Le supermarché caché de la planète
Les matières premières ne nous intéressent que quand elles viennent à manquer. Il y a pourtant beaucoup à découvrir sur les entreprises qui les extraient et les distribuent. Décryptage #187
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société. En savoir plus sur cette lettre : À propos
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💌 Vous et moi
Les fidèles lectrices et lecteurs connaissent mon goût pour les angles morts : ces zones qui échappent à notre analyse par aveuglement ou manque d’information. Les matières premières en sont un bel exemple : dans nos sociétés modernes, elles ont longtemps été considérées comme des marchandises lambda, disponibles à l’infini, avec des coûts connus et maîtrisés. La croissance économique d’après guerre s’est bâtie tout entière sur cet axiome : consommez, l’intendance - les matières premières, la fabrication, la logistique et la gestion des déchets - suivra. Des générations de titulaires de MBA ont considéré que la valeur était créée ensuite, par la transformation de la matière, la conception de produits finis et leur merchandising.
La prise de conscience écologique récente a au contraire souligné la rareté de ces matières et leur fragilité. La pandémie mondiale a montré à quel point aucun pays au monde ne pouvait se prétendre autonome et tous dépendaient des autres pays pour survivre.
Après avoir lu quelques livres sur l’énergie, j’ai attaqué le sujet par l’angle que je privilégie : les modèles économiques et les acteurs du système. Qui fait quoi et comment l’argent circule. J’avoue que je n’ai pas été déçu. Alors que l’on est capable d’évaluer à quelques dixième de degré près l’impact de chaque activité sur le climat, je vous mets au défi de savoir d’où vient l’essence de votre voiture, le métal de votre ordinateur ou les céréales de vos biscuits préférés. Et encore plus de comprendre les mécanismes de fixation des prix, d’évaluation des stocks et, plus globalement de maîtrise de cette économie si particulière.
L’histoire des traders, ces négociants de matières premières qui sont des intermédiaires incontournables depuis plus d’un siècle, lève un peu le voile sur ces questions stratégiques. Attendez-vous au pire : cette histoire n’est pas belle à entendre. Mais la comprendre est déjà un premier pas pour agir.
La Fearless Girl a été installée en face du Taureau de Wall Street - Photo Robert Bye sur Unsplash
🎯 Cette semaine
Nous avons lu pour vous…
The World For Sale, le monde à vendre, de Javier Blas et Jack Farcy, journalistes chez Bloomberg.
Connaissez-vous ces entreprises ? Vitol, Trafigura, Cargill, Louis Dreyfus ou Glencore. Sans doute pas. Elles maîtrisent pourtant à elles trois 25% de la production mondiale de pétrole. De même, 50 à 75% des matières premières agricoles américaines sont négociées sur des marchés spéculatifs, dans lesquels des traders parient sur la hausse ou la baisse future des cours.
Comme écrivent les auteurs “7 milliards de personnes utilisent leurs services mais quelques dizaines connaissent leurs noms”. Les quelques entreprises qui s’approprient ces marchés sont décrites avec moultes détails dans le livre, sur la base notamment des procès et auditions dont elles ont fait l’objet.
Ce qui les caractérisent est leur opacité. La plupart sont en effet non cotées : ceci signifie qu’elles n’ont de compte à rendre qu’à leurs actionnaires privés, qui sont souvent leurs employés. Leurs dirigeants-fondateurs sont eux de véritables personnages de James Bond. Ne cherchez plus le magnat caché sur son île pour fuir la CIA, il est dans les pages de The World For Sale. Mais tous ne sont pas en fuite : la plupart coulent des jours heureux dans les quartiers huppés de Londres et des villages tranquilles de Suisse allemande.
Car la plupart des activités de ces traders se déroulent dans les eaux internationales et ne sont donc soumis à aucune loi. C’est l’un des paradoxes de notre société : l’un des secteurs les plus essentiels à notre vie quotidienne est aussi l’un des moins régulé. Le secret est une seconde nature chez ces acteurs : débrancher la radio et l’émetteur des pétroliers, ouvrir des filiales aux bons endroits, utiliser des sociétés coquilles dans des paradis fiscaux. Nous naviguons dans les eaux les plus troubles du capitalisme sauvage et de la barbouzerie la plus crasse.
