L'IA va-t-elle dévorer le monde ?
La présentation phare de l'analyste Benedict Evans décryptée rien que pour vous. Comprendre ce que l'on ne comprend pas encore dans l'intelligence artificielle #273
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Les fins d’année j’évite les prédictions et je me concentre sur les analyses de celles et ceux qui, dans l’incertitude, aident à se poser les bonnes questions.
Je vous propose ainsi de décrypter la présentation annuelle de Benedict Evans, l’auteur d’une newsletter hebdomadaire qui compte 175 000 abonnés. Après avoir été un analyste du smartphone, Benedict s’est concentré sur “ce qui compte dans la technologie” et influence depuis 10 ans les décideurs du monde entier.
La présentation 2025 porte sur les questions que posent le développement ultra-rapide de l’intelligence artificielle générative pour les entreprises. Le titre “AI eats the world” fait référence au célèbre article de Marc Andreessen Why software is eating the world avec qui Evans a travaillé. L’IA générative aura-t-elle le même pouvoir de transformation que le logiciel ? C’est ce que nous allons voir ensemble.
Aller directement à la présentation de Benedict Evans : “AI eats the world”
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Quel destin pour l’IA générative ?
Dans la courte histoire des nouvelles technologies, Benedict Evans a déjà couvert plusieurs révolutions : le mobile, l’internet mobile, les apps, les plateformes et maintenant l’IA. Depuis deux ans les IA génératives se sont taillées une part de choix dans les actualités qu’il couvre. Et pour cause ! La présentation rappelle la croissance inouïe de ces technologies : OpenAI qui a lancé ChatGPT en novembre 2022 a déjà atteint la valorisation de Microsoft 20 ans après sa création. Le “taux de pénétration” de son produit phare est le plus rapide jamais constaté pour une technologie numérique. Plus d’une personne sur 4 en France l’a déjà essayé. De quoi déclencher une ruée des investissements vers les infrastructures et matériels nécessaires au développement des technologies génératives. Les 4 géants du cloud (AWS, Microsoft, Google et Meta) y ont consacré la somme astronomique de 220 milliards de dollars en 2024, contre 90 en 2023. Ces sommes devraient atteindre les 600 milliards pour l’ensemble de la filière en 2025.
Se poser les bonnes questions
L’analyste anglais garde la tête froide. Ces investissements colossaux sont clairement en “avance de phase” par rapport à un marché certes prometteur mais mal identifié. L’intérêt réel des entreprises pour les IA génératives n’a d’égal que leur attentisme en matière d’intégration de l’IA dans leurs propres solutions. Ces technologies peuvent ainsi devenir un paradigm shift de même nature que ceux qui nous ont fait passer des gros ordinateurs au PC, du PC au web puis au smartphone et au cloud. Elles peuvent aussi rester une bulle, une vaine tentative de raviver la flamme d’une Silicon Valley quelque peu éteinte après le COVID et les différentes dérives de la Tech.
“Nous ne connaissons pas les réponses, nous sommes toujours en train d’imaginer les bonnes questions” affirme avec sagesse Benedict Evans. Ces questions sont au nombre de trois :
Jusqu’où les grands modèles de langage (LLM) peuvent-ils grandir ?
Derrière cette question se pose celle du ratio investissement / amélioration de la qualité des réponses, dans un contexte où les dernières versions montrent des signes d’essoufflement. En filigrane on perçoit le fantasme de l’AGI, l’intelligence artificielle générale, qu’Evans rejette cependant comme floue et irréaliste. Si ce n’est pas pour l’AGI, à quoi vont servir ces 600 milliards annuels ?
À quoi vont-ils servir ?
La “fenêtre de prompt” va-t-elle remplacer la “fenêtre de recherche” sur nos écrans ? Les hallucinations et autres erreurs consubstantielles de ces technologies seront-elles tolérables pour des usages autres que récréatifs ? Comment s’articulera l’expérience utilisateur, entre fonctionnalités augmentées par l’AI (ex. : reformulation d’un email) et question ouverte (ex. : “quel sujet aborder dans la newsletter de demain ?”) ?
Comment seront-ils déployés ?
