Amazon, une startup d'1,3 million de salariés
Amazon est devenu en à peine 17 ans l'un des plus gros employeurs du monde, sans perdre sa capacité à inventer de nouveaux produits. Décryptage #162
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💌 Vous et moi
Le livre de cette semaine explore les coulisses d’une des entreprises les plus critiquées de ce siècle : Amazon. La couverture évoque comme il se doit le papier kraft et la promesse de “secrets” exclusifs. Mais ce n’est pas un livre de journaliste. C’est un essai écrit par deux anciens cadres supérieurs de la firme. On est dans le vécu, sur plus d’une décennie, par des acteurs aux premières loges. Un vrai livre de management dont les enseignements peuvent s’appliquer à peu près à toutes les entreprises.
Comme toujours nous vous transmettrons des ressources pour approfondir le sujet. Et ne manquez pas à la fin de cette édition une rubrique “spéciale cartographie”, avec de nombreuses perles pour tous les fans de carto (je vous vois !).
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué.
Amazon est aussi détestée qu’elle est mal connue. Je m’étranglais récemment en regardant une interview de Michel-Edouard Leclerc qui affirmait que Jeff Bezos son fondateur était “un libraire qui avait décidé un jour de vendre des livres sur internet”. Le livre Working Backwards, écrit par Colin Bryar et Bill Carr, deux anciens de la maison amazonienne, fournira (enfin) des explications sur cette entreprise à la croissance inégalée dans l’histoire. Cela ne changera certainement pas votre opinion sur l’e-commerce, la surconsommation ou la politique sociale du géant de Seattle, mais au moins, vous connaîtrez ses points forts. Know your enemy (RATM).
Les plus attentifs auront noté le sens inversé de la flèche orange par rapport au logo d’AZN
Devenir une machine à inventer
Amazon comptait 150 000 salariés en 2014, soit 20 ans après sa création. En 2021 elle en emploie… 9 fois plus, soit 1,3 million ! Cette croissance inégalée s’est accompagnée d’une diversification dans des activités aussi variées que la fabrication de liseuses (Kindle), de tablettes (Fire), d’enceintes connectées (Echo), le cloud et les webservices (AWS), l’intelligence artificielle (Alexa), le streaming (Prime Video), les jeux en ligne (Twitch), la production de films (Studio), la publicité (Ads),…L’entreprise a aussi beaucoup raté : qui se souvient par exemple de son Fire Phone ?
L’objectif de Working Backwards est d’expliquer dans le détail comment Amazon a réussi à passer de 1 à 1 000 000 (de salariés) tout en continuant inlassablement à innover (passer de 0 à 1 selon l’expression de Peter Thiel).
“Nous voulons être un grande entreprise qui soit aussi une machine à inventer. Nous voulons combiner des capacités extraordinaires de relation client permises par notre taille avec la vitesse, l’agilité et l’acceptation du risque normalement associée avec les startups”.
Confrontée à cette croissance sans précédent, l’entreprise a rapidement touché les limites d’un management centralisé autour de son fondateur. Elle va mettre en place des procédures d’aide à la décision pour décliner ses 4 grands “principes” historiques : être obsédé par le client, inventer, penser à long terme, agir comme si l’on était toujours au premier jour. Le principal intérêt du livre est d’expliquer le cheminement par lequel ces mécanismes ont été conçus puis adoptés.
Nous vous en décrivons certains ici :
Ne pas faciliter la communication entre équipes : l’éliminer
Amazon s’est développée très rapidement en élargissant les catégories de produits vendus en ligne et en enrichissant l’expérience utilisateur. Exposer, vendre, livrer, facturer,… Chaque nouveau développement nécessitait des demandes aux “services informatiques”, qui devenaient le goulet d’étranglement de toute l’entreprise.
La décision a été prise de modifier radicalement cette architecture technique pour la structurer de fond en comble autour de “briques primitives” : chaque fonction de l’entreprise est transformée en services actionnables selon des règles communes et partagées. Les auteurs utilisent la métaphore du restaurant : quand vous allez déjeuner, vous n’êtes pas autorisés à modifier le menu ou la recette des plats qui sont proposés. On vous propose un menu dont on garantit en revanche la disponibilité des plats et la qualité des mets.
