👀 L'art de remarquer : comment apprendre à cultiver son attention
Internet a mis le monde dans notre poche, mais savons-nous encore regarder ce qui nous entoure ? Le dernier livre de Nicolas Nova nous livre les secrets de ceux qui savent observer #203
Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société. En savoir plus sur cette lettre : À propos
Vous êtes 82 nouveaux abonnés depuis la dernière édition. Bienvenue et merci aux autres pour leur fidélité !
Pas encore abonné•e ?
💌 Vous et moi
Nous avons le plaisir de travailler avec Maud Delavault depuis la rentrée. Maud a rejoint 15marches en tant que product manager. Elle a pris en charge le développement des nouveaux parcours d’apprentissage en ligne dont nous vous parlions dans la dernière édition. De formation éducatrice spécialisée, Maud a été photographe avant d’être chef de projet web pour différentes associations et institutions. Un profil de “zèbre” curieuse et exigeante qui colle bien avec la singularité que nous recherchions.
Vous aurez l’occasion de rencontrer Maud lors des prochains webinars de présentation de nos parcours si vous êtes déjà inscrit·e (les deux dates sont complètes : si vous souhaitez découvrir nos offres de formation sur l’innovation et la prospective, écrivez-nous à : atelier@15marches.fr).
*** *** ***
Ces présentations étant faites, passons au sujet de la semaine.
Durant ces vacances nous avons lu le dernier livre de Nicolas Nova, Exercices d’Observations. Et cela nous a beaucoup inspiré ! On vous en parle cette semaine.
🎯 Cette semaine
Un livre que nous avons lu pour vous. Cette semaine, Exercices d’Observation, par Nicolas Nova - Carnets Parallèles, 2022
Que savez-vous exactement de ce qui vous entoure ? Que comprenez-vous des objets que vous utilisez, des voisins que vous croisez ou de ces animaux que vous observez distraitement en rentrant chez vous ?
Nicolas Nova, est professeur associé à la Haute École dʹArt et de Design (HEAD - Genève) et cofondateur du Near Future Laboratory, une agence de prospective. J’avais apprécié son Bestiaire de l’Anthropocène et ses enquêtes sur les utilisateurs et réparateurs de smartphone, sans oublier sa newsletter Lagniappe, ce “petit cadeau donné par un vendeur à son client” (Wikipedia).
C’est un très beau cadeau que Nicolas fait à ses lecteurs avec ce joli carnet d’exercices d’observation. Comme son nom l’indique, cet ouvrage de poche est d’abord une suite de travaux très concrets à faire soi-même. 19 (!) exercices où nous sommes invités à saisir carnet, smartphone ou dictaphone pour produire et compiler des observations sur ce qui nous entoure.
Qu’il s’agisse de regarder, d’interagir ou d’expérimenter, cette gymnastique vous fera clairement sortir de votre zone de confort. Vous apprendrez à observer l’ “infra-ordinaire” - selon les termes de Georges Perec souvent cité - et aiguiser votre regard. Se forcer à détailler, compter et décrire. Mais aussi se laisser flotter et suivre le parcours de ceux qu’on croise et qu’on ne regarde pas.
Ce livre n’est pas qu’une méthode de prise de notes. C’est d’abord une invitation à se transformer. Derrière les techniques enseignées de recueil et de mise en situation, c’est bien notre capacité à penser différemment qui est stimulée. Ne plus se laisser distraire ou aveugler par le remarquable. Retrouver une capacité à passer “de l’hyper-attention à la veille active, puis à l’attention flottante”, ce qu’Yves Citton appelle joliment l’ “écologie de l’attention”.
Au départ on peut être déstabilisé par la banalité presque gênante des tâches demandées : à quoi bon recenser tout ce qui se trouve dans une poubelle, interroger les occupants d’un square ou encore se poser 25 questions sur un même objet ?
Mais rapidement on comprend où l’auteur veut nous emmener : “tenter cet archivage méticuleux (…) nous pousse à produire une espèce de poésie du quotidien par la juxtaposition de fragments disparates (…) et remarquer entre eux des singularités, des ensembles de liens”.
Au-delà des exercices, l’infatigable observateur nous offre une passionnante réflexion sur l’art de remarquer. Grâce à une érudition aussi riche que variée, l’auteur convoque sociologues, anthropologues, naturalistes, designers, écrivains, artistes,...au chevet de notre attention. Nicolas Nova nous fait comprendre ce que tous ces spécialistes ont en commun : de la rigueur des naturalistes à la “folie” d’artistes comme Sophie Calle ou Orlan, tous partagent cette capacité à déceler ce qui nous échappe et révéler ce qui nous meut.
“C’est en revisitant ces notes, et parfois en les révisant, que nos capacités de perception se construisent et s’affirment. L’accumulation sans cesse reparcourue forme une matière à ruminer pour l’esprit; c’est là que naissent les idées et qu’avance la pensée”.
Si l’auteur indique avoir voulu “combler un manque” en documentant ces méthodes d’observation, son livre est avant tout un manifeste pour nous inciter à ralentir et relever la tête : “rendre vigilant à l’ordre de vie ordinaire (…) et à ce qui peut y déroger”.
Cette “éloge de l’ordinaire” est furieusement dans l’ère du temps : plutôt que de chercher à capter la dernière info ou la dernière tendance, elle nous invite à prendre le temps de chercher le bizarre et l’intéressant en bas de chez soi. Des adeptes de la staycation aux locavores, ce livre comblera les promoteurs d’un mode de vie plus sobre et plus riche de sens. Pourquoi courir après la dernière destination instagramable alors que le banc en bas de chez vous recèle certainement des trésors insoupçonnés ? Pourquoi acheter un nouvel objet alors qu’il existe autant de moyens de détourner ceux que l’on a déjà ?
Dans une lettre récente, nous vous invitions d’ailleurs à (re)découvrir nos objets et équipements du quotidien pour inventer un futur plus résilient :
Il faut apprendre à perdre : perdre des facilités, des pans de confort, en particulier ceux qui étaient basées sur l’exploitation d’une rente énergétique ou foncière. Mais aussi perdre (…) cet aveuglement qui nous empêche de comprendre les bases mêmes de ce qui nous nourrit, chauffe, protège et distrait.
Justement, Exercices d’observation nous permet de “mettre autour des objets l’ensemble des gestes humains qui les produisent et le font fonctionner”. Décrypter les “systèmes socio-techniques” de ces objets, ce dont ils ont besoin pour fonctionner, ce qu’ils révèlent de nos usages et de l’idéologie de leurs concepteurs.
Ce livre n’est pas pour autant un plaidoyer pour le low-tech : l’anthropologue des années 2020 décrypte les traces GPS, remonte les timelapses sur Google Maps et recense les noms des réseaux Wifi. L’usage des écrans est lui-même un champ d’étude des comportements bien au-delà des questions technologiques.
J’ai compris véritablement où Nicolas Nova voulait m’emmener en repensant à une scène d’un film que j’adore.
Dans Smoke de Wayne Wang (1995, adaptation du livre éponyme de Paul Auster), Harvey Keitel joue un patron de débit de tabac situé à un carrefour de la 3ème rue et de la 7ème avenue à Brooklyn. Le charismatique Auggie Wren, c’est son nom, sert tous les jours des clients qui sont autant d’archétypes de la vie du quartier. Parmi eux, un écrivain veuf, Paul Benjamin, devient son ami. Un des points d’orgue du film réunit les deux protagonistes dans l’appartement d’Auggie autour de l” oeuvre de sa vie” : une collection de 4 000 photos prises chaque jour à 8 heures du matin depuis le même endroit : l’angle en face de son magasin.
Auggie invite l’écrivain à feuilleter l’intégralité de ses albums photos. Celui-ci ne cache pas son étonnement : “elles sont toutes pareilles !” proteste-t-il. “Regarde mieux” lui dit Auggie, “chacune est différente de l’autre : la lumière, les passants, la météo,…”. Le réalisateur ralentit alors le défilé des photos pour nous en montrer le détail. Et arrive ce qui devait arriver : l’écrivain va découvrir dans un album une photo qui va le bouleverser.
Une sélection des photos d’Auggie Wren tirées de Smoke (photographe KC Bailey, lien plus bas)
L’art de remarquer est en réalité une quête philosophique. Comme l’écrit magnifiquement Georges Perec - encore lui : c’est “interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque-chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelé”
À vous de devenir les Jules Verne du quotidien, un crayon à la main et le livre de Nicolas Nova dans votre poche.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Exercices d’Observation sur le site de l’éditeur. Premier Parallèle
Le livre présenté par François Bon sur sa chaîne Le Tiers Livre Nicolas Nova, 19 exercices d’observation, et leurs variantes - YouTube
Interview de l’auteur dans le podcast Tribu de la RTS - Comment observer le monde qui nous entoure
Une analyse de la scène des photos d’Auggie Wren dans Smoke de Wayne Wang Permanence and Impermanence: Auggie’s Pictures (d’où est tirée la photo ci-dessus).
Sur l’Écologie de l’Attention, d’Yves Citton L’écologie de l’attention, alternative à la sollicitation
Si vous vous interrogez sur votre rapport à la routine, lisez La conquête de l’ordinaire, de Xavier Alberti dont est issue la citation de Georges Perec.
Et abonnez-vous à Bulletin, la lettre qui sait si bien nous faire remarquer le magnifique et le magique dans notre quotidien. Bulletin
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Vous vous demandez peut-être à quoi peuvent servir ces techniques d’observation ?
Lisez les passionnantes analyses des experts de Leroy-Merlin sur nos vies quotidiennes. Celle-ci porte sur un moment-clé : l’arrivée de bébé dans notre logement. Aménagements du logement, négociations individuelles, conjugales et familiales.
Bébés toujours : Petit Bateau se lance à son tour dans la location de vêtements pour les tout-petits. Petit bateau se lancera dans la location de vêtements le 16 novembre
Du circulaire, encore du circulaire : Backmarket et Cityscoot s’associent pour créer un scooter électrique fabriqué à partir d’engins recyclés. Smart and furious. TOOCS, le scooter qui va dans le bon sens.
À l’autre bout du spectre, Om Malik se demande si l’économie à la demande est morte, au regard de la débâcle des services de livraison rapide. So is the On Demand Economy Dead?
Le blog de Lufthansa sort la sulfateuse contre l’aviation privée et ses jets au bilan carbone délirant. These climate sinners fly under the radar (je me répète mais ce blog est vraiment excellent).
Et pendant ce temps, l’une des startups pionnières de la voiture autonome met la clé sous la porte Argo AI, driverless startup backed by Ford and VW, is shutting down, de même que la première version californienne d’Hyperloop qui a été démontée pour agrandir le parking des employés de Space X 😂 Elon Musk’s first Hyperloop tunnel in California is gone
Difficile de résister à faire de l’auto-promo sur le destin de la voiture autonome - vidéo de 2018 - il y a 4 ans - au titre sans ambiguïté Ne me parlez plus de voiture autonome - conférence Web2day -15marches (n’hésitez pas à faire appel à nous pour vos analyses de tendances - fin de la page de publicité).
On vous laisse sur de biens belles images à observer : le record du monde du plus long train. Près de 100 voitures et 2 kilomètres de long. World's Longest Passenger Train - Guinness World Record. Rhaetian Railway Switzerland
C’est fini pour aujourd’hui !
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager et parlez-en autour de vous.
Et n’oubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
dans la meme veine, je recommande chaudement la newsletter (et le bouquin/les travaux) de Rob Walker: https://open.substack.com/pub/robwalker?r=2cys&utm_medium=ios
Très intéressant et agréable à lire. Merci !