À la recherche du temps perdu sur internet
L'évolution des médias sociaux nous a rendu dépendants bien au-delà de nos capacités de résistance. Découvrez comment reprendre le contrôle de votre vie en ligne. Newsletter #221
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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💌 Vous et moi
Deuxième partie de notre exploration du business de la distraction.
La semaine dernière nous analysions l’évolution de notre rapport au téléphone. Cette semaine nous déverrouillons l’écran pour analyser les apps que nous utilisons et la manière dont nous les utilisons. En particulier nous essaierons de comprendre pourquoi nous passons autant de temps à faire défiler une quantité astronomique de vidéos - en anglais : scrolling - le plus souvent à l’insu de notre plein gré.
Lire cette newsletter représente déjà un premier antidote à la boulimie de vidéos de magie et de #Cannes2023, mais je vous partagerai également quelques conseils pour remédier au mal 😈
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : comment lutter contre le scrolling idiot
Dans son excellent Petite Poucette Michel Serres voyait en l’agilité des pouces de la nouvelle génération un symbole des pouvoirs offerts par la “révolution tactile” des téléphones mobiles. La capacité à échanger des SMS en grand nombre lui semblait annoncer un changement du même ordre que l’écriture ou l’imprimerie .
En grandissant, Petite Poucette utilise de plus en plus ses pouces pour scroller des contenus sur Insta, TikTok ou YouTube. Avec des effets sensibles sur sa capacité de concentration, mais aussi son moral et son rapport aux autres.
Dire “ce n’est pas bien” ne suffit pas. Essayons de décrypter ce qui nous arrive et comprendre les armes qu’utilisent ceux qui veulent que nous perdions le contrôle. Un homme averti en vaut deux : vous changerez peut-être de comportement en ligne après avoir lu cette lettre.
C’était mieux avant
Nous passons en moyenne 4 heures par jour sur des écrans. C’est l’équivalent d’un quart de notre temps éveillé. Comment les apps que nous utilisons sont-elles arrivées à nous rendre tellement accros ?
Au commencement, les réseaux sociaux proposaient à chacun de créer son profil puis de partager des nouvelles : pensées, humeurs, photos ou articles intéressants. Les personnes avec qui vous étiez en lien pouvaient réagir, commenter, repartager. De nouvelles fonctionnalités ont petit à petit remplacé tous nos autres outils en ligne : emails, SMS, forums de discussion, moteur de recherche, mise en page, retouche de photos et de vidéo, CV,…Qui se souvient qu’Instagram était d’abord une application de filtres (Clarendon !) et de partage de photos ?
L’invention du feed - des contenus inédits qui s’affichent quand vous ouvrez l’app - nous a familiarisé avec l’arbitraire des règles de priorisation des contenus. Des algorithmes sont venus classer les publications de vos relations par ordre chronologique et, déjà, d’intérêt. Intérêt individualisé selon vos actions et celles de vos relations grâce à la collecte généralisée des données d’usage.
Les plateformes sont même allé chercher vos données d’usage en dehors de leurs applications en semant vos parcours en ligne de fonctionnalités comme “partager sur Facebook” ou encore “se connecter avec son compte Facebook” qui n’étaient en réalité que des moyens de collecter vos données sur des sites tiers.
Temps de cerveau disponible
Pourquoi cette boulimie de données ?
Vous connaissez sans doute l’adage : si tu ne paies pas c’est que tu es le produit.
La gratuité a instauré très tôt une dépendance des réseaux sociaux à la publicité. En 2023 chaque utilisateur de Facebook aux USA rapporte à peu près 200$ par an en publicité. Qui imagine faire payer ce tarif à des utilisateurs ?
Les annonceurs ont adoré les réseaux sociaux pour une raison simple : les mêmes algorithmes qui vous font découvrir un groupe de musique vous proposent des publicités ciblées pour un concert ou des t-shirts. Et ça marche : ces publicités sont plus «cliquées ».