Alors que plus de 4 milliards de personnes utilisent l’internet mobile, quel sera le chemin critique des IA génératives pour se tailler une place dans les usages ? Seront-elles intégrées dans des produits type ChatGPT, dans des fonctionnalités présentes dans les produits que nous utilisons au quotidien ou dans des API calls invisibles de nos claviers ? Des startups inventeront-elles des usages radicalement nouveaux comme lorsqu’Uber utilisa le smartphone pour créer une offre de mobilité ?
La présentation entre ensuite dans le détail (les titres sont de moi).
Qu’est-ce que cela va rapporter ?
Contrairement aux années 2010, les investissements dans l’IA ne sont pas consacrés à “acheter des clients” à coup de publicités et de promotions. Des data centers par milliers vont mettre en réseau jusqu’a 600 000 GPU (graphics processing unit) par exemple pour Meta afin d’entraîner les modèles puis les faire tourner. Pas étonnant que Nvidia leur principal fournisseur pèse désormais plus lourd qu’Apple. Dans la ruée vers l’or les marchands de pioches sont souvent les grands vainqueurs.
Est-ce dans l’objectif de créer des jardins fermés comme au temps où les appstores asservissaient des pans entiers de l’économie à leur nouveau modèle ? Et non. Personne ne semble en mesure de créer un avantage compétitif. “Il n’y a pas de fossé” qui retienne les utilisateurs dans les solutions actuellement lancées. Surtout que, dès le jour 1, Meta a choisi de rendre ses modèles Llama open source, c’est à dire qu’ils peuvent être utilisés, améliorés, détournés,…à peu près librement. Un choix stratégique qui favorise l’adoption au détriment de la rentabilité. Contrairement à certains de ses concurrents, Meta a déjà un modèle économique : la publicité ciblée.
Ce déséquilibre choisi - investissements exponentiels et revenus hypothétiques - est un pari sur l’usage futur, et plus stratégiquement sur la place dans la chaîne de valeurs que ces technologies parviendront à gagner.
Qu’est-ce que cela pourra (et ne pourra pas) faire ?
Un logiciel peut avoir des bugs mais en principe ne fait pas d’erreur. Les modèles génératifs ont des hallucinations et font des erreurs. D’où la question préalable à leur généralisation : comment gère-t-on les erreurs dans un système qui 1/ ne sait pas les reconnaître 2/ ne génère jamais deux fois la même réponse 3/ ne sait pas expliquer comment il a obtenu un résultat. Les premiers échecs en matière de relation-client ont sans doute fait réfléchir beaucoup de conseils d’administration.
Passons aux usages maintenant. L’un des usages « naturels » semble le search : remplacer une recherche sur Google et ses dix liens bleus par un mix de réponse en langage courant, illustrations et des liens vers des contenus. C’est sympa mais, est-ce vraiment cela que l’on attend lorsque l’on cherche quelque chose sur le web ? Là aussi l’échec “colossal” d’Alexa rappelle que changer les usages n’est pas chose aisée.
Je précise à ce stade que la présentation de Benedict Evans n’évoque pas du tout le coût énergétique et environnemental de l’usage des LLM, qui est pourtant d’une ordre de magnitude supérieur à celui du search classique. Elle ne fait également qu’effleurer l’impact potentiel d’une telle rupture sur le marché publicitaire : pas facile de placer une publicité s’il n’y a plus de “liens bleus” et encore moins si le résultat est délirant.
Oublions un moment le search et observons les applications les plus courantes en 2024 : la programmation informatique, le marketing et l’automatisation de la relation client. Nous sommes encore loin d’un changement de paradigme où les robots remplaceraient des emplois. Benedict Evans rappelle cependant qu’en 1995 il était impossible d’imaginer l’étendue des transformations qu’internet allait provoquer. Souvenons-nous des premiers journaux en ligne qui n’étaient que des versions numérisées des exemplaires papier. Attendons de voir apparaître les usages radicaux après ces premiers essais.
Comment cela va-t-il se déployer ?
L’analyste rappelle les trois grands chemins de déploiement des nouvelles technologies :
Absorption
Les technologies deviennent des fonctionnalités dans des usages et des business existants (ex. : les appels vidéos). On voit apparaître “un peu d’AI” dans nos expériences courantes, sans rien changer à nos pratiques. L’adoption est rapide et générale.
