🙊 Est-ce la fin des réseaux sociaux ?
Rien ne va plus pour les plateformes sociales dont les revenus baissent pour la première fois depuis leur création. Simple péripétie ou remise en cause plus profonde de leur rôle ? Décryptage #205
Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société. En savoir plus sur cette lettre : À propos
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Nous revenons cette semaine avec un sujet qui fait couler beaucoup d’encre (numérique) : allons-nous vers la fin des réseaux sociaux ?
Comme 99% des titres qui prennent la forme d’une interrogation, la réponse sera : non. Le succès des plateformes sociales n’est pas lié qu’à notre soif de relations sociales faciles et notre appétit pour les fausses nouvelles. Il y a derrière leur croissance exceptionnelle la conjonction de deux ruptures profondes : la puissance d’internet et la mondialisation culturelle. Les nouveaux acteurs ont su profiter mieux que personne de ces deux mouvements, bien aidés par des industries endormies et des régulateurs embarrassés.
Plutôt que de faire un Nième article sur les déboires et dérives de ces plateformes, j’ai préféré décrypter le sujet sous l’angle de leurs modèles économiques.
Pour prédire le futur, commençons par comprendre le présent : en avant !
🎯 Cette semaine
Un sujet décrypté. Cette semaine : où vont les réseaux et medias sociaux ?
En 2013, le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg avait qualifié Twitter de “voiture de clown qui tombe dans une mine d’or”. Le réseau social, devenu le “square numérique” de la planète, était en effet géré par un fondateur idéaliste qui y consacrait moins de la moitié de son temps.
Ce qui se passe aujourd’hui ressemble plutôt à un épisode des Simpsons dans lequel le poivrot qui ronchonnait au fond du bus se retrouverait au volant et foncerait dans la ville en klaxonnant. Même si vous n’utilisez pas Twitter, vous avez certainement entendu parler de son rachat par Elon Musk et de la sidération qui gagne annonceurs et influenceurs devant les outrances du nouveau proprio.
Prenons un peu de recul.
Comme l’analysait Ben Thompson, “Twitter est un vrai produit qui n’a jamais réussi à devenir une entreprise”. Même avant son rachat, sa valorisation boursière - 30 milliards - relevait de l’énigme : ses pertes s’élèvent à plus de 800 millions de dollars depuis sa création. Sa vraie valeur provient de son algorithme de mise en relation, appelé social graph, mais surtout de son impact culturel. Cet impact est indéniable. À tel point que si personne ne pense que le réseau va rester tel qu’il est aujourd’hui, bien peu imaginent comment le monde actuel pourrait fonctionner sans Twitter.
Les réseaux sociaux sont accusés de tous les maux depuis leur création : addiction, désinformation, polarisation,…Mais la neutralité proclamée de leurs dirigeants leur avait toujours permis de surnager. Les fondateurs de Google, Facebook ou encore Twitter se sont toujours bien gardés d’afficher des opinions politiques. Elon Musk vient de faire voler en éclat ce fragile paradigme au nom d’une très fumeuse liberté d’expression. Fin d’une période.
Les entreprises technologiques enfin, pourtant modèles de résilience pendant la pandémie, semblent finalement à leur tour touchées par les incertitudes économiques qui secouent le monde. Leurs cours de bourse dévissent, jetant le doute sur leurs propres stratégies d’innovation menées à marche forcée. Après avoir embauché près de 500 000 personnes dans les 10 dernières années1, elles licencient maintenant en masse des ingénieurs pourtant recrutés à prix d'or.
Mais prenons encore du recul…
Dans une perspective plus large, les entreprises technologiques sont passées en une décennie de simples fournisseurs de solutions logicielles et matérielles à acteur central de quasiment tous les débats sociétaux et politiques.
Nous vous proposons ici quelques outils pour décrypter les facteurs qui ont permis les croissances exceptionnelles des plateformes sociales. Ce décryptage vous permettra aussi nous l’espérons de suivre les évolutions qui ne manqueront pas d’advenir prochainement.
Commençons pour définir ce qu’est vraiment un “réseau social”.
Il s’agit en réalité d’un mot valise pour désigner deux produits différents :
Un réseau social de personnes et d’organisations qui permet de se présenter, se connecter, communiquer et développer ses contacts par affinités.
Un média social qui agrège des contenus hétérogènes et les diffuse dans une expérience utilisateur unique et personnalisée.
Si le premier concept est vieux comme les congrégations et autres guildes du Moyen-Âge, le second est plus récent. Un média social est en réalité la manifestation la plus aboutie de la transformation numérique des médias. La preuve que l’exploitation radicale des possibilités d’internet peut bouleverser un secteur pourtant central dans nos sociétés modernes : les médias.
C’est aussi la partie “média social” qui fait l’objet - à raison - des plus grosses critiques. Mélanger pêle-mêle contenus rédigés par des professionnels avec ceux des amateurs, y compris et surtout s’ils ne sont pas d’accord entre eux : what could go wrong ? comme disent les anglais.
Regardons si vous en êtes d’accord étape par étape l’évolution du modèle économique des médias :
Le modèle de producteur (pré-internet)
C’est le modèle classique, dans lequel le media maîtrise à la fois l’amont - l’offre ou les contenus - et l’aval - la demande, les lecteurs. La rédaction en chef est au sommet de la pyramide : c’est elle qui choisit les sujets, les auteurs et la composition du produit final. Le lecteur est également “captif” en raison d’une maîtrise forte sur la distribution et le support papier. “Toute reproduction interdite” fait partie des phrases de notre enfance. La contrepartie est une faible connaissance des usages - qui lit, ce qu’ils lisent, ce qu’ils en pensent - au-delà des seules ventes et profils d’abonnés.
