Ce que l'histoire de la musique nous apprend sur l’impact futur de l'intelligence artificielle
La musique a toujours été le "canari dans la mine" des ruptures technologiques. Étudier son évolution permet d'anticiper ce qui nous attend avec la généralisation de l'IA #216
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société. En savoir plus sur cette lettre : À propos
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💌 Vous et moi
Il y a parfois des lectures qui cochent toutes les cases : le sujet, l’angle, le moment. Le hasard m’a fait tomber ce week-end sur l’essai d’un professeur de technologie anglais, Jack Stilgoe, qui analyse avec brio l’histoire de la musique afin de prédire l’impact des nouvelles solutions utilisant l’intelligence artificielle.
Piano mécanique, boîte à rythmes, synthétiseurs, sampling, auto-tune, home studio,…et maintenant modèles génératifs : la musique a de tout temps été un champ d’expérimentation et d’expansion des nouvelles technologies. Son modèle économique a subi plus de bouleversements en 100 ans que n’importe quel autre secteur.
On a beaucoup entendu parler, y compris ici, d’Open AI et de ses interfaces génératives de textes comme ChatGPT, ou de visuels comme Dall-E. Leurs pendants musicaux, Jukebox ou Google MusicLM, ont moins fait couler d’encre. Ils permettent de générer des plages musicales à partir de consignes et s’appuient comme les autres sur le “moissonnage” (en réalité : le pillage) des musiques composées par d’autres.
Mais, après un premier émerveillement, on est tenté de dire comme Miles Davis : “so what ?”. En quoi cela va-t-il changer le modèle actuel ?
Le professeur Stilgoe propose de prédire l’impact futur de ces nouvelles technologies en étudiant celui des vagues précédentes. Pour imaginer le futur de la musique, il a étudié le rapport particulier des batteurs avec la mécanisation et la programmation des rythmes 🥁 🎛
Attention vous allez entendre parler de swing, de groove, d’auto-tune et de Roland TR-808. En avant !
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : cette semaine le futur de la musique avec le développement de l’intelligence artificielle
Depuis la première flûte taillée dans un os d’ours datant de l’époque de Néanderthal, l’histoire de la musique est jalonnée d’innovations technologiques.
Une histoire de mécanisation
Les tampons de la clarinette, les frettes de la guitare et la pédale de la harpe ont largement précédé la numérisation des sons. Il y a plus d’un siècle le piano mécanique a fait sortir la musique des salons cossus. Le vinyle et la radio allaient achever cette démocratisation et faire de la musique un business après-guerre.
Dans cette course au progrès, les batteurs étaient dans le collimateur avec leur lourd et coûteux matériel. Des proies faciles à sacrifier sur l’autel de la modernité : saviez-vous par exemple que 18 000 batteurs et percussionnistes ont perdu leur job à l’occasion du passage du cinéma muet au parlant !
Surtout, le caractère répétitif de la batterie allait la rendre facile à “coder”. Quoi de plus similaire à une double croche qu’une autre double croche ?
Une histoire de transgression
L’histoire des technologies est aussi celle des transgressions : le transistor, qui a donné son nom au mini-poste de radio, est associé à l’essor du rockn’ roll. Pas question d’écouter des “musiques de sauvages” sur le poste à lampes de papa situé au centre du salon. Le transistor permit d’écouter les Rolling Stones en se déhanchant loin des regards.
La génération qui écoutait du rock en cachette fut ensuite celle qui s’indigna de l’essor des musiques électroniques et autres boîtes à rythmes. Des mouvements comme “Drum Machines Have No Soul” ont fleuri dès les années 70 alors que le tube de Donna Summer I Feel Love mettait le feu aux dancefloors avec sa rythmique synthétisée.
La “mécanisation du batteur” n’était que la prémisse d’une autre révolution. La dématérialisation de la musique a rendu celle-ci non seulement reproductible et diffusable à l’infini, mais également modifiable. Les meilleures impros de Jimi Hendrix n’étaient désormais plus que quelques données dans un fichier.
Comme souvent avec le numérique, les outils destinés aux professionnels se sont rapidement retrouvés dans les caves des particuliers. Grâce aux petits frères du TR-808, une génération entière de musiciens put créer des genres musicaux totalement nouveaux : hip-hop, house, techno, trip hop, jungle,…explorant et remixant à l’infini les styles et les rythmes.
Du hardware au software
La musique a ainsi connu en quelques décennies toutes les étapes du passage du hardware au software :
L’évolution des supports : vinyls, cassettes, fichiers numérique.
Celle des moyens de diffusion : phonographe, radio, CD, téléchargement, streaming,…
La standardisation des contenus : morceaux de 3 mn 15 pour passer à la radio, puis homogénéisation des instrumentations et des mélodies avec la “variété” et les hits.
