Automates des villes, automates des champs
Alors que les commerces automatisés créent la polémique en ville, ils se développent tranquillement à la campagne. Quels sont nos critères d’acceptation de ces robots du quotidien ? #232
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur nous : À propos.
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🧭 De quoi allons-nous parler
Quand on travaille comme moi sur le développement de services innovants, la question de l’acceptabilité sociale est clé. A fortiori lorsque ces services sont implantés dans l’espace public. Or, c’est un euphémisme, tous les services ne sont pas égaux devant la vindicte populaire. La consommation est devenue politique et l’espace public se transforme souvent en théâtre où se matérialisent les grandes controverses de notre époque. L’irruption d’automates dans notre quotidien est ainsi diversement accueillie selon qu’il s’agisse de retirer de l’argent, faire ses courses ou se déplacer. Et encore plus selon qu’ils s’implantent au cœur des villes ou au bord des nationales.
Que nous révèle notre rapport aux automates dans l’espace public ? Au-delà des questions liées à l’emploi ou l’humanisation de nos territoires, ces sujets interrogent notre rapport aux technologies. Mettez une pièce dans la machine et laissez-vous guider…
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : cette semaine, l’automatisation des services et commerces dans les espaces ruraux.
Cinq ans après leur lancement en fanfare, les magasins Amazon Go - épiceries sans caissier bardées de capteurs - ferment les uns après les autres. La faute aux difficultés économiques rencontrées par la maison mère, mais sans doute aussi au grand mouvement de dégroupage qui touche la distribution depuis une décennie : épiceries spécialisées, avec ou sans caisses automatiques, drive, drive piéton, livraison rapide ou non, depuis un entrepôt, une Amap ou un dark store,…comment s’y retrouver ?
Le commerce “normal” devient un marché de niche.
Robots des villes
Parmi ces nouveaux formats, les plus automatisés passionnent les médias, mobilisent les syndicats et interpellent les élus. One-click contre low tech, économie de la flemme contre emplois de proximité, fin du mois contre fin de l’épisode : l’évolution du commerce est au coeur de la politisation de la consommation. Dites moi ce que vous consommez, comment et chez qui vous faites vos courses, qui vous les livre, je vous dirais qui vous êtes.
Ajoutez à ces clivages sociétaux un rapport à l’espace public bien particulier qui fait courir à tout objet dans la rue le risque d’être rayé, brisé, brûlé, souillé et bien évidemment volé. Les limites à l’irruption des technologies ne sont plus tant dans leur maturité technologique que dans leur acceptabilité sociale. Si les petits robots de livraison ne parcourent pas encore les trottoirs de nos villes, c’est sans doute parce qu’ailleurs ils sont déjà la cible d’activistes mécontents et de riverains farceurs. Les opérateurs de deux-roues en libre service peuvent en témoigner : une machine dans l’espace public n’a beau être qu’une machine, elle peut susciter une haine irrationnelle bien au-delà des risques réels ou supposés qu’elle représente.
Piaggio et son robot Gita qui vous suit partout. What could go wrong ?
Mais allons plus loin.
Notre rapport à l’automatisation de certaines tâches est ambigu. Cette ambiguïté se retrouve dans la différence entre “outil”, “automate” et “robot”. Inventé en 1920 à partir du mot tchèque « robota » qui signifie « travail, besogne, corvée », le mot “robot” est généralement utilisé pour parler d’un automate anthropomorphe ou du moins qui peut réaliser une tâche normalement réservée aux humains. Le robot serait donc la machine automatisée qui nous permet d’éviter une corvée.
Ainsi l’acceptabilité sociale des robots dépendrait de “qui” ou de “quoi” elle remplace. L’aspirateur ou la tondeuse robotisés ne semblent pas susciter les mêmes réactions que les caisses automatiques. Sans doute parce que vous tondez vous-même votre jardin et que les personnels de maison sont moins bien défendus que ceux de la distribution. D’autres tâches robotisées semblent définitivement entrées dans les moeurs : qui regrette la généralisation des distributeurs de billets de banque, barrières de péage ou pompe à essence automatiques ? Ils remplacent pourtant des humains. Le commerce de proximité semble dans un entre-deux. Faut-il s’accommoder de ces nouveaux canaux ou les dénoncer ?
La diatribe d’une candidate en campagne électorale dans une petite gare de la Drôme a ainsi soulevé plus de sarcasmes que d’adhésion. “Quand les machines remplacent les humains, ça va pas quoi” affirmait-t-elle en promettant de les remplacer par des fonctionnaires. On connaît la suite.
Et pourtant, à Paris depuis 2007 la RATP a fermé 350 de ses 400 points de vente dans les stations de métro pour les transformer en “comptoirs d’information”, laissant les pauvres voyageurs avec des distributeurs dignes des anciens pays de l’Est. Mais je m’égare. L’acceptabilité est-elle liée à la fonction - plus ou moins noble - remplacée ? À moins que cette différence de traitement ne dépende du contexte urbain et social de la “robotisation” ?
