À quoi sert l'intelligence artificielle dans la mobilité ?
4 experts nous expliquent comment l'usage de l'intelligence artificielle permet d'améliorer l'offre, l'analyse et la prédiction de nos déplacements. Newsletter #219
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💌 Vous et moi
Me revoilà cette semaine avec un beau sujet : en quoi l’intelligence artificielle (IA) peut aider à résoudre des problèmes de mobilité ? La mobilité, qui génère énormément de données, est évidemment un champ d’application intéressant pour des technologies d’analyse, de correction et de prédictions. Quels sont les usages actuels ? Les potentiels futurs ?
J’ai eu la chance de pouvoir interviewer 4 experts du sujet dans le secteur des mobilités :
Gaël Sauvanet, le co-fondateur et CTO de GéoVélo
Grégoire Bonnat, le co-fondateur et CEO de Padam Mobility
Éric Callé, directeur de l’innovation de Keolis
Hélène Millet, data scientist chez Mobility Metrix
Je les remercie de s’être prêtés à l’exercice et vous propose un résumé de nos riches échanges.
Comme de coutume vous trouverez dans les rubriques suivantes des liens pour aller plus loin et nos trouvailles sur le web.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : l’usage de l’IA dans les métiers des mobilités
J’utilise souvent une boutade quand je parle de mobilité : “on attendait les voitures volantes, on a eu des trottinettes électriques”1.
J’entends par là que l’innovation dans la mobilité se trouve plus à la marge, dans l’usage des smartphones, des données et des nouveaux modèles économiques, qu’au centre avec par exemple des modes de déplacement révolutionnaires.
L’intelligence artificielle est utilisée depuis plus d'une décennie par certains opérateurs de mobilité. Avec des solutions comme ChatGPT ou MidJourney, elle devient aujourd’hui accessible au grand public. Mais est-elle pour autant devenue centrale dans la conception et l'exploitation des services de transport ?
Les 4 entretiens menés permettent de distinguer des cas d’usages différents de l’IA.
Améliorer la connaissance de l’usage
“Il y a de plus en plus de sources de données” relève Hélène Millet de Mobility Metrix : “grâce aux capteurs dans les véhicules, aux téléphones, aux compteurs vélo dans les rues. Mais aucune de ces sources n’est parfaite : elles sont incomplètes ou biaisées”. Avoir des données exhaustives comme les enquêtes - déplacement coûte extrêmement cher, ce qui limite leur fréquence et leur couverture géographique.
Pour aider les décideurs à comprendre et tirer parti des données en l’absence de ces enquêtes, la data scientist va enrichir les données disponibles en les comparant mutuellement : “ une borne de comptage va fournir un volume de circulations vélo que l’on va pouvoir appliquer à des flux origine-destination tous modes qu’on aura mesuré avec des données issues de téléphones portables”.
Hélène Millet utilise la métaphore du puzzle pour expliquer le processus :
“Imaginez que les données dont vous disposez sont comme un puzzle. Les pièces doivent dans un premier temps être nettoyées et retaillées pour pouvoir être mises côte à côte. C’est ce que ne faisons grâce à des algorithmes qui vérifient la qualité des données. Ensuite, on s’aperçoit qu’il manque des pièces à ce puzzle. Pour certains trajets par exemple, il manque les données. On va alors utiliser du machine learning pour reconstituer ces pièces de puzzle à partir d’autres pièces qu’on a mises en qualité. Nous partons de l’hypothèse que ces pièces vont ressembler à d’autres pièces existantes, et nos solutions d’intelligence artificielle (réseaux de neurones) vont les reconstituer. Enfin nous pratiquons une validation “dans la vraie vie”, à partir d’enquêtes existantes ou même de vrais comptages que nous allons commander pour compléter et valider nos hypothèses”.
Chez GéoVélo, “avec 1,4 million de téléchargements et un usage soutenu de notre appli, on a déjà beaucoup de données” constate Gaël Sauvanet le co-fondateur et Directeur Technique. Mais cela ne représente malgré tout que quelques pourcents de l’ensemble des cyclistes. “À l’aide du machine learning, nous pouvons par exemple reconstituer le flux total de vélos qui circulent dans une ville. Concrètement nous alimentons ces réseaux neuronaux avec des données liées à la météo, les lieux traversés, les infrastructures cyclables, d’autres données en open data. Ensuite on va “apprendre” à la machine à estimer le bon nombre de cyclistes avec des données réelles issues par exemple de notre partenaire Écocompteur. Si on lui dit qu’il y a 543 cyclistes qui sont passés sur ce pont de telle heure à telle heure, l’algorithme va améliorer ses prévisions. Les données sont également enrichies des contributions des utilisateurs de GéoVélo qui sont très actifs”.