Le seul indicateur pour les actionnaires de ces réseaux allait désormais être le temps passé en ligne. Car plus d’engagement, c’est plus de données et donc au final de meilleurs “taux de transformation” des publicités.
Des designers, comportementalistes, neuroscientifiques,...sont venus épauler les ingénieurs informatiques pour nous rendre toujours plus accros. Et tant pis si cela signifie modifier votre feed pour vous envoyer des contenus toujours plus “cliquables” et “émotionnels” à la place des pensées profondes de votre camarade de lycée.
« Les meilleurs cerveaux de la terre travaillent chez Facebook pour vous faire cliquer sur des pubs », regretta Jeff Hammerbacher un ancien salarié.
Victimes consentantes
La généralisation d’un feed dopaminé par algorithmes aurait pu agacer les utilisateurs. Bien au contraire : plutôt que d’aller chercher “à la main” les contenus les plus intéressants pour nous, nous sommes tombés sans résister dans le rabbit hole de mini-histoires de Quoicoubeh, de nouvelles danses et d’indignations au kilo. Pire, nous nous sommes pris au jeu. Nous avons cherché nous-mêmes à devenir un media. Votre soeur met en scène la vie de sa petite dernière avec effets spéciaux et musique. Votre cliente saute des lignes après sa première phrase pour augmenter son reach sur LinkedIn .
Comme l’écrivait Antonio Garcia Martinez : « Andy Warhol avait tout faux. Dans le futur, chacun de nous ne sera pas célèbre pendant 15 minutes ; nous serons célèbres 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour 15 personnes ».
Toucher le fond
Dopées au temps passé et au clic par mille, le feed affiche désormais alternativement des contenus générés par vos relations, par les relations de vos relations, puis par des “sources” avec qui vous n’avez aucun lien. Toutes les apps ont fini par se ressembler dans leur expérience utilisateur, se copiant au pixel près.
Comment résister à ces tirades philosophiques, ces danses rigolotes ou ces forcément superbes femmes/hommes aux tranches vie si inspirantes ? Nos écrans sont devenus un feu d’artifices de mini-vidéos plus addictives les unes que les autres.
C’est ainsi que, de plus en plus, le visionnage d’une ou deux vidéos pour “faire une pause” nous entraîne comme le lapin d’Alice dans une chaîne de contenus qui nous retiendra 30, 40 minutes voire plus longtemps.
Jusqu’à tomber dans le doomscrolling “ou « défilement morbide » au Québec, qui désigne le fait de passer une quantité excessive de temps d'écran consacré à l'absorption de nouvelles à prédominance négative, majoritairement de nature dystopique” (Wikipedia). Car non contents de proposer un nombre infini de vidéos, les algorithmes ont une fâcheuse tendance à afficher des contenus de plus en plus polarisés. Pour nous faire réagir.
“Tu viens au lit ? Je ne peux pas. C’est important. Quoi ? Quelqu’un a tort sur internet”. Source : xkcd
Comment lutter (1) ? En remettant de la friction
Des chercheurs ont tenté de comprendre ce qui nous faisait regarder si longtemps des vidéos même lorsque nous souhaitions limiter notre exposition. Selon eux les facteurs les plus forts sont :
le fait de regarder plusieurs vidéos sur le même thème : plus on regarde des tutos de guitare, plus on aura tendance à cliquer sur un tuto supplémentaire de guitare.
le fait que ces vidéos soient “taguées” par exemple #electricguitar #frusciante donne envie là encore de regarder des vidéos dans la même catégorie.
le caractère consécutif du visionnage - 5 vidéos de guitare d’affilée - créé plus d’addiction que si vous regardez le même nombre de vidéos mais en faisant d’autres choses entre chaque vidéos. Le scroll s’auto-alimente.
Évidemment, ces leviers sont connus des apps qui en abusent en vous proposant toujours plus de contenus similaires, en lançant automatiquement une vidéo après l’autre et en vous sollicitant en permanence pour que vous ne “décrochiez” pas.
