Comment se créent les standards technologiques ?
Dans notre monde globalisé et interconnecté, le succès des innovations est autant dû à la qualité des produits qu'à la capacité à imposer des standards. Stratégies comparées et décryptage #226
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
La saison s’achève bientôt. Le nombre d’abonnés a progressé de 2 100 sur les 12 derniers mois ! Bienvenue aux nouvelles et nouveaux et merci aux autres pour leur fidélité.
Vous avez découvert cette lettre par un autre canal ? Abonnez-vous pour la recevoir directement dans votre boîte :
🧭 De quoi allons-nous parler
Qui se souvient des magnétoscopes Betamax ? Des communications mobiles avant la norme GSM ? Du transport maritime avant le container ?
Nos tiroirs sont pleins d’appareils devenus inutilisables, d’adapteurs et de connecteurs obsolètes qui sont autant de témoins de l’évolution de nos vies électroniques. L’histoire de l’innovation est un cimetière de produits abandonnés en raison d’une incompatibilité avec les standards dominants.
Comment s’imposent les standards technologiques ?
Schématiquement il y a deux options : un standard peut être imposé “d’en haut” par un organisme officiel et devenir obligatoire; ou bien il peut être issu de l’adoption de masse “par la base” d’un produit ou d’une marque. Le standard constitue alors un “fossé” qui retient les utilisateurs de quitter leur “jardin fermé” et attire sous-traitants, fournisseurs d’accessoires et de services.
La première option peut être imposée pour des questions de sécurité, lorsqu’il s’agit de produits ou services publics ou pour aider à structurer une filière. Pensez aux chemins de fer, aux activités bancaires ou au BTP.
La seconde se retrouve plus fréquemment dans les secteurs marchands et - nous y voilà - dans les secteurs en rapide évolution.
Parfois ces deux options se succèdent, les pouvoirs publics décidant de mettre fin à des situations dans lesquelles le consommateur se retrouve prisonnier de stratégies de compatibilité et d’obsolescence forcées. Ils interviennent pour mettre fin à des abus de position dominante. Pensez aux accessoires blancs de la marque à la pomme.
Les exemples immatériels sont également légion, des operating systems aux jeux vidéos en passant par les programmes de fidélité. Dans un monde de consommation de masse où les produits sont de plus en plus interconnectés, l’adoption de standards technologiques devient dès lors beaucoup plus qu’une question fonctionnelle ou marketing.
Le casse-tête de la recharge des véhicules électriques
Les enjeux de standard sont économiques, stratégiques mais aussi environnementaux. Et justement, la transition récente des véhicules thermiques vers des véhicules électriques s’accompagne d’un sujet épineux de standards. Entre les bornes, les chargeurs, les prises, les vitesses de recharge, les opérateurs, le paiement et les contrats,…l’absence de standard unique est un frein à l’usage.
La stratégie de Tesla en Amérique du Nord sur cette question mérite ainsi toute notre attention, malgré l’aridité du sujet (je vois bien que vous baillez déjà). Après avoir longtemps fait cavalier seul en lançant son réseau de “Superchargeurs”, la marque d’Elon Musk est désormais rejointe par deux des plus grands constructeurs automobiles qui ont décidé d’adopter son standard pour leurs propres véhicules. Ce mouvement valide une stratégie radicale centrée sur l’expérience utilisateur, au grand dam des défenseurs du standard “officiel”.
Je vous propose une rapide mise en perspective de la stratégie de conquête de Tesla sur le segment peu médiatique de la recharge électrique, qui est intéressante à plusieurs points de vue pour comprendre l’art de la guerre en matière d’innovation.
*** *** ***
Si vous appréciez ma lettre, accepteriez-vous de recommander ma compétence “création de contenus” sur LinkedIn ? Ça ne vous prendra que quelques secondes. Vous pouvez aussi recommander d’autres compétences. Merci d’avance 🙏🏻
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : la stratégie gagnante de Tesla sur la recharge électrique.
Avec General Motors et Ford, ce sont 70% des véhicules électriques américains qui peuvent désormais utiliser les 12 000 stations de recharge de Tesla. À l’aide d’un adaptateur pour les modèles existants, et bientôt d’origine pour les prochains. La patronne de GM Mary Barra s’est félicitée de l’économie réalisée sur le réseau de bornes de recharge qu’elle devait construire. La Bourse applaudit. Ce revirement s’inscrit comme celui de Ford dans la droite ligne d’une stratégie visant à éviter d’abord le passage, puis le coût du passage, au véhicule électrique. Contraints et forcés d’y aller, les deux géants de Détroit n’ont finalement pas mis longtemps à rejoindre celui qui y avait toujours cru : Tesla. Les trois constructeurs espèrent dorénavant inciter les autres et surtout le gouvernement fédéral américain à adopter le standard Tesla baptisé pour l’occasion NACS pour North American Charging System. Au grand dam du consortium concurrent qui pousse au développement de la norme CCS.
