Éloge de l'ennui
Alors que nous cherchons à le fuir à tout prix en restant connectés et hyperactifs, l'ennui a pourtant des vertus positives comme le révèle une étude récente. Une analyse pas ennuyeuse #209
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💌 Vous et moi
J’espère que vous avez pu passer les fêtes près des gens que vous aimez et que vous abordez l’année avec enthousiasme.
Je vous propose de la commencer par un sujet qui me tient à coeur : notre rapport aux technologies. Une étude s’est penchée sur la manière dont les Anglais et Irlandais avaient vécu les périodes de confinement qu’ils ont subi récemment. Derrière l’usage grandissant des réseaux sociaux, des jeux vidéos et des sites de streaming se cache un état émotionnel que nous cherchons à fuir : l’ennui. Mais l’étude rappelle utilement que l’ennui peut aussi être le ferment de changements positifs et radicaux dans nos vies. “N’oublions pas de nous ennuyer” pourrait être la résolution la plus surprenante de cette nouvelle année. En avant.
🎯 Cette semaine
Chaque semaine un nouveau sujet décrypté. Cette semaine nous avons étudié notre rapport à l’ennui.
Jacques Attali avait prédit dans un de ses livres “la fin du hasard” grâce à l’avènement des objets nomades. Mais l’auteur aurait-il pu prédire également la fin de l’ennui qui accompagnerait l’explosion des usages numériques ?
La fin de l’ennui ?
Ayant acquis mon premier smartphone au moment où j’ai arrêté de fumer, j’ai été surpris de voir comment cet engin a remplacé la cigarette pour meubler chaque micro-trajet et le moindre de mes temps morts. À bien observer les gens autour de moi dans les transports, ils semblent habités du même démon : une fois immobiles, pas besoin de compter jusqu’à 10 pour que leur main saisisse l’appareil dans une poche ou un sac à main. Alors commence le ballet des pouces sélectionnant et rejetant les images, cliquant ou frappant de courts messages. À peine s’ils lèvent la tête par moment comme pris en flagrant délit, le regard vide et la main crispée sur l’objet. Et quand arrive leur destination, c’est presque à regret qu’ils le rempochent pour le ressortir un peu plus loin dans l’escalator ou une fois le plat de la rue retrouvé.
Photo de Niklas Hamann sur Unsplash
Ce n’est pourtant pas dans les transports mais chez eux que les chercheurs des universités de Bath (UK) et Dublin ont interrogé longuement une quinzaine de personnes pour comprendre comment elles ont vécu les périodes de confinement. Qu’elles soient obligées de télé-travailler ou au chômage partiel, toutes ont subi un changement dans leurs habitudes et routines quotidiennes. Merveilleux terrain d’études pour comprendre le rapport des gens à l’ennui : que fait-on quand on a plus rien à faire ?
Les chercheurs font d’ailleurs remarquer en préambule que la majorité des études assimilent l’ennui à un sentiment négatif que l’on chercherait à fuir. Le marketing étudie plus volontiers les usages du “temps libre”. L’ennui ennuie. Heureusement, le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) s’est passionné pour cet état. Il décrit d’ailleurs deux types d’ennui : l’ennui superficiel et l’ennui profond.
L’ennui superficiel
L’ennui superficiel renvoie à l’état familier d’être ennuyé par une situation. Attendre sur un quai de gare ou dans un aéroport par exemple. “Nous nous ennuyons parce que nous sommes simultanément tenu en haleine (“hold in limbo”), incapables de progresser dans la satisfaction de nos propres intérêts, et laissés vides par notre propre manque d’intérêt pour la situation ainsi que l’absence d’alternatives intéressantes”. C’est la conjonction d’une double impossibilité - se satisfaire de l’existant et faire autre chose - qui provoque l’ennui superficiel.