Quels sont les antidotes proposés par les chercheurs ?
Ils proposent de contre-carrer point par point ces facteurs :
Alternez les thèmes de vidéos : plutôt que de regarder une série sur le même thème, redevenez actifs dans vos choix. Cherchez. Variez.
Alternez les activités en ligne : une vidéo, un article, un podcast, une newsletter (au hasard ☺️).
Remettre de la friction : forcez-vous à devoir agir pour regarder une vidéo. Désactivez les notifications. Désactivez le lancement automatique de vidéos. Déconnectez-vous des sites quand vous souhaitez vous concentrer.
Un petit plan d’action sous forme de post-it et d’incitatifs (Pomodoro, sprint,…) devrait vous aider. Mais vous pouvez aller beaucoup plus loin ⤵️ ⤵️
(musique de film : suspens)
Comment lutter (2) : en comprenant les techniques de l’adversaire
On vous a gardé le meilleur pour la fin. Une vidéo en principe réservée aux clients de nos parcours de formation que nous mettons en accès libre pour cette édition.
Elle analyse en détail Comment le design influence nos comportements et nos choix en ligne.
Nous étudions point par point les techniques enseignées à Stanford par B.J. Fogg pour former les designers et product owners de vos apps préférées. De quoi devenir hyper-vigilant pour détecter ces patterns et arrêter de se faire manipuler.
Cette vidéo fait partie de nos parcours de formation sur l’innovation et les modèles économiques. Vous devriez inscrire vos équipes.
Pour les habitués cette vidéo est la version illustrée de la Lettre à ma fille de 15 ans qui compte à ce jour plus de 50 000 vues.
En 2012 Petite Poucette pensait reprendre le pouvoir sur les médias de ses parents et créer un monde plus ouvert. Elle se retrouve à slalomer aujourd’hui entre des pièges à dopamine et des torrents de stupidités.
Je ne sais pas où nous en serons dans 10 ans mais j’espère que nous trouverons collectivement les moyens d’utiliser internet pour ce qu’il a été créé : partager le plaisir, l’inspiration et la connaissance.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article sur le doomscrolling et comment y échapper - The Psychology of Your Scrolling Addiction - HBR
Accusé, levez-vous ! TikTok est ciblé par les critiques du monde entier pour sa capacité justement à vous faire scroller bêtement - How to break your toxic infinite scroll habit on TikTok -Popular Science
Le dilemme des réseaux sociaux, entre gratuité et dépendance à la publicité - Social media is doomed to die - The Verge
20% des adolescents déclarent utiliser au moins l’un des réseaux sociaux “presque continuellement” - L’usage des différents réseaux et médias sociaux par catégorie d’âge (USA) -Pew Research Center 2022
Un article de votre serviteur sur la publicité en ligne - Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la publicité en ligne… sans jamais oser le demander
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Maintenant que je vous ai fait scroller jusqu’ici, j’ai décidé de vous aider à remonter tout en haut en scrollant dans l’autre sens : suivez l’ascenseur pour la stratosphère - Space Elevator
De retour sur terre pourquoi ne pas perdre du temps en visitant les endroits (réels) les plus insolites du monde ? Wonders of Street View
Ou bien meubler ces petites chambres tellement sympas directement depuis votre navigateur ? Room.xyz
Et si vous préférez rester dans la lune je vous recommande ce site qui vous permet de savoir quels sont les satellites qui passent en ce moment au-dessus de vos têtes Satellitemap
💬 La phrase
« Comme au Moyen-Age nous raisonnions par syllogismes, qui se prouvaient les uns les autres. Et ces preuves nous conduisaient sur un chemin sans retour », Jonathan Littell, Les Bienveillantes.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine .
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👩🏻🚀 Tous les jeudis, mon associée Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Super la vidéo sur « les techniques de l’adversaire »