Plutôt que d’avoir une intelligence humaine qui va réfléchir à tous les cas possibles, le machine learning va identifier les données qui ont le plus d’influence sur le résultat. L’IA permet également de modéliser des choses très complexes et d’améliorer le modèle par itération.
Autre fonctionnalité rendue possible par l’IA : la détection d’un mode de transport. “Cela paraît étonnant” nous dit Gaël Sauvanet, “mais il n’est pas simple de distinguer précisément quel est le mode de déplacement utilisé”. Grâce aux données collectées auprès des utilisateurs de son application, GéoVélo est en mesure de faire apprendre à l’IA ce qu’est un trajet vélo (grâce aux données de vitesse, rythme, itinéraire,…) et ainsi pouvoir le reconnaître - ou le déduire - parmi des millions de trajets non identifiés.
Ces technologies permettent à GéoVélo de proposer aux collectivités locales des outils d’aide à la décision pour implanter des infrastructures et équipements cyclables.
Prévoir l’affluence future dans les transports
À Lyon où opère Keolis, une station de métro est équipée de dispositifs lumineux qui incitent les voyageurs à se répartir dans les différentes voitures de la rame selon leur prédiction de remplissage - voir ici : Fil twitter du Sytral.
Pour proposer cette information, des capteurs collectent les données de fréquentation réelle qui sont ensuite retraitées dans des modèles utilisant l’IA pour prédire l’affluence future. Les voyageurs bénéficient de plus de confort et les déplacements sont fluidifiés.
Ce qui fonctionne à l’échelle d’une rame fonctionne également à l’échelle d’un réseau. “Keolis utilise également ces outils aux Pays-Bas pour prédire l’affluence sur un réseau de transport en fonction de paramètres externes comme la météo” nous dit Éric Callé directeur de l’innovation chez Keolis.
Créer un service de transport et améliorer la prévision des temps de trajet
Chez Padam Mobility, on utilise l’IA depuis les premiers jours (2014) pour concevoir les services de transport à la demande que l’entreprise propose à ses clients dans le monde entier. Grégoire Bonnat, son co-fondateur et dirigeant : “avant, pour créer des services de transport à la demande, il fallait faire tourner des algos pendant 30 minutes. Avec l’IA les algorithmes proposent une solution quasi-parfaite en quelques secondes. Ces solutions améliorent de plus le plan transport (les circulations pour répondre à la demande enregistrée, NDLR) en continu là où les solutions traditionnelles de planification ne le faisaient qu’une fois”.
Autre élément essentiel, les technologies développées par Padam Mobility permettent d’améliorer en continu la prévision des temps de trajet, et donc de mieux informer le voyageur tout en améliorant la productivité du service. “Historiquement les opérateurs configuraient des vitesses commerciales - par exemple 22 km/h - une fois pour toute. En absorbant des masses de données importantes, nous allons faire tourner un algorithme d’apprentissage qui va utiliser les données de circulation de nos véhicules pour améliorer ses prévisions : comme pour le plan transport, les résultats sont bien meilleurs que lorsque l’on utilise des lois déterministes.
Il n’y a pas de magie
Grégoire Bonnat (Padam Mobility) : “notre travail est de comprendre le besoin métier et d’utiliser les différentes briques d’IA pour les adapter au besoin métier. Le gros de notre activité c’est la qualification des données en amont et l’interprétation en aval. C’est un travail humain. Rechercher quels sont les bons algos, comment les utiliser, quelle est la bonne méthode d’apprentissage,….”. Chez GéoVélo ce sont 4 personnes qui travaillent à la R&D sur ces sujets. Mobility Metrix en a fait sa spécialité.
Enfin il faut également remettre la technologie à sa place : “la donnée est essentielle mais le métier est encore basé sur des fondamentaux que sont la relation client, la permanence de l’offre et les métiers opérationnels” dit-on chez Keolis. Même son de cloche pour Hélène Millet : “en réalité notre métier est de compenser la complexité et l’insuffisance des données qui est elle-même le reflet de la complexité et l’insuffisance des moyens de déplacement existants”.