Le confinement a imposé aux gens de rester chez eux, parfois payés à ne rien faire. Ils ont cherché à combattre cette situation, à y échapper, par les moyens autorisés : les écrans, les réseaux sociaux, les vidéo conférences et autres apéros zoom. Ils ont avant tout cherché à “passer le temps”, celui-ci devenant une situation vide à laquelle on cherchait à échapper. Ils étaient maintenus en suspens pour reprendre les termes de Heidegger. Mais c’était pour retomber dans une autre forme de gêne.
Les réseaux sociaux provoquent ce sentiment ambivalent : être remplis de contenus potentiellement intéressants, mais également avoir l’impression de perdre son temps. Culpabiliser du temps perdu alors qu’on aurait pu faire autre chose : du sport, lire, se cultiver, faire des choses avec ses mains. Ce qui, au final, replonge les personnes interrogées dans l’ennui. D’où l’addiction, avec une consommation de plus en plus élevée et la destruction des autres usages. Pour les chercheurs, cette lutte contre l’ennui superficiel provoque une perte d’énergie et de temps chez les internautes, renforcée par deux facteurs : la connectivité et l’accélération.
La connectivité permanente procure des interruptions plus ou moins tolérées qui fragmentent le temps et l’énergie disponible.
Le télétravail en particulier est soumis à la distraction lorsqu’on utilise en parallèle outils et services privés et professionnels. Les frontières entre domaines respectifs sont floutées. On fait de moins en moins de différence entre ses activités professionnelles et privées. Une heure se déroule entre de courts “sprints” de travail entrecoupés d’incursions dans les médias sociaux, des messages privés, du shopping ou des activités moins avouables. Ce découpage se prolonge durant ses loisirs : regarder un film sans être dérangé (ou s’interrompre volontairement) par son téléphone devient de plus en plus difficile. La connectivité permanente rend la réalisation d’une seule activité quasi impossible. La sensation d’ennui liée à l’absence de stimulation vient gâcher l’intérêt de l’activité.
L’accélération est le sentiment que le nombre de tâches à réaliser dans la journée augmente alors que le temps alloué à ces tâches diminue.
Les réunions sur Zoom s’enchaînent du matin au soir, ne laissant pas de temps pour mettre en oeuvre les décisions, à peine l’énergie pour gérer les aspects administratifs. Le télétravail supprime la possibilité de s’échapper, et le temps gagné sur les transports n’est pas rendu sous forme de loisirs ou de détente. La période où les parents cumulaient télétravail et “école à la maison” pour les enfants est vue comme le fond du gouffre : c’est d’ailleurs de là qu’est partie pour beaucoup l’habitude de laisser les enfants devant des écrans pour s’octroyer un peu de temps à soi, temps utilisé pour rattraper les multiples tâches accumulées. Le cercle vicieux.
Impatience et frustration
Comme le signalait l’étude de la Fondation Jean Jaurès dont nous parlions récemment, cette addiction est mère de frustration : “la crise sanitaire ayant renforcé la société du sur-mesure et de l’immédiateté dans laquelle le citoyen est d’abord perçu comme un client (le boom des livraisons à domicile incarnées par Deliveroo et Uber durant cette période en est l’une des illustrations), le seuil de patience des individus s’est considérablement abaissé durant cette période, ces derniers ayant de plus en plus de mal à gérer leur frustration. Dans notre enquête, 44% des Français disent avoir de plus en plus de mal à patienter avant d’obtenir quelque chose, dont 53% des 25-34 ans”. Nous sommes loin de l’ennui profond.
L’ennui profond
L’ennui profond ou intense est selon Heidegger un état d’indifférence envers soi-même et le reste du monde. La dimension temporelle apparaît comme totalement absente dans cet état. L’ennui profond provoque une apathie vis-à-vis de son passé, son présent et son futur. Alors que l’ennui superficiel se caractérise par la volonté d’en échapper, l’ennui profond rend les gens insensibles et étanches aux autres personnes et autres activités. Nous n’avons même pas envie d’autre chose nous dit Heidegger. Nous sommes laissés vides, et notre absence de projets nous laisse également en suspens.
