La culture de la Silicon Valley est-elle une solution ou un problème ?
En quoi les spécificités culturelles de ce territoire deux fois grand comme Paris ont-elles transformé le quotidien de milliards d'individu, pour le meilleur et pour le pire. Décryptage. #242
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
On la donnait en perte de vitesse après le COVID-19, abandonnée par les entrepreneurs, minée par les conflits internes, délaissée par des salariés désireux de vivre dans des régions plus abordables.
Mais la Silicon Valley vit toujours et avec elle San Francisco, la ville aux 285 000 millionnaires et 6 000 sans-abri. Si les géants du web comme Google ou Facebook licencient, le boom de l’intelligence artificielle semble bien parti pour y relancer un nouveau cycle de croissance et d’innovations.
Des hauts et des bas, la Californie du Nord en a déjà connu. La résilience est même l’une de ses principales caractéristiques. La lecture de l’excellent La Tech, d’Olivier Alexandre (Seuil 2023) fournit un grand nombre de clés sur les fondations sociologiques, managériales et culturelles de cette étonnante capacité de rebond. Loin des poncifs éculés, l’essai du sociologue du CNRS est riche, précis et fouillé sur les fondamentaux de la région “qui refait le monde”.
Quels sont les facteurs du succès et de la singularité (sans jeu de mot) si forte de ce territoire qui n’avait pourtant que bien peu d’atouts naturels pour prospérer dans le réseau des mégapoles interconnectées ?
Je vous propose de m’attarder sur un aspect souvent mal connu : la culture de la Silicon Valley. Car si les objets, les logiciels et les sites que vous utilisez au quotidien n’ont pas d’âme, ils sont créés par des humains qui partagent une culture commune.
Comme le rappelait Peter Drucker : Culture Eats Strategy for Breakfast, la culture est ce qui soude les salariés et retient les clients. C’est aussi ce qui reste quand rien ne se passe comme prévu. Et à l’ère où tout devient politique, comprendre cette culture est plus que jamais indispensable, qu’on l’apprécie ou non.
En route pour le Grand Ouest !
Ombres et lumières de San Francisco, janvier 2019 (photo de votre serviteur)
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Comprendre la culture de la Silicon Valley
Le 8 mars dernier, Clément Delangue, le CEO français de Hugging Face, la startup du moment dans l’intelligence artificielle, indiquait par un simple tweet qu’il “pensait organiser un meetup sur l’IA open source” fin mars à San Francisco. Trois semaines plus tard 5 000 personnes se présentèrent au Musée Exploratorium loué pour l’occasion. Accueillis par de véritables lamas (en anglais llama avec les initiales LLM pour large langage model), les participants eurent même droit à une conférence du pape de l’intelligence artificielle Andrew Ng au milieu de multiples “démos” improvisées sur des tables à cocktails. L’évènement, appelé “Woodstock of AI”, rappela aux plus anciens les meetups de la fin des années 90, lorsque San Francisco était déjà l’épicentre de la révolution des dotcoms.
La Silicon Valley n’en est pas à son premier woodstock. Depuis plus d’un siècle ingénieurs, chercheurs et investisseurs ont fait de cette vallée aride longeant une baie marécageuse le berceau d’innombrables innovations technologiques : radiodiffusion, transistor, microprocesseur, informatique personnelle, internet, mobile, et maintenant intelligence artificielle. Plus récemment c’est ici qu’ont été lancés interfaces graphiques, navigateurs, moteurs de recherche, tubes vidéos, réseaux sociaux, assistants de déplacement, services de streaming, apps de messagerie,…Vous utilisez sans doute un en ce moment-même plusieurs services inventés dans la Silicon Valley.
Comment expliquer cette capacité unique à faire levier des technologies ?
Le chercheur Olivier Alexandre a réalisé plusieurs centaines d’entretiens pour cerner les spécificités culturelles de la région. Il en retient 4 grands traits caractéristiques : l’éloge du faire, la liberté au travail, le mode de communication et l’ouverture de la société.
Éloge du faire (soi-même)
Beaucoup des inventions citées plus haut sont le fruit d’un premier travail individuel de passionnés. C’est le fameux mythe du garage : démarrer à partir de 0 autour d’une petite équipe de bricoleurs pour créer de toutes pièces les produits qui deviendront peut-être des entreprises leaders mondiales. Olivier Alexandre insiste sur cette “culture du faire” : les entrepreneurs, ingénieurs, designers, codeurs…ont en commun leur capacité à créer des choses avec leurs mains, que ce soit des appareils, des cartes électroniques ou du code. C’est une très grande différence avec les fondateurs d’entreprise de ce côté-ci de l’Atlantique. Dans les innombrables meetups on présente ce que l’on a produit à des gens qui sont intéressés d’abord par ce que vous êtes capable de créer, pas par votre CV ou vos études.
