Connais ton ennemi
Et si le problème de la lutte contre dérèglement climatique n'était pas un manque de solutions mais l'absence d'adversaire contre qui lutter ? #235
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Je ne pense pas être le seul à me demander presque tous les jours ce que je pourrais faire pour lutter contre le dérèglement climatique. Mais je dois le reconnaître, je me sens souvent démuni face aux controverses qui agitent sans fin notre village gaulois. La construction d’un nouveau destin commun semble nous diviser comme jamais alors qu’elle devrait nous rassembler. Beaucoup cherchent des coupables plutôt que des solutions, sans pour autant mobiliser au-delà de leur bulle de filtres. Après avoir lu depuis 7 ans une série de livres sur l’effondrement, la décroissance, l’activisme et la redirection écologique, je reste pourtant convaincu que nous avons parfaitement les moyens de changer de modèle et de stopper cette catastrophe qui vient.
Alors, qu’est-ce qui (nous) bloque ?
J’aimerais vous inviter pour une fois à ne pas examiner les solutions mais plutôt les raisons pour lesquelles nous n’arrivons pas à agir tous ensembles. La lecture cet été d’un ouvrage du philosophe René Girard m’a fait réfléchir sur les notions d’action collective et de bouc émissaire. En pensant à mon propre parcours, je me suis dit que je tenais peut-être l’une des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal à nous rassembler : l’absence d’ennemi commun.
Alors que depuis des générations les coupables de “pollution” pouvaient être identifiés et dénoncés, le dérèglement climatique nous met face à des responsabilités beaucoup plus globales et complexes. Comment agir quand on a personne contre qui agir ?
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : A-t-on besoin de coupables pour lutter contre le dérèglement climatique ?
Commençons par une rapide mise en contexte.
Né avec la marée noire
Greta Thunberg indiquait dans sa bio Twitter être « née à 375 ppm ».
Remplacer sa date de naissance par la concentration de CO2 dans l’atmosphère au moment de sa naissance n’est pas qu’une astuce de communication. C’est une manière efficace de montrer que l’augmentation rapide de cette concentration - nous en sommes à 425 ppm – devient l‘indicateur-clé, celui qui doit guider dorénavant toutes nos actions.
Personnellement je dirais que je suis « né avec la marée noire de l’Amoco Cadiz ». Je ne suis pourtant pas né le 16 mars 1978, cette nuit où le pétrolier libérien de 330 mètres s’est échoué sur les récifs bretons de Portsall. Mais c’est le jour où j’ai eu ma première prise de conscience écologique. Ce tragique évènement se résumait pour moi à quelques images floues : la proue rouillée d’un bateau pointée vers le ciel, un nom exotique, un cormoran englué dans un liquide visqueux. Et ces adultes en ciré pataugeant dans la mélasse noire avec des pelles et des seaux. Je me demandais si le pétrole allait noyer mes doudous. J’avais 7 ans.
Pourquoi je vous parle de ça ?
Ok Boomer
Chacune et chacun peut je pense dater sa propre prise de conscience écologique. Un événement, une expérience personnelle, une lecture ou une vidéo…qui l’ont convaincu qu’il fallait changer quelque chose.
Je ne vais pas faire de la psychanalyse de comptoir, mais je suis convaincu que mon propre parcours professionnel, malgré ses chaos, a toujours eu pour ligne directrice la recherche de solutions pour limiter l’usage du pétrole. Une manière peut-être inconsciente de chercher à nettoyer ces vagues de mazout qui m’avaient tant choqué.
À bien y réfléchir cependant, ces motivations ne me sont guère utiles aujourd’hui face au dérèglement climatique.
Mais n’allons pas trop vite.
L’année 1999 s’était achevée tristement avec deux tempêtes colossales, Lothar et Martin, qui ont balayé en une semaine le Nord et le Sud de l’Europe. Interviewé sur une chaîne nationale, Nicolas Hulot eut la réplique suivante : “ces tempêtes, c’est la Nature qui se venge de la marée noire de l’Erika” (survenue 15 jours auparavant). Arrêtons-nous une minute sur cette phrase. Comme dans la dernière pub Apple, la Nature est évoquée comme une tierce personne. Les atteintes à l’environnement sont traitées comme une fatalité ou une forme de superstition.
