous reviendrez la semaine prochaine !
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👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane
C'est brillant. Je suis partagé sur la réaction des participants : est-ce préoccupant ou au contraire carrément incitatif à créer de nouveaux trucs ?
je dois faire partie des personnes "en PLS" 😁
merci pour la lettre, toujours richement documentée !