L’étude a révélé que l’ennui profond survient lorsque les personnes interrogées avaient abondance de temps libre sans activité pour les remplir. Le confinement a été vécu comme un Jour Sans Fin, chaque journée identique se succédant. Le sentiment d’ennui est renforcé par l’impression…que l’on a rien d’intéressant à faire. Ce qui baisse l’estime de soi et peut conduire au désespoir et à la dépression. La pandémie a fait découvrir à certaines personnes qu’elles avaient peu de passions en dehors de leur travail. Ces personnes sont sont retrouvées suspendues par le fait de n’avoir vraiment rien à attendre d’elles-mêmes. Elle se sont senties vides et ont éprouvé des difficultés à s’échapper de ce vide, s’échapper de soi-même. Fait important, ces personnes n’utilisaient pas ou plus les réseaux sociaux et ressentaient une forte solitude. Elles se sont déconnectées du “toujours connecté”.
L’ennui profond est créateur
Point positif : cet état d’ennui profond a conduit plusieurs personnes interrogées à se remettre en cause. Le fait de se sentir en attente et vide a énergisé certains participants en les faisant s’interroger sur ce qu’ils voulaient vraiment faire du reste de leur vie. Certains se sont découverts une passion pour la cuisine, d’autres pour le sport ou l’écriture. Beaucoup ont décidé de changer d’activité professionnelle, s’orientant vers les domaines découverts durant la pandémie pour se former ou travailler. Partagées avec d’autres personnes, ces nouvelles passions peuvent créer des entreprises ou des communautés d’intérêt.
J’ai personnellement testé deux fois dans ma vie adulte cet état d’ennui profond, lorsque pour des raisons différentes je n’avais plus ni quotidien ni projet. Je dois avouer que cela m’a permis de trouver des voies et faire des choix qui m’auraient été impossibles autrement.
Les chercheurs en conclusion citent la culture punk qui rejetaient le monde consumériste tout en prônant un no future dans lequel l’ennui (et la bière) prenait une place prépondérante. Les auteurs en concluent que l’ennui partagé pourrait être un point de ralliement pour celles et ceux qui rejettent les injonctions contemporaines à être “toujours prêt” et “toujours engagé”.
Alors que la nouvelle année est propice aux grandes résolutions, peut-être faut-il réapprendre à ne rien faire, laisser le vide nous gagner et suspendre le fil de nos vies.
Et si l’ennui à son tour devenait intéressant ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’étude des chercheurs anglais et irlandais sur laquelle nous nous sommes basée pour cet article Mundane emotions: Losing yourself in boredom, time and technology
L’étude de la Fondation Jean Jaurès dans notre lettre de novembre : Bonjour molesse
Sur les trucs et astuces des designers pour vous faire rester plus longtemps sur les réseaux sociaux : Lettre à ma fille de 15 ans (une vraie lettre à ma vraie fille).
Notre parcours en ligne Business Design détaille d’ailleurs la mécanique du design d’influence et du marketing de l’innovation. Découvrez nos parcours d’apprentissage.
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“We wake up every day with 100 ten-minute time blocks at our disposal. If you feel like you’re in a rut, try doing something different than normal with two or three of today’s blocks” Tim Urban
“Nous nous réveillons chaque jour avec 100 blocs de 10 minutes à notre disposition. Si vous avez l’impression d’être dans une impasse, essayez de faire quelque chose de différent de la normale avec 2 ou 3 de ces blocs aujourd’hui”.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
aaah l'ennui, pour moi n'existe pas ! Ne rien faire c'est laisser libre cours à mon imagination. Mais pour cela, il faut avoir été sensibilisé enfant à nourrir son imaginaire
Encore une édition utile et agréable à lire. Bravo ! J'ai partagé en famille et par ailleurs imprimé la lettre à Lila pour la faire lire à ma fille de 13 ans :) 👍