La liberté au travail
Cette culture du faire se retrouve dans l’organisation des entreprises : les employés sont encouragés à prendre des initiatives, à travailler en mode projet, à collaborer sans se soucier des hiérarchies.
Dans How Google Works, Éric Schmidt relate une anecdote chez Google. Un vendredi soir, son co-fondateur Larry Page réalise qu’une recherche en ligne affiche des publicités sponsorisées totalement à côté de la plaque. Plutôt que de faire une note au responsable, il imprime la page correspondante et l’affiche à la cafet’ de l’entreprise avec la mention manuscrite : “THESE ADS SUCK”. Le lundi il constate que le problème est réglé. Deux ingénieurs qui passaient à la cafet’ ont vu le papier et ont pris sur eux de “réparer le problème” le week-end sans rien demander à personne. Ils ne faisaient même pas partie du Département des publicités…
Cette anecdote traduit une philosophie profondément ancrée dans les entreprises qui ont créé le Web 2.0. ou web participatif. Si vous donnez la possibilité à un utilisateur de créer du contenu en ligne, et si vous permettez à d’autres utilisateurs de commenter, promouvoir, partager ce contenu, pourquoi ne laisseriez-vous pas vos propres salariés le faire ? Les “codes particuliers, les systèmes de confiance et de reconnaissance singuliers” (pensez au fonctionnement de Wikipedia ou GitHub) qui régissent le web se retrouvent aussi dans l’entreprise. Les “All hands meeting” et autres séances “Ask me anything” exposent chaque semaine les dirigeants aux questions directes des salariés, qui ne s’en privent pas. L’absence de clause de non-concurrence et un marché de l’emploi très dynamique (en tout cas jusqu’en 2023) achèvent d’octroyer aux salariés des libertés qu’on ne retrouve quasiment nulle par ailleurs.
Dis moi qui te suit je te dirai qui tu es
La Silicon Valley est aussi le berceau de courants de pensée et de recherche comme l’École de Palo Alto, qui a eu une influence très forte sur les entrepreneurs. J’en parle très mal mais j’ai retenu que cette école étudie avant tout les relations entre les individus et leur environnement (familial, professionnel) plutôt que l’individu lui-même. L’analyse de ces relations et de l’individu avec son environnement rejoint en cela les théories de la cybernétique. Ces théories ont été traduites en solutions très concrètes : si vous regardez comment fonctionne le Page Rank de Google, le moteur de recherche va hiérarchiser les pages web selon les relations qu’elles entretiennent avec d’autres pages, et non selon leur seul contenu propre. Les fondateurs des réseaux sociaux se sont eux directement inspirés de la théorie des 6 degrés de relation.
Dans la Silicon Valley, votre capacité à établir des relations, et les relations de vos relations, ont énormément de valeur. Il ne s’agit pas de relations héritées comme dans les vieilles sociétés mais acquises, entretenues, animées. Et ce sont ces relations qui établiront votre réputation et la qualité de votre travail.
“Comment puis-je vous aider ?”
Le dernier point souligné par le chercheur est l’ouverture de la société nord-californienne. Terre d’immigration depuis la ruée vers l’or, elle continue d’accueillir un nombre très élevé d’étudiants et d’actifs en quête de réussite. 62% des 380 000 ingénieurs qui y vivent ne sont pas nés aux États-Unis. Cette tradition d’accueil se retrouve dans la tolérance et l’absence de préjugés qui président aux rapports interpersonnels : tenue vestimentaire, style de vie, simplicité des comportements. Les premiers mots sont souvent “comment puis-je vous aider ?”.
Cette culture se manifeste dans la facilité de contacter quasiment n’importe quelle personne, qui que vous soyez : envoyez un e-mail à un investisseur ou un dirigeant il vous répondra dans les 24 heures. Nous sommes bien loin des coutumes de la Côte Est où les “privilèges de naissance” restent très présents.
Olivier Alexandre consacre d’ailleurs une bonne partie du livre à décrire l’influence des sous-cultures, memes et autres mouvements de pensée californiennes et en quoi ces tendances se rassemblent lors d’évènements comme le Burning Man Festival.
Map of Bay Area Memespace de Julia Galef, citée dans La Tech d’Olivier Alexandre.
Donner les clés de l’usine aux utilisateurs
Ces mêmes principes - faire, liberté, relations interpersonnelles - seront les ferments des plateformes peer to peer (Airbnb, Wikipedia, Uber,…) puis de la creator economy (YouTube, Patreon, Substack,…) : non seulement elles autorisent leurs utilisateurs à créer du contenu et réagir aux contenus des autres, mais elles leur permettent de créer des business de A à Z en ligne. « Je veux que l’étudiant dans sa chambre à la fac dispose des mêmes pouvoirs qu’un ingénieur dans une entreprise technologique » disait Jeff Bezos au lancement d’Amazon Web Services. On connaît la suite.