La monétisation de ce modèle est simple : vendre le support papier d’un côté aux lecteurs, et vendre de l’espace publicitaire à l’intérieur de ce support papier de l’autre. Avec un succès limité : “la moitié des pubs ne servent à rien, mais je ne sais pas quelle est cette moitié”. La monétisation profite également d’une maîtrise de l’offre : faire payer les petites annonces certains contenus.
Ce modèle a été secoué par les journaux gratuits qui se finançaient par la seule publicité en agrégeant des contenus venant d’agence de presse. Ouvrant ainsi la Boîte de Pandore.
Le modèle d’agrégateur
Avec la démocratisation d’internet ont prospéré les agrégateurs : portails, wikis et autres comparateurs de produits. Ces sites rassemblaient une masse critique d’internautes attirés par la diversité et la simplicité d’usage, audience qu’ils monétisaient ensuite auprès de producteurs en amont. Pour la presse, cette agrégation a rapidement gagné un échelon en se déroulant au niveau des moteurs de recherche eux-mêmes : Google News, Apple News puis Facebook ont rapidement compris en quoi la diffusion personnalisée de sélection d’articles dans leurs feeds contribuait à leur croissance.
La standardisation des contenus distribués est une clé du succès de ces modèles : on distribue un article isolé de sa rubrique, on affiche un “snippet” (extrait texte + visuel) et on le rend “filtrable”, c’est à dire facile à trouver via le moteur de recherche de l’agrégateur. Vous connaissez la suite. Le système se boucle avec l’usage des données de lecture qui permet la personnalisation, et le placement des publicités qui finance une offre aux coûts réduits à presque 0. Puis on remonte dans la chaîne de valeurs en proposant outils et tutoriaux pour que les articles “passent mieux le filtre”. Échec et mat.
On aurait pu en rester là, et discuter de la répartition des recettes entre producteurs et distributeurs. Mais ça n’a pas suffit.
Le modèle de place de marché
Dans ce modèle, l’agrégateur ne sélectionne plus lui-même les contenus diffusés. Il fournit un cadre et des outils d’édition, mais laisse les éditeurs faire le job. Les contenus des éditeurs sont concurrencés par ceux des lecteurs eux-mêmes, dont les contributions - production de contenus, mais aussi commentaires ou simples “réactions” - sont mises en avant. La modération n’a lieu qu’a posteriori, quand elle a lieu. Contrairement aux auteurs et éditeurs, les plateformes n’ont aucune responsabilité sur les contenus qu’elles diffusent et monétisent.
Ce modèle est parfaitement scalable : non seulement le coût marginal d’un contenu est proche de zéro, mais chaque nouveau contenu peut intéresser l’ensemble de l’audience, dont l’usage va alimenter le filtre et donc la pertinence de la sélection. On parle de rendements croissants car chaque nouveau contenu et chaque nouvel utilisateur rapporte plus que le précédent. Les medias sociaux vendent ensuite des outils aux annonceurs et aux producteurs de contenus, monétisant ainsi la partie offre de leur plateforme. La partie demande est monétisée par la publicité et les promotions.
Le modèle de plateforme domine le paysage actuel des « réseaux sociaux », mais il évolue.
Facebook et LinkedIn sont des réseaux sociaux devenus médias sociaux. Instagram est un outil devenu réseau social et qui évolue à nouveau vers un media pour concurrencer TikTok. Twitter est un média social devenu…qui sait? 🤔
Le secteur bouge très vite, faisant varier les curseurs entre plateforme et agrégateur, média social et réseau social.
J’espère vous avoir aidé à suivre ses évolutions à venir.
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🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Quand Marc Zuckerberg fâché, Marc Zuckerberg toujours faire ainsi. Zuckerberg On Twitter: 'They Drove A Clown Car That Fell Into A Gold Mine'
L’article que tout le monde partage en ce moment (sur les réseaux sociaux) The Age of Social Media Is Ending. It never should have begun - The Atlantic.
Pourtant, les humains continuent à beaucoup utiliser les plateformes. Mais vraiment beaucoup. Les chiffres clés d’Internet et des réseaux sociaux dans le monde en octobre 2022
Il n’y a pas que chez Twitter que des licenciements massifs ont lieu. Twitter, Meta, Amazon, Netflix… Dans la Silicon Valley, la fin d’une période d’expansion sans précédent
Ce site recense d’ailleurs en temps réel les licenciements dans les entreprises technologiques. Au moment où j’écris nous en sommes à 136 989 depuis le 1er janvier Layoffs
Le rédacteur en chef d’Ouest France s’interroge sur la dérive des médias classiques lorsqu’un présentateur télé part en roue libre dans l’outrance et l’insulte. “Serions-nous condamnés à vivre dans un monde où la personne honnête, réfléchie, respectueuse des idées des autres et qui écoute celle qui lui parle fait figure d’idiot du village ?” Les mots de travers
Ouest France, dont le DSI nous avait livré une analyse passionnante de l’évolution de la presse face aux nouveaux entrants Les 10 années qui ont transformé la presse : l’exemple de Ouest-France
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Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
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Ils ont cartographié Wikipedia. Mapping Wikipedia with Bert and Numic
Ce musicien a analysé plus de 1000 “hits” depuis 1958 et ce qu’il a découvert va choquer les mélomanes (non rien à voir avec l’abus d’auto-tune) The death of key change
C’est fini pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
480 000 précisément en cumulant les embauches chez Google, Apple, Facebook and Microsoft
Merci pour la distinction entre réseaux sociaux et média sociaux, que je trouve très éclairante !