Détournement du slogan de Total de l’époque : “vous ne viendrez plus chez nous par hasard”, pour insister sur la responsabilité du pétrolier dans la catastrophe de l’Erika.
La priorité était plutôt de savoir qui allait payer et si tout allait être nettoyé à temps pour la saison touristique. La vindicte populaire désignait le pétrolier Total. Le reste n’était que batailles judiciaires et médiatiques.
Il fallut deux ans plus tard une autre marée noire encore largement évitable pour qu’enfin les pouvoirs publics du monde entier s’accordent sur un minimum de règles pour éviter cela : navires à double coques, création d’une force d’intervention, principes de responsabilité,…L’image de Total a elle été durablement écornée, sans pour autant freiner son développement.
Si le dérèglement climatique était une marée noire
L’effondrement qui nous attend est sans commune mesure avec une marée noire ou même la pollution atmosphérique. Je ne parle pas ici d’échelle ni de nature de la catastrophe à venir.
Sans entrer dans les détails, je noterai que par rapport à une marée noire, le dérèglement climatique est :
invisible : le CO2 n’a pas d’odeur ni de couleur
complexe : le CO2 n’est pas en lui-même un polluant; c’est le dépassement de certains seuils qui provoque de multiples réactions en chaîne
systémique : implications croisées sur la biodiversité, l’énergie, les matières premières, et par extension l’économie, la société, la démocratie,…
à la fois proche et lointain : les premiers effets se font déjà ressentir mais ils ne sont qu’un avant-goût de la suite
global : 52 milliards de tonnes eq. CO2 sont émises chaque année dans le monde; si certains pays émettent plus que d’autres, tout le monde est concerné
insoluble : il n’est pas possible de le “nettoyer”; tout au plus peut-on en freiner les effets
pas de coupable immédiatement identifiable : ce sont nos modes de vie et notre rapport à la nature qui sont directement en cause. Il n’y a personne à qui présenter la facture.
Ces différences expliquent peut-être les écarts de perception entre générations face à ce phénomène. Les “gens de mon âge” peuvent à tort avoir l’impression que le climat se re-réglera comme on répare une atteinte à l’environnement. Un mix entre des incitations, des pénalités et des investissements. Après tout, on en a vu d’autres.
Oui mais voilà, ça n’a plus rien à voir…
En gros, si l’on voulait comparer le dérèglement climatique à la catastrophe de l’Erika, il faudrait imaginer que non seulement la marée noire ne puisse pas être nettoyée de nos côtes, mais qu’elle s’étende chaque année plus loin dans les terres tant que nous n’arrêtons pas de consommer du pétrole !
Cela vous paraît fou ? Lisez les rapports du GIEC.
Recherche bouc émissaire désespérément
En 1999 le problème des marées noires n’était pas la fragilité des bateaux ni la désorganisation des secours. Le problème était que l’Erika était parti de Dunkerque chargé d’un combustible de très mauvaise qualité pour alimenter une centrale thermique en Sicile. Le problème était - déjà - nos modes de vie et notre civilisation thermo-industrielle. Mais Total avait manqué aux obligations les plus basiques de vigilance. Cela suffisait à désigner le pétrolier comme bouc émissaire. Et continuer comme avant.
L’expression de « bouc émissaire » renvoie à la Bible, mais le philosophe René Girard l’emploie dans le sens de « bête noire », celle qui « prend » pour les autres et que ses bourreaux croient sincèrement monstrueuse. Selon Girard, les hommes sont portés naturellement à une violence qui croît non pas en fonction de l’objet de leur violence, mais du comportement de leurs adversaires. Cette “violence mimétique” s’apparente à une course aux armements que rien ne semble arrêter. Rien, sauf la désignation d’un coupable déshumanisé, le bouc émissaire, qui concentrera dès lors sur lui toute la violence des deux parties et permettra la désescalade. Le bouc émissaire se retrouve dans les mythologies (Prométhée, Oedipe,…) mais également de manière tragique dans l’Histoire.