“C’est une autre culture”
Je n’ai pas parlé ici de tous les problèmes que génèrent ces “traits culturels” de la Silicon Valley, qui sont largement évoqués dans l’ouvrage d’Olivier Alexandre :
dérives en matière de droit du travail, liberté d’expression, droit d’auteur, vie privée, fiscalité,…
vassalisation des partenaires, entrave à la concurrence, abus de position dominante,…
dilemmes dans lesquels ces créateurs enferment leurs utilisateurs : gratuité contre accès aux données personnelles, qualité de l’expérience mais dark patterns,…
Ces problèmes ne sont évidemment pas tous dus à la seule culture mais ils sont le revers de la médaille d’une culture qui prône le laisser-faire sans en assumer les conséquences. Nous l’avons vu la semaine dernière pour les questions environnementales.
Permettez-moi quand même une petite provocation en guise de conclusion ouverte.
Vous êtes vous déjà demandé pourquoi les services que nous utilisons au quotidien sur le web n’ont pas été inventés “chez nous” ? Pourquoi par exemple La Poste n’avait pas créé Facebook ? Ou France Télévisions YouTube ? Pourquoi les villes n’ont pas lancé leur propre Airbnb pour intensifier l’usage des logements et bureaux ?
Ce n’est pas à mon avis un problème de technologies, de compétences ou même d’argent. Je pense que c’est en grande partie une question de culture. Ils n’ont pas créé ces services parce qu’ils ne partageaient pas les fondamentaux de celles et ceux qui les ont conçus. Ils ont parfois lancé ensuite leur propre version de ces services. Mais c’était le plus souvent trop peu, trop tard, et en réalité sans modifier leur propre culture.
Alors on peut s’en réjouir au regard des dérives évoquées plus haut. On peut aussi s’en désoler quand on voit la dépendance grandissante de nos propres économies à ces solutions. On peut surtout s’interroger sur notre capacité à créer nous-mêmes des services grand public qui tirent parti des technologies sans sacrifier nos valeurs.
Qu’en pensez-vous ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’ouvrage d’Olivier Alexandre - La Tech, quand la Silicon Valley refait le monde
Sur l’histoire de la Silicon Valley je recommande également l’excellent Troublemakers: Silicon Valley's Coming of Age de Leslie Berlin
Le Computer History Museum de Mountain View propose une très complète exposition en ligne sur l’histoire de l’informatique - The First 2000 Years of Computing
Et bien sûr l’incontournable livre de Turner - Aux Sources de l’Utopie Numérique de Fred Turner
David Mc Candless a réalisé une autre version de la carte des sous-cultures de la Silicon Valley - Information is beautiful
Si vous ne connaissez pas la formidable histoire d’Industrial Light Magic où Star Wars et Pixar sont nés, lisez cet article - The Untold Story of ILM, a Titan That Forever Changed Film
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
On arpente les malls abandonnés aux USA avec ce photographe - The Life and Death of the American Mall
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💬 La phrase
« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ». Albert Camus, L’Homme révolté (1951).
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Excellent article qui me fait penser à une phrase pouvant résumer l'hatitude culturelle de la West Coast que j'ai vue et illustrée dans le faire : "Fail, Fail, Fail, ... Success" que l'on peut illustrer, par la culture du Surf, ou du Base ball, etc. par exemple.
Néanmoins il ne faut pas oublier les leviers éducatifs et universitaires locaux comme Standford, Berkeley et autres... ainsi que les masses de financements disponibles : lorsque'une startup française lève 100, la m^me startup prometteuse californienne peut lever dans le même temmps 1000 ou 10 000, à cela , bien sur, faut-il rajouter un accès à un marché domestique énorme pour un business accéléré....
d'autres éléments conjoncturels ou structurels comme l'énorme contribution de l'Etat, via le DoD (departement of Defense des US), qui ne s'est jamais privé de financer grassement la R&D des google ou Facebook et bien d'autres historiquement , dans leur phase de développement ...et bien d'autres facteurs.. mais je suis d'accord, pour pointer cet avantage "concurrenciel " culturel dans la créativité et le développement de technologies transformées en business mondial incontournable....
Merci pour cet article
Philippe
Merci pour cet article
Excellent article qui donne très envie de lire le livre d'Olivier Alexandre
Sur le dernier point ("pourquoi les acteurs établis n'ont pas lancé eux mêmes ces innovations ?") il y a aussi la question du mindset : aucune boîte n'a envie (à moins d'y être acculé) de casser son business model. C'est comme ça, alors que Netflix était annoncé, Canal+ (qui, pourtant, avait une offre de SVOD et une appli opérationnelles dans les cartons) a tout fait pour maintenir le plus longtemps possibles ses clients positionnés sur un bouquet avec engagement.