Quand le lièvre bat la tortue
Vue de l’extérieur, l’histoire de l’électro-mobilité c’est un peu celle du lièvre et la tortue, sauf que c’est le lièvre - Tesla, j’espère que vous suivez - qui est parti en premier et gagne à la fin. 11 ans après le lancement de la Model S, la firme de Fremont a déjà installé à ses frais près de 50 000 bornes, en faisant l’une des clés du succès de ses véhicules. D’autant plus que leur fiabilité est jugée nettement supérieure à ceux des concurrents. Pendant ce temps, les autres constructeurs ont traîné les pieds pour passer à l’électrique, à l’exception notable de BMW. Cela n’est pas sans rappeler l’attitude des constructeurs vis-à-vis de l’infotainment à bord. Après avoir développé des solutions aussi hétéroclites qu’inefficaces pour la navigation, la musique et les services à bord, ils ont fini par se ranger sagement derrière les offres d’Apple, Google ou Amazon. Le logiciel s’avère finalement plus difficile qu’il y paraissait (sauf pour truquer les moteurs diesel).
Stratégie horizontale ou verticale ?
La valeur des actions Tesla est ainsi passée de 20 à 400 dollars en moins de 2 ans, pour se stabiliser autour de 250 dollars aujourd’hui. Le nombre de véhicules produits a lui été multiplié par 4. Derrière ces chiffres astronomiques il est intéressant de souligner la parfaite exécution de deux stratégies successives, dont le récent mouvement constitue le début du deuxième acte.
La stratégie de Tesla a en effet évolué pour passer de verticale à horizontale, comme l’explique très bien Ben Thompson dans sa dernière édition de Stratechery (réservé aux abonnés).
Une stratégie verticale consiste à développer une suite de produits liés très fortement les uns aux autres de manière à faciliter l’expérience utilisateur tout en réduisant les choix possibles pour l’utilisateur. Apple en est l’un des meilleurs exemples avec ses matériels, logiciels et accessoires dédiés, de même que certains rasoirs ou machines à expresso (What Else ?). Tesla a mis en oeuvre cette stratégie en proposant à ses utilisateurs un réseau de station de recharge rapide Superchargers aux USA, accessible uniquement aux possesseurs de Tesla et même gratuitement pour les premiers.
Une stratégie horizontale à l’inverse recherche la compatibilité avec le plus de solutions possibles. C’est par exemple le choix de Google, qui avec son operating system Android et sa suite de solutions a cherché à essaimer sur tous les appareils quels qu’ils soient. Google Maps est l’une des apps les plus utilisées sur iPhone. Apple Plans à l’inverse ne fonctionne sur aucun appareil Android. L’avantage de cette stratégie ? Devenir un standard de fait lorsque votre solution ou environnement est le plus commode pour les concepteurs de hardware et de software. Les geeks de l’open data qui me lisent (salutations !) connaissent sans aucun doute l’histoire du “G” de la norme GTFS (Google puis General Transport Feed Specification) utilisée pour l’ouverture et le partage des données de transport.
L’accord récent entre Tesla, GM et Ford entérine le passage d’une stratégie à l’autre.
Pour quelle raison Tesla passe-t-il ainsi d’une stratégie verticale à horizontale ?
Cela ne lui coûte rien et c’est bon pour l’image
Celui lui permet de devenir le standard en tant que leader d’un petit marché avant que la généralisation des véhicules électriques promise pour la prochaine décennie n’impose un autre standard. C’est l’effet closing window qui accélère les décisions pour les plus agiles.
Cela permet de développer le business des chargeurs si d’autres marques viennent s’y alimenter, d’autant que l’ancien Tesla Network a les meilleurs emplacements.
Sans compter l’appui désormais acquis des géants du véhicule thermique que sont Ford et GM auprès des autorités fédérales. N’oublions pas que c’est dans un e-Hummer et non dans une Tesla que le POTUS avait paradé. Musk n’avait même pas été invité aux premières réunions du Président sur la filière électrique.
Design par comité ou centré utilisateur ?
L’histoire est écrite par les vainqueurs : il est aisé maintenant de louer l’audace et la tenacité de Tesla. Une plus grande résistance des autres constructeurs aurait condamné cette stratégie et coûté très cher à la firme d’Elon Musk. Mais un point peut être souligné néanmoins : Tesla a choisi dès le début la solution qui lui semblait la meilleure pour ses utilisateurs, alors que d’autres ont intégré beaucoup plus de facteurs dans leurs décisions, souvent au détriment de la simplicité.
On retrouve ici la grande opposition en matière de technologies et de standards entre le design par comité et le design centré utilisateur.
Design par comité : on réunit des experts; chacun y va de ses spécifications; personne ne tranche; au final les designers essaient de tout caser au détriment le plus souvent d’une expérience utilisateur fluide et d’un parti pris clair. Pour les chargeurs cela a conduit par exemple à intégrer des contraintes qui n’existaient pas encore comme le V2Grid : permettre de décharger sa batterie pour alimenter par exemple sa maison.