Les techniques de captation et d’écoute : miniaturisation des capteurs, reconnaissance des sons (Shazam !), son spatialisé,…
L’essor des moyens de modifier la musique, du studio aux réseaux sociaux : correction, réduction, distorsion, boucle, delay, amplification, pitch, auto-tune (Do you belieeeeeeeve in life after love ?),...
Et enfin, la désintégration des règles de propriété intellectuelle : copie, échantillonnage, remix, sampling.
Des riffs de batterie comme l’Amen Break ou le Funky Drummer ont été réutilisés plusieurs milliers de fois dans d’autres morceaux; ils sont même devenus des styles musicaux à part entière (Don’t believe the hype, yeaheaheah).
Rester dans le ton
Mais contrairement à d’autres usages des technologies, l’objectif de la mécanisation de la musique n’était pas uniquement d’augmenter l’homme : à moins d’être un grand fan de musique expérimentale, écouter 5 pianos à la fois ou un morceau à 300 BPM n’apporte pas de plaisir particulier, bien au contraire. Et nos pauvres tympans sont déjà bien assez abîmés par le niveau sonore d’un vieux transistor.
La raison est simple : la technologie ne doit pas modifier les effets positifs que provoquent la musique dans notre cerveau.
En effet la musique répond à des besoins “physiologiques” bien identifiés : un savant mélange d’anticipation, de répétition, de tension et de surprise compose les morceaux les plus appréciés. Malgré la variété de nos goûts, nous aimons la musique pour la bonne et simple raison qu’elle provoque en nous des émotions.
Rester dans le rythme
Le swing, le shuffle, le groove sont en réalité des micro-décalages rythmiques qui vont titiller la capacité d’anticipation de notre cerveau et par là même…nous mettre en mouvement ! La blue note n’est pas que la « rencontre des pentatoniques africaines avec le diatonisme occidental » : c’est le micro-décalage tonal qui va faire si bien “sonner” la joie ou la tristesse dans le jazz ou du blues.
Bien entendu, les producteurs avec leurs équipes d’ingénieurs du son ont compris tout le bénéfice qu’apportait la connaissance de ces liens subtiles entre musique et émotions. Ils ont tiré parti des technologies pour mixer et remixer les créations des artistes dans des studios de plus en plus perfectionnés. Certains effets comme l’auto-tune, destinés initialement à corriger des artistes hors du ton, sont devenus des fonctionnalités voire des genres musicaux à part entière (Do you belieeeeeeeve… ? ok j’arrête promis).
La mécanisation de la musique a largement profité à ces intermédiaires, faisant passer la captation de valeur des artistes vers les diffuseurs, et des diffuseurs vers les producteurs. En quoi les technologies d’intelligence artificielle vont-elles changer cet ordre établi ?
Êtes-vous un robot ?
Vous avez sans doute lu ces prophéties : si l’humain perd aux échecs ou au Jeu de Go contre une machine, il perdra en tant que réceptionniste, livreur, comptable ou consultant (hum hum). Les musiciens vont-ils rejoindre leurs lointains collègues du cinéma muet au rang de curiosités historiques ?
Pas si sûr.
Bien entendu on trouve déjà sur le marché des solutions qui proposent un “batteur AI” : il va écouter votre morceau et composer sa propre partition. Vous pourrez modifier à l’infini son “set” en choisissant les styles et matériels. On imagine aisément les usages qu’elles vont permettre pour obtenir facilement une “musique d’ambiance”. Sans doute également sera-t-il difficile de faire la différence entre les performances de ces “IA” et celles d’un musicien lambda.
Mais, comme nous l’avons vu précédemment, le “génie” créatif n’est pas qu’une affaire de perfection. Ce qui distingue l’humain d’une machine est justement ce qui plaît en musique : les défauts, les imperfections, les surprises. Le trompettiste qui reprend son souffle, le bend approximatif du guitariste, la paille dans la voix de la chanteuse. Jimmy James ne disait pas autre chose quand il expliquait que “le funk est sale et doit le rester”. Soul power !
Give the drummer some
Ces “IA” ne vont pas jouer mieux que Tito Gevert mais elles permettront à n’importe qui de créer une musique sans artiste ni producteur ni… payer de royalties. Car comme souvent avec le numérique, le bouleversement n’est pas que “matériel”. Il touche aussi la place des artistes dans la chaîne de valeurs.
L’automatisation et la dématérialisation des tâches ont déplacé la valeur de l’artiste vers le producteur, puis du producteur vers l’utilisateur lui-même. Regardez comment vos ados postent une vidéo (musicale) sur TikTok et demandez-vous combien de professionnels étaient nécessaires auparavant pour permettre cela ? Et combien les artistes peuvent-ils bien être payés dans ces modèles…
Le streaming a laminé les revenus des créateurs, mais au moins ceux-ci se voyaient crédités de leurs oeuvres. Avec les modèles génératifs, la pseudo-création s’en affranchit totalement. “Tout devient disponible (…) c’est la ruée vers l’or : plus de crédit, rien que du profit” nous dit Stilgoe.