Cette idée m’est venue à l’esprit en lisant un article récent sur les “automates des campagnes”, ces distributeurs qui fleurissent au bord des routes départementales, sur les parkings des zones d’activités et à proximité d’anciens commerces définitivement fermés. Qu’ils proposent des pizzas, du pain ou des denrées plus originales, ils sont le symbole d’une évolution à bas bruit de la “campagne”. Cette ubérisation des champs complète un tableau déjà bien saturé d’aires de lavage de voitures, carburant 24/7, déstockeurs et supérettes de nuit. L’article, bien enlevé, considère pourtant leur prolifération sous un angle plutôt badin et affectueux, mettant l’accent sur la bonne acceptation de ces engins par les riverains et touristes. “On se croyait dans Black Mirror alors qu’on était dans Groland” nous dit l’auteur.
Au-delà cette condescendance bien parisienne, je tenais un bon sujet : pourquoi certains robots sont-ils acceptés et d’autres non ?
Robot des champs
Si je vous dis “robot”, personne - je m’avance - ne pensera au distributeur de pizzas “La Pantofola” au bord de la D3 au Buisson-de-Cadouin (24). Et pourtant. Si techniquement on parle plutôt d’automate, d’un point de vue social et politique il s’agit bien de robots. Je m’explique.
Commençons par la bouteille à moitié pleine : le distributeur automatique de pain (ou de Comté, ou d’huîtres, ou de fleurs, ou de rillettes,…) c’est le gentil artisan-commerçant du coin qui vend son surplus en dehors des horaires d’ouverture, ce qui lui permet de maintenir en vie sa boutique et d’élargir sa zone de chalandise. Le journaliste nous fait apprécier d’étapes en étapes la convivialité du camping autour du distributeur d’apéros ou celle du restaurant automatique où l’on déguste une tête de veau à 4 heures du matin entre chasseurs. Après tout, les commerçants travaillent déjà tout le temps. Et puis, tout le monde en parle, il manquerait 75 000 emplois dans le commerce et le tourisme. Les jeunes ne veulent plus bosser ma bonne dame.
On aurait aussi pu mettre l’accent sur la bouteille à moitié vide : ces machines ne sont-elles pas un énième signe de l’effondrement du commerce rural et plus globalement de la déshumanisation de ces territoires ? Et ne parlons pas de la consommation d’énergie de ces pizzas refroidies puis réchauffées “en 2 minutes”, ou de la qualité nutritive de l’ensemble. Pour le goût du terroir, sélectionnez la touche 32.
Mais comment lutter ? Un investissement d’environ 50 000€ fera de vous l’heureux acquéreur de Smart Pizza Julia, un automate qui stocke jusqu’à 96 pizzas déjà cuites avec écran tactile, paiement sans contact et tutti chianti. L’équivalent d’un vrai restaurant de 25 couverts.
La goutte d’eau qui fait déborder le gobelet en carton
Les habitués de la lettre savent que je tombe rarement dans le pessimisme technophobique, mais comment s’empêcher de voir un futur sombre dans cette évolution des campagnes ? Les campeurs apprécient la machine à café ou la fontaine à apéro, mais à quoi ressembleront ces territoires en hiver ? Comment le multiple rural du coin pourra-t-il lutter face à une telle concurrence ?
Il y a 22 ans la série Caméra Café symbolisait déjà la pauvreté des relations sociales en entreprise à l’ère des quartiers d’affaires et des “espaces détente” aseptisés. Ces machines ont envahi ensuite les délaissés de notre quotidien, des quais de métro aux recoins des bureaux de tabac. On en compterait plus de 600 000, soit une pour 120 habitants. Mais signe des temps, avec le télétravail et l’obligation de recycler les déchets qu’elles produisent, la profession derrière ces automates fait grise mine. Elle se tourne désormais vers les pouvoirs publics pour recevoir des aides. La touillette n’a plus la cote.
Peut-être faut-il mieux contextualiser la place de ces machines pour en déduire l’acceptabilité. Dans quel contexte de saturation pré-existante ou au contraire de “désert de services” sont-elles installées ? Un distributeur de pain, c’est mieux que rien du tout lorsque l’on vit à 10 kilomètres de la première boulangerie. Une laverie automatique, c’est un oasis pour les étudiants et autres personnes dépourvues de machine à laver chez elles. En revanche, sur des trottoirs déjà “plombés” par le mobilier urbain et les voitures mal garées, la moindre trottinette en libre-service va déclencher une levée de boucliers.