Cette méthode conduit à faire des choix par ajout. Elle est cependant agnostique et privilégie l’ouverture et l’accès au plus grand nombre.
Design centré utilisateur1 : le contraire. Petite équipe, itérations rapides, contraintes fortes liées à l’expérience promise, qui conduit à des choix radicaux par élimination. « Un produit est terminé quand il n’y a plus rien à enlever, pas plus rien à ajouter ». Le design centré utilisateur privilégie souvent une marque à la filière, à qui il cherche à imposer son standard.
Regardez le design des prises sur le visuel ci-dessous. C’est sans commentaire.
Visuel des différentes normes de prise de recharge électrique. Vous noterez la simplicité (et la facétie) du modèle Tesla avec sa tête de monstre. Source : Elektrek, article en lien plus bas
J’espère que cette lettre vous a aidé à mieux comprendre l’importance de la stratégie en matière d’innovation. Derrière des annonces “business” en apparence anodine se cachent des mouvements important sur un sujet aussi essentiel que l’électro-mobilité.
Il est paradoxal qu’après une décennie au cours de laquelle les newcomers Google et Apple ont décimé des acteurs historiques comme Sony, Nokia ou Kodak, nous constations les mêmes processus dans l’automobile et l’énergie.
Je suis loin d’être au fait de toute les subtilités de ces marchés très réglementés et techniques. Mais il me semble que ce qui conduit aujourd’hui au succès est plus l’audace et la culture centrée sur l’utilisateur, que des stratégies d’entente, d’attente et d’évitement.
N’hésitez pas à réagir les commentaires sont ouverts et bienvenus (stratégie horizontale). Bel été à toutes et à tous !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article de Stratechery qui m’a inspiré cette lettre EV Charging Standards, Tesla’s Strategy, Tesla’s Reward (payant).
L’article du journal de référence sur ces sujets. Les commentaires sont hyper intéressants. Tesla and Ford partnership on charging standard angers CCS coalition, but they are wrong - Elektrek
Et en Europe ? Les changements aux USA ne concernent pas notre continent sur lequel la norme est déjà adoptée y compris par Tesla. NACS vs CCS part II: Europe won't move - Félix Amyot sur LinkedIn
Vous n’êtes pas obligé de lire cet article sur les standards en matière de recharge de véhicules électriques. Bornes de recharge : ce qu’il faut savoir sur les standards européens
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Il fait chaud, et vous habitez peut-être une grande ville. Au moins deux bonnes raisons de se demander comment une grande métropole pourrait s’adapter à des températures extrêmes. Paris à 50°C. Le rapport de la mission d’évaluation. Ville de Paris
Climat et politique publique toujours, un article complet sur notre rapport à l’eau. Quelles quantités d’eau sont prélevées et consommées par la population, les usines et l’agriculture ?
Il y fait souvent frais et on ne s’y ennuie jamais : le garage, réceptacle de nos nouvelles activités. Encore une excellente recherche urbaine de Leroy Merlin - Le garage, nouveau lieu de vie : « Même ceux qui n’ont pas de voiture en prévoient différentes utilisations »
Pour finir, une belle interview croisée de plusieurs chercheurs sur ce qui semble être le mal de cette décennie : la fatigue. Fatigue postpandémie : « Pendant le confinement, des milliards de nos contemporains ont découvert que leur vie pouvait être autre chose ».
À lire après la sieste 🥱
💬 La phrase
“If there is a single phrase that describes the effect of the Internet, it is the elimination of friction (…) Change is guaranteed, but the type of change is not (…). See, friction makes everything harder, both the good we can do, but also the unimaginably terrible. In our zeal to reduce friction and our eagerness to celebrate the good, we ought not lose sight of the potential bad. We are creating the future, and “better” does not win by default”. Ben Thompson, Friction, 2013
Traduction : “si nous pouvions décrire en une seule phrase l’impact d’internet, ce serait l’élimination de la friction (…). Le changement est garanti, mais le type de changement ne l’est pas (…). La friction rend les choses plus dures, à la fois les bonnes choses que nous pouvons faire et les pires choses que nous pouvons imaginer. Dans notre zèle à réduire la friction et notre empressement à célébrer ce qui marche bien, nous devrions faire attention à ne pas perdre de vue les potentiels effets négatifs. Nous sommes en train de créer le futur, et “mieux” ne gagne pas toujours par défaut”. Ben Thompson, Friction, 2013
C’est terminé pour aujourd’hui !
Envoyez-moi une photo si vous lisez cet article pendant la recharge de votre véhicule 📸
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager.
Et n’oubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
👩🏻🚀 Tous les jeudis, mon associée Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Je ne suis pas très satisfait du terme “design centré utilisateur” qui n’est pas ici l’opposé du design par comité. Si vous trouvez un meilleur terme n’hésitez pas à me le proposer. Merci !