Habitués par nature à dissimuler l’information pour acheter et revendre aux meilleurs prix, les traders font leur fortune lorsque l’économie traditionnelle s’effondre : le blocage du Canal de Suez, l’embargo en Afrique du Sud, à Cuba ou en Iran, l’effondrement de l’URSS sont autant d’occasions de s’enrichir. En grossissant, les négociants progressent aussi dans la chaîne de valeurs. Celle-ci est à la fois matérielle - les traders acquièrent peu à peu les mines, terminaux, raffineries et navires - et immatérielles : les plus grandes figures de la profession ont rang de chef d’état lorsqu’ils se déplacent, et pas seulement quand ils sauvent de la faillite tel ou tel dictateur.
D’abord le fait de quelques aventuriers au sens propre du terme, le commerce de matières premières est devenu un maillon essentiel du commerce tout court. Je ne vous fais pas un dessin : hormis les États-Unis, les principaux pays consommateurs de matières premières n’en sont pas les producteurs. Et ces derniers sont rarement les pays les plus développés (cause ou conséquence ?) et les plus démocratiques (idem).
Le côté gris, voire franchement gris foncé de leurs activités permet aussi aux traders de jouer un rôle stratégique lors des conflits armés. Ne vous êtes-vous jamais demandé comment faisaient les rebelles pour se nourrir, se déplacer ou acheter des armes en plein conflit ? Comment ces produits vitaux franchissaient les lignes de front pour arriver dans leurs mains ? De tous temps les traders sont allés là où les “officiels” n’osaient ou ne pouvaient pas. Ils en ont tiré une position unique en matière d’influence et d’entregent.
Alors, peu importe les moyens : jusqu’en 2016 par exemple les entreprises basées en Suisse pouvaient déduire de leurs impôts les pots de vin versés à des agents étrangers. Cette règle a longtemps été en vigueur en France également.
Une telle situation au balcon de la mondialisation a permis à ces sociétés de créer des fortunes absolument phénoménales : chez Glencore, 13 associés se partageaient 29 milliards de dollars de fortune personnelle, en ne rendant de comptes qu’à eux-mêmes. La famille Cargill aux USA est multi-milliardaire depuis 3 générations en achetant et vendant des céréales au monde entier. En spéculant également grâce à des outils financiers venus de la finance traditionnelle. Négocier, c’est anticiper.
Durant la récente pandémie, les traders ont mobilisé tous les moyens de stockage imaginables pour recueillir le pétrole dont plus personne ne voulait en attendant que le marché se retourne. À un moment, l’or noir avait même un coût négatif : les producteurs payaient pour s’en débarrasser. Les négociants mobilisèrent tous les moyens de stockage, y compris le plus grand pétrolier du monde qu’ils mouillèrent opportunément au large de l’Asie du Sud Est. Là où justement l’économie allait repartir en premier, leur permettant de réaliser des marges colossales avec la remontée des cours.
Qui d’autres qu’eux auraient pu organiser ces mouvements, alors que les pays producteurs n’arrivaient même pas à limiter leur production ?
Ce dernier coup spéculatif ne doit pas cacher cependant la tendance à la baisse du rôle et de l’influence des traders. Les États-Unis pratiquent depuis Obama une guerre économique à coup de sanctions et de mises au ban à laquelle les grandes entreprises du négoce n’ont pas échappé. Les banques qui les financent, beaucoup plus exposées, ont cessé de jouer. BNP Paribas par exemple a longtemps participé à l’orgie avant qu’une sanction de 9 milliards de dollars les fasse jeter l’éponge. La Suisse semble elle aussi décidée à nettoyer les écuries d’Augias. L’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine ont accéléré la reprise en main de ces secteurs par le pouvoir politique. Fin de la récré.
Surtout, les pays producteurs et consommateurs ont aujourd’hui une plus grande maturité sur ces sujets. La Chine en particulier, dont la croissance des années 2000 a entraîné un emballement sans précédent du marché des matières premières, joue désormais avec ses propres cartes. Elle a ses propres négociants, rachète les mines, raffineries et toute la supply chain nécessaire à ses approvisionnements. C’est la Nouvelle Route de la Soie. La crise actuelle entre la Russie et le monde occidental devrait encore renforcer leur rôle.
Que faut-il en conclure ?
Alors que le GIEC nous a encore rappelé que le changement, c’est maintenant, on peut légitimement se demander comment diable le plus volontaire des politiques pourrait agir sur ce facteur pourtant essentiel : la production de matières premières.
La focalisation des débats sur le CO2 est vertueuse. La recherche d’une plus grande efficacité énergétique aussi…
Lire notre billet : Dérèglement climatique : les technologies sont-elles le problème ou la solution ?