Amazon a été réorganisée du sol au plafond pour devenir une “entreprise orientée services” : chaque activité propose aux autres un “menu” de services accessibles et faciles à dupliquer. tout passe désormais par des APIs, des interfaces qui permettent à un programme informatique du service A d’actionner une fonction du service B selon un protocole pré-établi. Plus question de transmettre ou de bloquer “manuellement” des actions ou des informations.
Cette architecture a permis aussi d’ouvrir ces services à l’extérieur : l’infrastructure informatique est devenue une filiale, Amazon Web Services, la logistique est devenue un service : Fullfilment By Amazon, et quasiment tous les services internes sont devenus des centres de profit au service des tiers et même des concurrents. Netflix n’est-il pas l’un des plus gros utilisateurs d’AWS ?
Innover est une activité à plein temps
“Le meilleur moyen d’échouer quand on cherche à inventer quelque chose est d’en faire l’activité à temps partielle de quelqu’un”. Cette maxime rappelle un autre écueil des entreprises en croissance : les meilleurs éléments sont déchirés entre des demandes internes et externes, du run et du build, de la gestion et du projet,... L’innovation est souvent vécue comme quelque chose que l’on fera “quand on aura le temps”. L’entreprise finit par développer une aversion pour ce qui est nouveau et risqué, Chacun garde jalousement ses “ressources”.
Amazon va donc fixer un nouveau principe : tout projet innovant doit se soumettre à un examen préalable très poussé (voir plus bas). Mais une fois ce projet validé, l’équipe qui travaille dessus doit s’y consacrer à plein temps. Elle est déchargée de ses autres tâches et doit se consacrer à 100% au succès du nouveau produit ou service.
Son fonctionnement doit être au maximum autonome et ne pas dépendre des ressources d’autres équipes. Cette possibilité est renforcée évidemment par l’organisation décrite plus haut. Plus simple d’être autonome quand les ressources nécessaires sont accessibles et “automatisées”. Par conséquent les équipes sont resserrées : on parle de two pizzas team, une équipe pouvant se nourrir avec deux pizzas soit une douzaine de personnes maximum 🍕🍕
Le leader désigné doit également se consacrer pleinement à ce projet. Il en sera le responsable devant la S-Team, l’équipe de direction chargée de valider toute décision stratégique. Impossible comme dans beaucoup d’entreprises de cumuler de hautes fonctions opérationnelles et la responsabilité d’un (ou plusieurs !) projet innovant. Certains cadres ont ainsi abandonné la direction d’une ligne de produits à succès pour démarrer une nouvelle activité aussi aléatoire que la conception d’une liseuse ou le lancement d’un studio de cinéma, avec une équipe de 10 personnes. “Agir comme si on était toujours au premier jour”.
Les réunions ne sont pas là pour faire de la représentation, mais pour décider
C’est un des marqueurs forts de la “méthode Amazon” : les présentations Powerpoint y sont interdites en réunion. Jugées trop favorables aux “bons présentateurs”et néfastes à la pensée complexe, elles sont bannies et remplacées par la production d’une note écrite de 6 pages. Le responsable doit ainsi prendre le temps de rédiger clairement son argumentation dans un style et un format qui ne laissent pas de place à l’esbroufe. La note n’est pas transmise au préalable : les 20 à 30 premières minutes de la réunion sont ainsi consacrées à sa lecture par chaque participant. Les remarques individuelles sont évidemment partagées et débattues ensuite dans la seconde partie de la réunion. Ce procédé garantit là aussi une égalité d’information et de traitement entre chaque décideur. Les notes sont structurées de la même façon : elles sont centrées autour des bénéfices client, du marché, du changement que le nouveau produit prétend apporter au marché, et des moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir. Le tout doit être argumenté et étayé de données précises, pertinentes et sourcées.
Je vous ai transmis une analyse plus détaillée de ces “6 pages” dans la rubrique suivante.
Faire un communiqué de presse et une Foire Aux Questions pour chaque projet de nouveau produit
Chez Amazon, “être obsédé par le client” signifie que celui-ci est au départ du processus même de conception. Il est donc logique que la présentation d’un projet de nouveau produit commence par…la fin : le communiqué de presse annonçant la sortie (virtuelle) du produit. Ce communiqué doit décrire précisément les fonctionnalités du produit, son prix, comment il va fonctionner et pourquoi les utilisateurs devraient l’utiliser. “Maintenant que l’on a annoncé ce produit de manière claire et compréhensible par un journaliste, comment allons-nous le réaliser ?” C’est le processus qu’exprime le mieux le titre du livre Working Backwards : travailler en arrière par rapport au cycle classique de conception d’un produit. Dans la plupart des entreprises, les ingénieurs conçoivent, les financiers arbitrent et les marketeurs vendent. Le prix par exemple n’est pas forcément connu des ingénieurs qui ne s’occupent que de la partie technique,…L’entreprise se concentre sur les challenges technologiques, les contraintes business, les projections de ventes et financières et les opportunités marketing. Au final on essaie d’inventer un produit qui est bon pour l’entreprise, pas pour le consommateur.