Nous ne devrions pas avoir besoin de bouc émissaire pour stopper le dérèglement climatique. Les scientifiques font consensus sur les mesures à mettre en oeuvre : “tous disent qu'il faudra, en plus de la technologie et d'éventuels mécanismes de marché (taxe carbone), une forte dose de sobriété, de remise en cause de modes de production, de modes de vie, et un effort d'investissement massif qui se rapprochent d'un effort de guerre” (Clément Jeanneau, Nourritures Terrestres).
Mais comment éviter que des clivages n’apparaissent entre partisans et opposants de ces mesures, dans une escalade d’arguties, de provocations et d’actions de plus en plus violentes ? Nous devons apprendre à faire sans victime expiatoire, sans populisme ni jusqu’au-boutisme.
Face à l’immense défi devant nous, de nouvelles formes de concertation, de co-construction et de consensus doivent être inventées. Nous devons apprendre à faire face sans nous affronter.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Le bouc émissaire - René Girard. Association Recherche Mimétique
Les consultants Manon Loisel et Nicolas Rio exposent également leurs doutes sur leur pratique professionnelle face aux défis écologiques - Transition écologique : pourquoi on y arrive pas
Pour une vision plus scientifique mais néanmoins accessible de ces sujets, rien ne vaut Nourritures Terrestres - Climat : les causes d’un échec
L’histoire de l’Amoco Cadiz - Wikipedia
La chronologie détaillée du Naufrage de l’Erika - Wikipedia
Enquête IFOP octobre 2023 - L’acceptabilité sociale des transitions
Baromètre ADEME sur les Représentations sociales du changement climatique
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Comment Google Maps a lentement mais sûrement plateformisé le commerce local -Google Maps, la numérisation à bas bruit du commerce local ?
L’écrivain-ingénieur Lionel Dricot alias Ploum nous gratifie d’un article magistral sur l’histoire de Maps et Waze, et la difficulté d’en sortir - Pourquoi sommes-nous tellement accros à Google Maps et Waze ?
J’en profite pour vous annoncer la sortie du blog de DiaLog, la startup d’État que j’accompagne depuis 18 mois. Vous y trouverez en autres cet interview d’Isabelle Baraud-Serfaty pour la sortie de son livre Trottoirs!
💬 La phrase
“I was born to rage against 'em
Now action must be taken
We don't need the key, we'll break in”.
“Je suis né pour rager contre eux. Maintenant il faut passer à l’action. Nous n’avons pas besoin de la clé, nous casserons la porte”.
Rage Against The Machine, Know Your Enemy (1992).
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à commenter.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Merci Stéphane !
En complément de la citation de "rage", celle de notre ami Sun-Tzu :
“Celui qui n'a pas d'objectifs ne risque pas de les atteindre.”
Et je viens aussi de trouver celle-ci, assez adaptée à notre sujet :
“Connais le ciel et connais la terre, et ta victoire sera totale.”
Mais manifestement, on connait le sujet, mais ça ne suffit plus à vaincre...
Merci pour cet article qui m’invite à poursuivre la réflexion.
Il me semble malheureusement que le processus de désignation d’un ennemi commun, même s’il est mobilisateur, a peu de chance d’aboutir à une issue positive et durable. (L’Histoire fourmille d’exemples…)
Plutôt qu’un bouc émissaire il nous faudrait peut-être identifier / valoriser davantage de « super héros » de tous niveaux (États, collectivités locales, entreprises, associations, individus..) pour inspirer (pas sauver) le plus grand nombre ?
Responsabiliser et valoriser plutôt que stigmatiser et punir. Ça marche avec les enfants. Pourquoi pas avec les « grands » ?