…mais à un moment donné force est de constater que, en l’absence de maîtrise de la production et des échanges de matières premières, toute politique publique se heurtera au mur de la disponibilité et des prix de celles-ci. Or nous - grandes démocraties occidentales - ne maîtrisons à peu près rien sur ce sujet. À part les taxes sur la consommation bien entendu…dont nous avons vu les limites politiques récemment.
On peut appeler Coluche à l’aide : “si on en achetait pas il s’en vendrait moins”, mais je m’interroge sérieusement sur la capacité des autorités à limiter notre consommation sans maîtriser la production et la distribution. Les éléments les plus stratégiques échappent presque totalement à notre contrôle. Nous sommes hémiplégiques.
Les matières premières ne sont pas un robinet que l’on ouvre ou ferme, et surtout pas depuis des parlements ou des administrations. La maîtrise du supermarché de la planète est pourtant indispensable pour qui veut réellement avoir un impact sur le dérèglement climatique. Si l’on ne veut plus que les richesses du monde soient à vendre au plus offrant, il faut se donner les moyens de les sortir des règles du capitalisme sauvage. Il faut inventer une nouvelle gouvernance mondiale pour remplacer le libre-échange actuel. Nous l’avons fait récemment dans d’autres domaines, et c’est un sacré beau projet pour l’avenir.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La critique du livre dans Le Monde - Les matières premières, « dernier bastion du capitalisme sauvage »
Une vidéo de présentation par les auteurs eux-mêmes Book Club : meet the authors - World for Sale - Vimeo
L’année 2020 et ses prix du pétrole négatifs. What Happened to Oil Prices in 2020
Nouvelle Route de la Soie, la stratégie Belt & Road chinoise. Nouvelle route de la soie - Wikipedia
Sur le besoin en métaux, corolaire de la décarbonation de notre société Métaux : l'angle mort de la transition énergétique
Notre analyse d’Ecotopia, ce roman-utopie des années 70 dans laquelle les habitants s’organisaient pour être autonomes en matières premières. Révolution écologique : un bon récit vaut mieux qu’un long rapport
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
La semaine dernière c’était l’envoi des voeux sur Parcoursup. Certaines formations demandaient aux candidats de rédiger un essai. J’ai bien aimé les 5 questions de Sciences-Po Paris. À laquelle auriez-vous choisi de répondre ?
La semaine dernière c’était aussi le premier tour de l’élection présidentielle. Vous allez sans doute oublier rapidement certains candidats, mais je ne résiste pas à publier ces différents threads très drôles de passionnés de modes de transport qui ont proposé des analogies avec les candidats.
🛩 Si les candidats à l’élection présidentielle étaient des avions
🚂 Si les candidats à l’élection présidentielle étaient des trains
🚜 Si les candidats à l’élection présidentielle étaient des tracteurs
🚲 Si les candidats à l’élection présidentielle étaient des vélos
Si vous cherchez d’autres analogies, ouvrez Twitter et copiez [les candidats à la présidentielle as] dans la section de recherche. La liste s’allonge !
Et aussi….
Une carte interactive pour simuler les itinéraires des vols long courriers. Quand on met la fonction “globe”, on se rend compte pour où passent réellement les vols transcontinentaux Greatcirclemap
Regardez à l’inverse comment apparaissent les pays dans leur “vraie taille” quand ils ne sont plus “dépliés” sur un globe (dérouler les commentaires) Brazil’s coast measured in Californias
Connaissez-vous le principe du “café suspendu” ? Prendre un café pour soi et en payer deux pour permettre à celui ou celle qui n’en a pas les moyens d’en bénéficier plus tard. Ce site recense les établissements qui pratiquent cette forme de don dans votre ville. Coffeefunders
Et enfin, une scène qu’on croirait tout droit sortie d’un film de science-fiction, mais qui s’est déroulée ces jours-ci à San Francisco : des policiers tentent d’interpeler un véhicule sans conducteur
Aucun candidat n’a pourtant été comparé à une voiture autonome 🤖
C’est fini pour aujourd’hui.
Pas de lettre les deux prochaines semaines : on se retrouve le 3 mai
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Et n’oubliez pas la seconde newsletter de 15marches, Futur(s) :
👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
Pour ma part je vous dis : à mardi prochain !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Merci Stéphane, très éclairant et passionnant !
Vertigineux, merci Stéphane pour le coup de lampe de poche dans le recoin... (et un livre de plus à lire dans la pile "recommended by 15 marches")