Ce “communiqué de presse” est complété par une Foire aux Questions. Le rédacteur de la note (toujours la note de 6 pages, j’espère que vous suivez) doit poser les principales questions que se poseraient les clients s’ils lisaient le communiqué de presse. Et y répondre. La FAQ doit également prévoir les questions posées par les différentes entités internes de l’entreprise. À la fin de ce travail, le responsable du projet a généralement déjà effectué plusieurs itérations entre la promesse initiale et les attentes clients d’une part, les possibilités techniques et financières de l’autre. Mais il ne doit jamais perdre de vue la promesse client initiale. L’exercice est très difficile, d’autant plus qu’il est “public” : la note de 6 pages est évidemment discutée sur ces bases détaillées, chacun abondant sur les attentes client et les fonctionnalités proposées. Ah et un détail : chaque commentaire de la note est individuel et “en aveugle”. On ne peut pas se contenter de “rebondir” sur ce qu’a dit le collègue.
Vous vous en doutez : bien peu de projets passent cette étape. Ce processus ultra sélectif empêche les promoteurs du projet de “se faire plaisir”, en les obligeant à se poser les questions qui fâchent. Il permet de ne lancer que des projets dont les aboutissants, et non uniquement les tenants, ont été âprement débattus. Mais c’est le moyen d’accéder au Graal : une équipe et des moyens dédiés pour le mener à bien. “Le leadership et le management sont souvent les moyens de décider quoi ne pas faire, plus que quoi faire (…) Abandonner des projets grâce à ces procédures n’est pas un bug, c’est une fonctionnalité”. Le tout de manière claire, documentée et partagée. Le « jury » chargé de valider ces projets acquiert de précieuses connaissances sur les attentes client. Les retours d’expérience en cas d’échec sont aussi aisément documentables : il suffit de reprendre les documents de l’époque et regarder là où l’on s’est trompé.
Mesurer ce qui entre, pas ce qui sort
Je traduis mal ici inputs et outputs mais l’idée est que les indicateurs clés ne sont pas ceux qui mesurent les résultats de ce que vous produisez : ventes, usage, finances, cours de bourse,…. mais les moyens dont vous ou vos clients disposent pour parvenir à ces résultats. Par exemple l’expérience client est mesurée par le délai de livraison, la taille de l’inventaire, la richesse de l’information. On définit un “cycle" vertueux (flywheel) qui traduit ce rapport de cause à effet. Si le client a plus de choix, il achètera plus de produits, ce qui permettra de baisser le prix de la livraison,…
L’entreprise pilote ainsi toute son activité par des métriques composites qui ont été elles mêmes débattues et adaptées. Elle se “protège” ainsi des indicateurs qui dépendent de trop de facteurs externes (ventes, valeur de l’action,…) pour privilégier ceux qu’elle maîtrise et qui ont le plus fort effet de levier.
J’ai beaucoup appris en lisant ce livre, très pédagogique, documenté et concret. Il met en lumière de manière détaillée beaucoup de “facteurs clés de succès” que l’on connaissait vaguement et de manière disparate. Mais j’avoue avoir ressenti quelques réserves après sa lecture.
Pourquoi ce livre me laisse tout de même sur ma faim
Les auteurs le reconnaissent : les process décrits s’appliquent à tout le monde… sauf à Jeff Bezos. Celui-ci semble la pierre angulaire de tout l’édifice. S’il aiguillonne en permanence sa hiérarchie pour lui rappeler les principes et leur faire prendre du recul, il agit aussi parfois comme un Deus Ex Machina, mettant le paquet sur tel projet ou au contraire en bloquant un autre. L’ensemble de la “machine” semble alors n’être qu’au service du leader suprême, pour l’aider justement à continuer à tout décider malgré le gigantisme des projets. Sa succession récente par Andy Jassy en est d’autant plus intéressante.