Si le fonctionnement des intelligences artificielles est comparable à “une armée de stagiaires automatisés qui iraient chercher partout ce qu’on leur demande” (Benedict Evans), il s’agit surtout d’un travail gratuit. Rien n’est payé pour les oeuvres qui servent de ressources aux modèles génératifs.
Et c’est peut-être là le plus gros souci pour les musiciens pourtant déjà rompus à la gig economy, l’économie de la pige. La mécanisation des studios avait permis la taylorisation de l’enregistrement et du mixage. La démocratisation des équipements a fait le reste. “En réalité ce ne sont pas les robots qui prennent le job des humains, ce sont les humains eux-mêmes”. Les néo-musiciens qui créent leur musique chez eux avec Garage Band puis la diffuse sur YouTube préparent en réalité le terrain pour l’arrivée de la musique générative.
Est-ce que la généralisation de l’IA va redonner du pouvoir aux utilisateurs finaux ou achever ce qui peut encore l’être, difficile de le savoir ? Mais, comme dit l’adage, “c’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens” et là, on ne voit vraiment pas qui va être payé. À part bien entendu les plateformes. On connaît la musique.
Musique de barbares
“Quand les technologies envahissent de nouveaux morceaux de nos vies, nous sommes forcés de réfléchir à ce qui a de la valeur pour nous” (Stilgoe).
Il est probable que la musique à l’ère de l’intelligence artificielle subisse la même sorte d’homogénéisation économique que celles qu’elle a déjà connu :
la valeur sera captée par les middle men : les entreprises technologiques qui fourniront outils de “création”, de diffusion et l’audience qualifiée.
la création sera dévalorisée, réduite au rang de feature, de fonctionnalité à sélectionner dans un menu déroulant.
“La mécanisation a remplacé 1 ou 2 musiciens. La musique générative va tous les remplacer ainsi que leur producteur”. Mais Jack Stilgoe craint par dessus tout l’homogénéisation des créations elles-mêmes.
Si vous souhaitez que votre création monte en première page de Google, YouTube ou de LinkedIn, il faut appliquer à la lettre les “conseils” de ces plateformes. Bien avant Google MusicLM, l’auteur Alessandro Barrico avait décrit ce phénomène dans Barbares, Essai sur la Mutation. Les viticulteurs qui modifient leur vin pour être bien classés dans le Guide Parker, les centres de formation de footballeurs qui forment de la chair à transferts,…tuant dans l’oeuf toute nuance et germe de génie.
Au-delà de la dévalorisation culturelle (l’effet playlist), le risque est la dévalorisation artistique globale : plus de copieurs, moins de créateurs, et au final un art de plus en plus pauvre.
L’espoir est dans le hack
Comme souvent, la lumière pourrait venir de celles et ceux qui détournent les règles, qui vont à contre-courant en cherchant à “hacker” le système. L’auteur évoque Herbie Hancock, Stevie Wonder, New Order ou encore J Dilla. Ceux-là ont changé chacun à leur époque la manière de faire de la musique en utilisant les nouvelles technologies. Ils ont créé des “frictions rythmiques désorientantes”. Comme Daft Punk ou Tony Allen, ils ont inventé des styles musicaux en tordant les précédents sans pour autant perdre ce qui en faisait l’âme.
Espérons que d’autres artistes sauront faire perdurer l’énergie créatrice et le génie humain avec ces nouvelles machines. Et en attendant : allez au concert !
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🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article de Jack Stilgoe qui nous a inspiré cette édition. Give the drummer some - What drum machine can teach us about the future of artificial intelligence
Ce que la musique fait à notre cerveau, passionnante conférence… en musique ! - Your brain on music - TedX
Elizabeth Gilbert sur le génie créatif, avec une anecdote sur Tom Waits que j’adore Your elusive creative genius - Ted Talk
La musique en studio c’est aussi l’art des ingénieurs du son, ici avec l’exemple d’Abba - super article The genius of ABBA: The incredible production and recording techniques behind the music
Pour se rassurer sur l’incomparable talent des humains pour jouer de la musique, admirons la performance live du batteur Tito Gevert :
À côté le premier “batteur mécanique”, le Wurlitzer Side Man, fait pâle figure : The first ever drum machine
Rendons hommage enfin à Clyde Stubblefield, le Funky Drummer inventeur du rythme le plus pillé au monde. Give the drummer some !
C’est terminé pour aujourd’hui !
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Pour ma part je vous dis à la semaine prochaine !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Passionnant ! Bravo pour cette belle édition 🎶
Bonjour, je lis toujours avec intérêt cette lettre, et là j'ai été surpris par une belle faute de grammaire, ce qui n'est pas vraiment l'habitude de la maison, ou en tous cas elles ne me sautent pas aux yaux.
Du coup je vous la signale : été au lieu de était
dans
"... modèles génératifs : la musique a de tout temps était un champ d’expérimentation et d’expansion des nouvelles technologies"