En résumé : la meilleure IA ne pourra pas grand chose pour réparer une offre de mauvaise qualité.
Et ChatGPT dans tout ça ?
Les experts rencontrés font bien la différence entre les IA “apprenantes” avec lesquelles ils travaillent depuis une dizaine d’années et les IA “génératives” (de textes, d’images, de sons) qui ont fait d’immenses progrès récemment.
Selon Grégoire Bonnat, “la rupture ce sont GPT et les LLM (large language models), qui permettent de créer de nouveaux usages. On sera touché au même titre que tous ceux qui développent des logiciels : comment rendre notre code plus accessible et faciliter l’acquisition et le transfert de compétences expertes en quelques semaines ? Nous regardons aussi l’impact de ces solutions sur la manière de répondre à un appel d’offres, d’organiser le service client, de traiter la donnée en interne ou encore la formation”.
L’inconnue est l’ouverture future de ces solutions. “Pour ChatGPT les concepteurs ont fait du reinforcement learning qui coûte très cher : ce n’est pas à la portée d’une startup comme nous. Est-ce qu’à l’avenir ces solutions vont rester ouvertes comme les autres grandes solutions d’IA que nous utilisons - learning, reconnaissance d’images, réseaux de neurones - ou est-ce qu’on va être contraints d’utiliser des services propriétaires dont nous serons dépendants ? “ s’interroge Grégoire.
La mobilité a beaucoup de données mais peu de moyens : espérons qu’en sortant des laboratoires, les solutions d’intelligence artificielle permettront de développer à la fois une connaissance plus fine et des offres de services plus souples.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Mobility Shift le blog de Mobility Metrix
Le blog de Padam Mobility - Demand responsive transport : explore and leverage the data generated by your service
Un article de Keolis sur les modèles prédictifs - Pour Keolis, les modèles prédictifs sont un sujet majeur d’innovation
La collaboration entre GéoVélo et transport data gouv - De l'élaboration du schéma national des aménagements cyclables à la production et la valorisation de ces données
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Une explication pédagogique sur le fonctionnement des larges langages models, des réseaux neuronaux et les transformers - JeffPilou sur Twitter
Que signifie le sigle GPT ? - Generated Pre-trained Transformer
Comment Bloomberg a créé son propre GPT - Introducing BloombergGPT, Bloomberg’s 50-billion parameter large language model, purpose-built from scratch for finance
Interview en français de Yan Le Cun, directeur du laboratoire d’Intelligence Artificielle de Meta, sur l’intelligence artificielle et ChatGPT - France Inter
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
J’aime beaucoup cette représentation des “trajectoires mobilitaires” qui traduit les aspects psychologiques des choix et décisions de mobilité. Suivons Mmes André, Da Silva et Pia dans leurs choix de déplacement. Les trajectoires mobilitaires : une notion clef pour penser et accompagner les changements de modes de déplacements
Nous en avons souvent parlé ici : le combat des agriculteurs américains contre les constructeurs de machines qui veulent les priver du droit de les réparer - Farmers Win the Right to Repair Their Own Tractors in Colorado
L’autre effondrement : la démographie. Quand le Japon ferme 450 écoles par an, sans espoir de les rouvrir - Au Japon, les écoles se vident et deviennent des musées
Une étude publiée au Journal du CNRS sur la ville, territoire d’inégalités entre hommes et femmes - Rendre la ville aux femmes
Comment visualiser la vitesse de la lumière ? Speed of light, vizualised
💬 La phrase
« Nous surestimons notre capacité à comprendre le monde et sous-estimons le rôle du hasard dans les évènements ». Daniel Kahneman, Thinking Fast and Slow.
C’est terminé pour aujourd’hui !
La lettre reprend son rythme hebdomadaire. À la semaine prochaine .
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👩🏻🚀 Tous les jeudis, mon associée Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Je me suis inspiré de l’excellent manifeste de Founders Fund What Happened To The Future qui soulignait l’écart entre l’apparente accélération des innovations et la lenteur des progrès dans des domaines comme la consommation d’énergie, le coût du transport ou des médicaments,…Le titre initial de leur manifeste était : “on voulait des voitures volantes, on a eu 140 caractères” (en référence à Twitter qui n’autorisait que des messages très courts à l’époque)