Poésie de la machine
Comme souvent, faire un pas de côté nous permet de changer de perspectives et peut-être de sortir par le haut de ces controverses. Je me lance…
Dans un mouvement général de tout-à-l’écran qui a vu 2 milliards de personnes passer plusieurs heures par jour le nez sur leur smartphone en une génération, la présence de machines en métal et verre peut ressembler à une alternative paradoxalement plus humaine. La fatigue zoom ou les révisions connectées (camstudy) feraient presque passer le distributeur de café de la bibliothèque universitaire pour une madeleine de Proust. Qu’importe l’automate, pourvu qu’on ait la convivialité !
Et que dire de ces distributeurs de tickets qui vous imposent de vous identifier, créer un compte,…mettant fin à l’anonymat.
L’automate comme alternative low tech aux géants du numérique ? Pourquoi pas.
Cet univers soit-disant déshumanisé peut même révéler sa propre poésie, loin des clichés du commerce à la Amélie Poulain. Prenez le génial ovni cinématographique Clerks, les employés modèles avec son ambiance grunge de parkings de vidéo-club et de 24/7 déglingués. Ou bien ces lieux festifs des grandes métropoles où Photomatons, jukebox vintage et anciens jeux d’arcades connaissent un franc succès.
Car pour les jeunes, l’automate est souvent le premier contact autonome avec le monde du commerce, celui où l’on dépense ses rares pièces en rêvant à un déluge de friandises. Dans La Parfaite Tokyoïte, l’autrice June Fujiwara relate avec nostalgie ses premiers contacts avec un distributeur automatique alors qu’elle n’était encore qu’une collégienne au Japon.
Un jour, Yuki me prit par le bras et m'entraîna tout droit vers une rue perpendiculaire, sans s'arrêter comme d'habitude à chaque carrefour. Elle avait trouvé quelque chose « d'extraordinaire » qu'elle voulait absolument me montrer. «C'est un distributeur automatique !» me chuchota-t-elle.
Un distributeur de jouets ? de glaces ? de figurines ? Ça ne m'intéressait pas. Omniprésents, les distributeurs faisaient partie du paysage, ils l'encombraient souvent, ils ne méritaient pas tant d'attention. Je traînais les pieds.
Son distributeur automatique était coincé entre une vieille pâtisserie traditionnelle et un salon de coiffure pour hommes. Le genre de machine qui passait complètement inaperçue. Un peu vétuste, mais pas trop, elle proposait des boissons froides et chaudes, comme de la soupe de maïs en canette. Rien de spécial. Perplexe, je regardai Yuki. Elle m'expliqua avoir trouvé dans la trappe une pièce de 50 yens : celle qui a un trou et qui porte au dos un dessin de chrysanthème. La pièce était particulièrement belle, luisante. (…) Depuis ce jour, Yuki et moi primes l'habitude de faire un petit détour pour passer par ce distributeur au retour de l'école. Postées devant, nous faisions un vœu, les mains jointes, et glissions ensuite nos petites mains dans la trappe.
Elle avait raison. Ce distributeur était extraordinaire.
Plus d'une fois, nous y trouvâmes une pièce de 10 yens.
Un jour, lorsque je formulai un vœu d'amour, le distributeur me donna deux pièces de 10 yens... J'étais exaltée.
Par la suite, le distributeur ne répondit plus à mes voeux d'amour car, à l'époque, je changeais d'amoureux» comme on change d'habits. Lorsque je priai pour que mes cheveux se frisent - mon obsession de l'époque -, il m'ignora superbement.
J’espère que ce billet un peu désordonné vous aura inspiré. Laissez moi un petit 💙pour prouver que vous êtes bien humain si ce moment vous a plu.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Les articles dans lequels j’ai puisé cette édition :
Mes vacances automatisées : « La machine à apéro, c’est super convivial ! »
Distributeurs automatiques de lait, viande, légumes… des casiers judicieux
Le restaurant automatisé “repas du terroir” à Marciac - H24
Sans oublier…
Les Immanquables de Pop-Up Urbain sur le rapport entre food et pop culture.
Notre article sur les nouveaux formats du commerce - Comment éclaircir le dark commerce ?
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💬 La phrase
“And you run, and you run to catch up with the sun but it's sinking
Racing around to come up behind you again
The sun is the same in a relative way but you're older
Shorter of breath and one day closer to death”.
Time (Gilmour, Waters, Pink Floyd, 1973)
Traduction libre :
“Et tu cours et tu cours pour rattraper le soleil mais déjà il disparaît
Faisant le tour pour revenir derrière toi encore une fois
Le soleil semble toujours le même mais toi tu es plus vieux
Le souffle plus court et un jour plus près de la mort”
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Super sujet Stéphane : « pas désordonné » ! Très utile au contraire pour lever le nez et continuer à observer les mutations en cours du commerce. Merci 🙏🏻