Innovation
Nouvelles idées, nouveaux produits, groupage/ dégroupage par des startups. Des fonctionnalités deviennent des produits à part entière. Des produits proposent de rassembler plusieurs autres produits sous forme d’agrégateur ou de plateforme (lisez mon livre si vous voulez comprendre de quoi il s’agit). L’adoption se concentre chez les early adopters.
Disruption
Les marchés sont entièrement redéfinis par des acteurs en rupture avec les pratiques et modèles d’affaires en vigueur (ex. : contenus générés par les utilisateurs, payer à l’usage plutôt qu’acheter, monétiser des excédents de capacité,…). En la matière les IA génératives, avec leurs capacités d’automatisation et de création presque infinies, ouvrent des perspectives vertigineuses. L’adoption est plus lente.
Evans rappelle qu’à l’arrivée de l’internet mobile, beaucoup - dont lui-même - se demandaient quelles seraient les nouveaux modèles autour de la 3G, sans imaginer que le simple fait d’accéder à internet depuis un mobile suffirait déjà à bouleverser les usages. Apple qui l’avait compris avant tout le monde en tirerait les principaux bénéfices. La capacité à créer des contenus ou des expériences en quelques clics sera-t-elle une rupture suffisante ?
Fidèle à l’orientation business de sa présentation, il traduit également ces questions en types d’interlocuteurs concernés : est-ce une question pour Accenture (programmation) ou pour Mc Kinsey (innovation) ? Une question pour les DSI, les responsables produit ou les CEO des boîtes ? Les réflexes habituels - construire ou acheter, acheter ou louer, Opex ou Capex,… - sont-ils pertinents ? Et au final, la question-qui-tue : quel impact cela aura-t-il sur la valeur de l’action ?
L’incertitude est donc beaucoup plus profonde que ce que l’on pourrait imaginer. En restant dans des analogies connues, à ce stade rien ne permet de dire si le LLM sera l’équivalent du smartphone, de l’écran multi-touches, du GSM ou du navigateur internet.
La réponse est claire et honnête : personne n’en sait rien. Et ce n’est pas bien grave conclut l’analyste, car il reste encore beaucoup de secteurs à disrupter. Commerce, logistique, entertainment, automobile,… n’en sont qu’aux débuts de leur transformation. De vastes ruptures sont encore devant nous.
“Ce qu’on appelle intelligence, c’est tout ce qu’une machine n’a pas encore réussi à faire. Ensuite on parle simplement de logiciel”. Benedict Evans rejoint ainsi Cédric Villani qui évoquait la même boutade il y a peu. Soyons attentifs, mais n’oublions pas de nous poser les bonnes questions.
J’espère que cette analyse vous a donné envie de suivre avec un regard différent l’évolution de ces technologies. Si vous n’avez pas les moyens de vous offrir les services de Benedict Evans, sachez que je peux vous aider à évangéliser vos équipes (déjà 6 conférences sur le sujet depuis cet été) et les accompagner dans la définition de leur stratégie data/IA.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La présentation AI eats the world - Benedict Evans.
Des ressources pédagogiques pour comprendre l’IA (en français) - Cafe IA
Mon livre Après la Tech approfondit certains sujets développés ici, et il y ajoute les perspectives énergétique et écologique. Après la Tech, le numérique face aux défis écologiques
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
J’ai écrit un article sur le blog de DiaLog, une startup d’État que j’accompagne depuis 3 ans. Il y est question de tunnels, de smartphones et d’ingéniosité : Pas besoin de GPS sous la terre
Puisque l’on parle d’outils numériques de l’État, connaissez-vous la suite numérique ? Il s’agit de l’ensemble des outils que l’État a développé pour son propre usage afin de ne pas dépendre des solutions “non souveraines”. Les produits numériques internes de l’État
D’autres ressources pour transformer l’action publique - Vraiment Vraiment, les ressources
Pour comprendre les algorithmes, un retour sur cet article essentiel pour comprendre le système Netflix : pourquoi “votre Netflix n’est pas mon Netflix ?” Inside the binge factory
Et enfin si vous avez 3 heures devant vous, écoutez les deux auteurs de BD non fictionnelles les plus vendues en France sur l’énergie, les ressources et le climat (attention le titre de la vidéo n’a rien à voir avec leurs interventions).
C’est terminé pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Bravo Stéphane .