En comparaison, le management de la créativité mis en place par Pixar et magnifiquement décrit dans Creativity Inc. semble plus résilient, moins centré sur le chef. Les décisions chez Pixar sont prises selon des procédures très strictes comme chez Amazon, mais ces procédures laissent une beaucoup plus grande part à la créativité. La méthode Amazon ressemble plus à la méthode Disney décrite dans le livre : beaucoup de procédures en amont pour qu’au final le chef (Michael Eisner chez Disney) puisse dire depuis son bureau : j’aime ce film, ou j’aime pas ce film. Ce qui “marche en arrière” dans ce cas, c’est l’auto-censure à tous les niveaux en amont et tous les biais de conception qui vont anticiper ce que le chef va décider.
Deuxième bémol également, plus structurel : le livre parle essentiellement des années 2000-2010. Sans doute pour des raisons de secret professionnel. Mais, dans des secteurs qui bougent à une telle vitesse, l’histoire a rapidement un goût de préhistoire. On comprend de manière à peine masquée que les deux auteurs publient ce livre pour lancer leur activité de consultants et sans doute aussi tout un arsenal de produits en ligne brandés Workingbackwards™. Esprit marchand, quand tu nous tiens…
Enfin, c’est le principal reproche que je pourrais faire à ce livre, on n’y trouvera aucun retour sur la manière de gérer l’Amazon-phobie galopante et plus largement les questions sociales et environnementales soulevées par la croissance du monstre. Nous ne sommes plus en 2000 : la réputation d’une entreprise peut désormais ruiner des décennies de bon travail. Il ne suffit pas de satisfaire ses seuls clients. Ne pas même évoquer ces sujets dans le livre relève ou du déni ou d’un choix regrettable. On aurait été très curieux de lire le communiqué de presse et la FAQ d’Amazon sur la manière de traiter une protestation locale, un procès antitrust ou un scandale sur des produits défectueux.
Partir du client et revenir en arrière pour construire son produit c’est bien, mais regarder en face les nouveaux défis de la société pour construire son entreprise, c’est mieux.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le podcast des deux auteurs autour de leur livre Amazon Narratives — Memos, Working Backwards From Release, More
Une étude détaillée du “rapport de 6 pages” qui doit introduire chaque réunion The Anatomy of an Amazon 6-pager
Il y a 10 ans, une “fuite” de Steve Yegge, un ingénieur maison, révélait les points forts d’Amazon - et les points faibles de Google - en comparant magistralement l’organisation des deux géants Stevey's Google Platforms Rant
Deux éditions récentes de notre newsletter étaient consacrées à Amazon (pour celles et ceux qui sont nouvelles ici) :
Le Bon, la Brute et le Marchand sur leur activité de production cinématographique
Ce que Jeff Bezos laisse derrière lui. Lien
Et sur le blog :
Notre analyse du livre Creativity Inc sur Pixar Manager l’innovation chez Pixar
Notre analyse de l’organisation et du modèle économique de la “machine Amazon” Amazon, l’Empire Invisible
🤩 On a aimé
Nos trouvailles en vrac pour vous inspirer
Cette semaine c’est carto à gogo !
On commence par la technique, avec un passionnant article de Google Design sur la manière de créer une carte numérique : passer de la 3D à la 2D, ce qu’est une “carte mosaïque”, la gestion des zooms et des animations. Vous ne chercherez plus votre chemin comme avant. Prototyping a Smoother Map
Une carte interactive qui montre quel est le pays étranger le plus proche de l’endroit où vous êtes (moi c’est le Royaume-Uni). Closest foreign neighbors
Sad Topographies. Comme son nom l’indique, un atlas de tous les (vrai) noms tristes de lieux. Sad Topographies sur Instagram
Radical cartography. Comme son nom l’indique (toujours), un atlas de cartes classées par genre, sujets et villes, montrant des données sensibles ou radicales. Radical Cartography
Et enfin l’étonnant travail photographique de Nicolas Moulin, qui représente Paris totalement vidé de ses habitants, son mobilier urbain et ses rez-de-chaussée. C’est beau comme un programme immobilier de promoteur rennais. Vider Paris.
C’était un plaisir de vous avoir avec nous encore aujourd’hui.
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👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte *les futurs possibles* en fiction. Pile poil dans notre sujet de la semaine !
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane