Le logiciel dévore le consulting
Quel sera l'impact des IA génératives sur les cabinets de conseil ? Entretien avec Louis-David Benyayer, professeur à l'ESCP et auteur du blog Datanomics & Strategy #246
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Dans son célèbre article Pourquoi le logiciel dévore le monde (2011), l’investisseur Marc Andreessen listait l’ensemble des secteurs qui allaient être “croqués” par le logiciel, c’est à dire dont la majeure partie des activités allaient dépendre du logiciel ou qui étaient sous la menace d’entreprises construites nativement autour du logiciel. La dernière décennie a montré à quel point il avait vu juste.
Mais le consulting ne faisait pas partie de cette liste.
Les grands cabinets de conseil se sont bien entendus équipés en logiciel et en compétences d’analyse de données, de design et de programmation. Mais ils conservent toujours une dominante de services effectués par des humains à la base de leur modèle économique. Les plus grandes firmes emploient plusieurs dizaines de milliers de consultants et continuent à attirer les meilleurs diplômés des grandes universités du monde. Elles ont su accompagner la transformation numérique des entreprises et des administrations publiques en développant des practices adaptées.
Aujourd’hui, alors que le même Marc Andreessen nous promet une nouvelle révolution avec l’intelligence artificielle générative (GenAI), les cabinets de conseil vont-ils à leur tour être disruptés ?
Cela semble évident à première vue tant les intelligences artificielles génératives semblent exceller dans la génération d’idées, l’organisation et la présentation de l’information. Les mauvaises langues diront même que ChatGPT fait des powerpoints beaucoup moins chers que ceux des consultants. Mais êtes-vous vraiment sûr·e que les clients des cabinets de conseil dépensent des fortunes uniquement pour cela ?
Nous avons voulu aller plus loin que ces suppositions en interviewant Louis-David Benyayer, professeur à l’ESCP Europe en Big Data et Business Analytics. Louis-David est aussi consultant en stratégie et auteur de la newsletter Datanomics & Strategy, dont je suis un grand fan.
Je vous convie ainsi à une conversation de consultants sur le futur des consultants. En espérant que, même si vous n’êtes pas vous-même consultante ou consultant, vous trouverez un intérêt à cette revue prospective des freins et opportunités de la GenAI, l’intelligence artificielle générative.
(Entretien réalisé en visio le mardi 6 février)
Les consultants du futur en pleine action vus par MidJourney (mieux vaut éviter de zoomer).
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Quel sera l’impact des IA génératives sur les cabinets de conseil ?
Commençons par une question simple. Qu’est-ce que l’IA générative selon toi ?
Ce sont des modèles qui s’inscrivent dans le prolongement des outils de machine learning. Le machine learning a permis de reconnaître des chats dans une photo. L’IA générative ou GenAI permet de créer des chats à partir d’une demande “montre moi un chat”. Par rapport aux outils d’indexation et de recherche, les modèles génératifs permettent de générer des contenus nouveaux sur la base de données massives existantes. Ces modèles proposent déjà beaucoup de modalités d’usage différentes : de texte à texte, texte à image, image à texte, vidéo, audio,...
Comment vois-tu l’évolution des usages de la GenAI à moyen terme ?
Ce que l’on sait en regardant la diffusion des technologies dans les entreprises qui ne sont pas nativement numériques, c’est qu’elle est toujours plus longue que ce qu’on imagine au départ : que ce soit pour l’e-commerce, la mobilité, et maintenant l’IA générative,... à chaque vague on constate que cela prend du temps.
Mon intuition est que la diffusion des outils sera plus longue que la maîtrise technologique, parce que la diffusion n’est pas une question de performance technique mais d’adoption, de réglementation, d’écosystème d’affaires.
Dans les 5 ans nous allons probablement voir l’IA générative entrer de différentes manières dans les entreprises :
De nouveaux acteurs technologiques vont entrer sur des marchés non technologiques et vont les chambouler en prenant des hypothèses d’affaire totalement différentes
De grands acteurs technologiques vont intégrer l’IA générative dans leurs offres de solution pour mieux les vendre, comme nous l’avons constaté pour le cloud par exemple qui intègre de nombreuses fonctionnalités à destination des entreprises
Des entreprises existantes vont s’engager dans une transformation à l’aide de l’IA générative.
Dans le dernier cas tu as par exemple des acteurs comme Société Générale qui ont identifié assez rapidement plusieurs dizaines de cas d’usage théoriques de l’IA mais aussi des freins au déploiement :
le passage à l’échelle : servir des millions d’utilisateurs est différent de faire des démonstrateurs avec des proofs of concept sur des échantillons réduits,
il est nécessaire de disposer de données de qualité, en masse et de façon véloce,
l’infrastructure technologique : nécessite des partenariats avec des offreurs de solutions,
la transformation des métiers, des processus et des recrutements,
la transformation des modalités d’interaction avec les clients.
Pour toutes ces entreprises le changement sera plus long que ce qu’envisage McKinsey dans ses prévisions.
Justement à propos de Mc Kinsey, tu envisages dans ta lettre 3 opportunités de création de valeur pour les cabinets de conseil : aider leurs clients à intégrer les IA génératives dans leur process, optimiser leurs propres opérations de conseil en interne et lancer des softwares payants pour leurs clients. Concrètement en quoi consisterait cette dernière opportunité en termes d’offres de service ?
Les cabinets de conseil continueraient d’avoir comme clients des entreprises mais plutôt que “voici le benchmark des meilleurs chatbots” ils leur vendraient “je vous fais le meilleur chatbot” et se feraient rémunérer à l’usage du software. On ne va plus vous faire payer la recommandation mais un service issu de cette recommandation. Ce n’est pas nouveau comme tendance : vendre des produits plutôt que / à côté des services. McKinsey est un bon exemple et a bien marketé son logiciel de pricing (lien). Un autre exemple est le logiciel de simulation de ventes de véhicules électriques par pays, zones, marques,...ou encore son chatbot Lili (lien)
Mais le changement de modèle est compliqué pour les cabinets de conseil car ce ne sont pas les mêmes ressources, les mêmes compétences, les mêmes circuits de distribution et de vente que pour les prestations de conseil.
Il sera intéressant de suivre si l’IA changera la manière dont ils parviendront ou non à mettre leurs nouveaux outils dans les mains de leurs clients.
À l’inverse, quelles seraient selon toi les principales menaces que l’IA ferait peser sur les cabinets de conseil ?
Une menace à court terme serait que les modèles génératifs devenant accessibles largement, les clients vont pouvoir internaliser certaines prestations. La Directrice Marketing qui aurait besoin de connaître les best practices sur un sujet ou les 3 étapes clés pour réaliser une tâche…aura moins besoin de prestataires pour cela. Mais je ne suis pas sûr que la menace soit très forte car le marché du conseil en nombre de jours vendus n’est pas très concentré autour de ce type de prestations.
En revanche, il est possible qu’il y ait de nouveaux entrants qui repackagent / reconstruisent le métier du conseil en étant “GenAI native”. Imaginons : quelqu’un qui a levé 10 millions et recruté 50 partners de McKinsey pourrait faire ce qu’ils faisaient précédemment mais avec une plus grande vitesse et personnalisation. Ils sauraient exactement comment distiller l’heure de conseil de ces partners au bénéfice de leurs clients.
Dans ce scénario que deviendraient les juniors dans les cabinets d’études ?
Le conseil est un métier qui s’apprend de pair à pair, dans une sorte de compagnonnage. Les cabinets vont avoir à résoudre cette question : comment je forme et je fais monter en puissance des nouveaux dans le métier s’il n’y a plus ces marches intermédiaires que sont les travaux que tu fais quand tu démarres. Les “gammes” que sont les entretiens, les benchmarks, les analyses sectorielles. Comment former les nouveaux consultants si ces tâches disparaissent ?
Parlons maintenant des données nécessaires à l’entraînement des modèles génératifs. Penses-tu qu’il pourrait y avoir un problème de confidentialité si un cabinet de conseil utilise les données de ses missions pour entraîner son propre modèle ?
En réalité il y a deux types de données :
celles liées à l’accumulation d’expériences par les salariés de ces cabinets : elles sont déjà perméables d’une mission à l’autre, c’est même la principale proposition de valeur
les données propriétaires plus précises de leurs clients manipulées par les cabinets de conseil.
Dans ce second cas on sait résoudre ces problèmes avec des infrastructures techniques qui vont séparer les données qui peuvent être réutilisées de celles pour lesquelles ce sera strictement interdit. Les mêmes enjeux existent dans le cloud par exemple. Les banques, la finance de marché,...sait parfaitement résoudre ces questions lorsqu’elles font appel à des consultants.
Si les cabinets de conseil développent leur propre modèle génératif est-ce que cela deviendra un élément différenciant sur leur marché ?
Il y a un an effectivement des modèles propriétaires s’appuyant sur des données exclusives étaient plus performants que des modèles généralistes. Mais aujourd’hui ce ne serait plus le cas ! Par exemple Bloomberg GPT début 2023 aurait été rejoint en qualité par les modèles généralistes les plus récents. L’argument “j’aurais un meilleur modèle parce que j’ai des données propriétaires” vacille un peu.
Ensuite les modèles génératifs propriétaires ou non ne donnent pas de très bons résultats sur la génération d’idées nouvelles, comparés aux performances humaines. Ils génèrent de meilleures idées que des personnes prises au hasard, mais pour l’instant des consultants spécialisés de haut niveau sont meilleurs que les modèles les plus récents.
Penses-tu que le conseil pourra continuer à vendre des “jours x hommes” comme avant ? Ne risque-t-il pas de se démonétiser ?
C’est possible s’il est plus automatisé et moins différenciant, ou si les clients font une partie des tâches eux-mêmes. Mais je ne sais pas si cela va changer les modèles de revenus et de prix. Les métiers du conseil impliquent de la personnalisation, de la prise en compte de l’organisation pour laquelle tu travailles et de sa situation interne, autant de tâches qui ne sont pas automatisables.
Peut-être qu’un nouvel entrant arrivera avec un mode opératoire très différent.
Mais l’argent à court terme va être fléché vers sur la première opportunité listée plus haut : “comment améliorer le compte de résultat avec les modèles génératifs ?”. Les cabinets vont recruter, augmenter leur niveau de ressources, établir des partenariats pour cette proposition de valeur. Et ensuite ils vont collectivement défendre leur métier tel qu’il était. La force d’inertie sera d’autant plus forte que les investissements auront été élevés. Les gains de productivité interne liés à l’automatisation seront sans doute assez marginaux.
Encore une fois le point d’interrogation est plus sur le disrupteur qui va peut-être arriver sur ce marché en prenant les hypothèses à rebours comme on l’a vu dans beaucoup de domaines. Il est plus intéressant de suivre cela que d’attendre le changement en provenance des gros cabinets en place. Le changement ne viendra pas d’eux.
Donc il n’y a pas de grosse révolution du métier de consultant à attendre à court terme ?
Pas de changement massif à attendre et cela va paradoxalement renchérir la valeur des très bons consultants. Car ce que font très bien les très bons consultants, c’est d’analyser une situation différemment de ce que feraient les autres. L’usage des modèles génératifs où tout le monde s’appuie sur les mêmes données va uniformiser la manière de regarder. Celles et ceux qui continueront à garder une capacité à analyser différemment verront leur valeur augmenter.
Le conseil est un instrument politique. Si tu ne le vois que comme un élément transactionnel et analytique, tu rates une partie importante des raisons et motivations pour lesquelles les clients font appel aux cabinets de conseil. La partie “expertise” du conseil n’est pas la plus importante.
La conclusion est d’ailleurs très bien formulée dans la lettre de Louis-David Datanomics & Strategy du 11 janvier :
“En conclusion il est crucial de se rappeler que la vraie valeur du conseil s’étend bien au-delà de l’analyse de données et de solutions technologiques. Alors que l’IA augmente les aspects data driven de la profession, l’art nuancé de poser les bonnes questions, comprendre les dynamiques humaines complexes et naviguer dans des défis organisationnels restent strictement humain (...) Les consultants ne seront pas valorisés par les réponses qu’ils apportent mais par leur habileté à discerner les questions qui important vraiment, guidant leurs clients vers des défis durables et qui ont du sens”.
Merci Louis-David pour cet entretien qui ouvre de nombreuses pistes de réflexion !
J’avoue qu’en tant que consultant qui tire 100% de mes revenus en vendant du conseil, je suis évidemment concerné par l’évolution de ce marché. Mais je me dis en relisant cet entretien que “l’art nuancé de poser les bonnes questions”, c’est exactement ce que je cherche à faire ici et avec mes clients : peut-être qu’il faudra attendre encore un peu avant de me remplacer par une solution automatisée 🤓
Si vous avez connaissance d’entreprises qui utilisent les IA génératives dans le domaine de conseil, n’hésitez pas à les partager ici !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La lettre de Louis-David Datanomics & Strategy du 11 janvier
À propos de Louis-David. Site web perso
Les exemples d’outils et d’IA génératives cités dans l’entretien :
Le GPT de Bloomberg - Introducing BloombergGPT, Bloomberg’s 50-billion parameter large language model, purpose-built from scratch for finance
L’outil de calcul de prix de Mc Kinsey - Mc Kinsey Pricing Tools
Le chatbot Lilli - Meet Lilli our generative AI Tool
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Comment aider les citoyens à s’emparer des données ouvertes pour mieux comprendre et éventuellement contester les actions publiques ? C’est l’ambition du premier ouvrage de Samuel Goëta, co-fondateur de la SCOP Datactivist - Les Données de la Démocratie (C&F 2023)
Et justement, je me suis fendu d’un petit billet sur “qu’est-ce qui empêche les organisations de faire de l’innovation ouverte ?” co-écrit avec l’intrapreneur Mathieu Fernandez - le blog de DiaLog - Ouverture(s)
Si comme moi vous aimez regarder les plans de ville comme on regarde une oeuvre d’art, cette recherche sur l’orientation des rues dans 100 villes du monde devrait vous intéresser. City Street Orientations around the World
💬 La phrase
“Most men die at 27, we just bury them at 72 ». Mark Twain
« La plupart des hommes meurent à 27 ans. Mais on ne les enterre qu’à 72 ».
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Bravo, j'aime lire ta newsletter et je sais que cela doit te prendre un temps fou pour trouver la matière et rédiger, donc merci
Dans la conclusion de la lettre de Louis-David, je pense qu'il s'agit de "l'habileté" des consultants et non de leur "habilité". Habileté = capacité intellectuelle ou manuelle, don pour faire quelque chose ; habilité = capacité juridique à faire quelque chose (signer un contrat,...).
Nonobstant cette petite remarque sémantique, qui prouve que je lis avec attention, je remercie "15 marches" pour 2 informations : la nouvelle vision de Marc Andreessen, et les docs conçus par Louis-David Benyayer ; je vais acheter son 1er livre - Datanomics-, et parcourir l'ensemble des textes disponibles sur son blog.