Le véhicule autonome est-il le futur des transports publics ?
Le véhicule autonome transporte désormais des passagers sans conducteur. Mais qu'allons-nous en faire ? Décryptage avec 3 spécialistes de la mobilité #275
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🧭 De quoi allons-nous parler
Après nous avoir vendu du rêve dans les années 2010, on croyait les véhicules autonomes perdus dans les oubliettes de l’histoire aux côtés des lunettes connectées et autre metaverse. Et pourtant, ils roulent ! Loin des feux de la rampe, plusieurs entreprises ont continué à développer leurs technologies jusqu’à atteindre un niveau de sécurité et de performance suffisants pour transporter du public sans safety driver. De San Francisco aux mégalopoles chinoises, des services de mobilité autonome sont utilisés quotidiennement. Ils roulent, mais en voulons-nous encore ? J’ai interrogé trois spécialistes de la mobilité : Xavier Tackoen (Espaces-Mobilités) , Grégoire Bonnat (ex- Padam) et Benjamin Beaudet (beti), pour tenter de comprendre ce que les véhicules autonomes pourraient apporter aux transports publics.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Quel avenir pour les véhicules autonomes ?
Don’t believe the hype
Grégoire Bonnat, co-fondateur de Padam Mobility (rachetée par Siemens) réagit tout d’abord aux annonces tonitruantes de Tesla : “Pour le grand public Tesla est en pole position sur le véhicule autonome comme l’a encore montré la présentation récente de ses Robotaxi et Robovan.
Le robotaxi de Tesla. Source : Numerama
Tesla a fait le choix de ne pas mettre de LiDAR, jugé trop cher. Sa solution s’appuie uniquement sur des caméras et l’analyse d’images. À mon avis ils se sont plantés sur ce calcul. Le coût du LiDAR a baissé et les données recueillies sont beaucoup plus riches. Sur l’échelle des 5 niveaux d’autonomie le FSD (Full Self Driving) de Tesla atteint à peine le niveau 2-3. Ils ne peuvent rien garantir en matière de sécurité et leur dispositif est toujours interdit dans l’Union Européenne. En comparaison Waymo, qui fait beaucoup moins de bruit, est au niveau 4 depuis 2020. Aujourd’hui Waymo a des statistiques opérationnelles qui montrent que son service est compétitif avec ceux opérés par des conducteurs. Il atteint ce niveau à l’échelle d’une ville et non pas d’une seule rue. En Chine WeRide et Baidu sont également à ce niveau, de même qu’en Europe les navettes d’EasyMile et Navya”.
La gamme de “produits” de WeRide, du taxi au véhicule de livraison. Source : weride.ai
Comment se déroule un voyage en robotaxi ?
Xavier Tackoen, fondateur d’Espaces-Mobilités : “On a fait des dizaines de courses en robotaxis à San Francisco et Phoenix. Toutes les personnes que nous avons accompagnées ont pris en main très rapidement le service. Au bout de 10 à 20 courses, quand tu repasses dans un Uber, tu ne te sens pas bien. Tu te rends compte qu’un chauffeur Uber est moins performant qu’une machine et ça c’est très perturbant. Tant que tu n’as pas vécu ce qu’était un robotaxi et que tu n’as vu que des vidéos sur YouTube tu ne peux pas te rendre compte de toute l’écosystème qu’il y a autour. L’application est très bien faite. Quand tu rentres tu as une petite musique un peu “ascenseur”, ton nom est affiché, au début la voiture t’explique ce qu’elle fait. Par exemple si elle ne démarre pas directement elle dit : “je vais bientôt démarrer mais je laisse passer les piétons”. Tu as tout un écosystème comme cela qui te met parfaitement en sécurité, te fait mettre ta ceinture. Tu as les deux écrans qui te montrent ce que la voiture voit : tu te rends compte qu’elle voit tout en fait. Et puis après c’est hyper smooth comme trajet. Même quand tu roules 25-30 minutes tu fais complètement abstraction du fait que tu es conduit par un robot. Le défi reste les zones de dépose et reprise. Pour l’instant il y a 400 véhicules dans San Francisco, ça ne pose pas encore trop de problèmes. Idem pour WeRide à Roland Garros, où l’on a constaté que les dépose-reprise restent un élément problématique. À part cela tu as une expérience parfaite. Aujourd’hui le service fonctionne à Phoenix, San Francisco et Los Angeles. Ils sont en train de le tester sur des territoires avec des contraintes météo plus fortes - neige,... - ils veulent garantir que ce soit parfait pour pouvoir scaler”.
Vont-ils vraiment partout ?
Xavier Tackoen : “Non, ils ne vont pas toujours sur les voies rapides. À Phoenix oui et notamment la desserte de l’aéroport. À San Francisco ils sont encore en négociation avec l’aéroport SFX. Seul le transport du personnel de Waymo emprunte les voies rapides. Par ailleurs les itinéraires choisis sont les plus adaptés à la conduite autonome, et ils respectent aussi scrupuleusement les limitations de vitesse. Ils ne vont pas brûler un feu, même à l’orange. Ce qui explique que pour l’instant un robotaxi est plus lent qu’une course en Uber”.
Que leur manque-t-il ?
Ok donc, les robotaxis roulent, mais cela suffit-il à en faire des moyens de transport efficaces ? Écoutons à nouveau Grégoire Bonnat : “Le cap technologique est atteint, mais cela représente seulement 50% du boulot. Opérer un service de mobilité avec des clients qui entrent et sortent du véhicule alors qu’il n’y a aucun personnel à bord fait apparaître une foule de nouveaux problèmes. Par exemple : me suis-je arrêté là où il fallait ? Combien de clients attendent mon véhicule ? S’agit-il des bons clients ? Sont-ils tous montés à bord ? Sont-ils à mobilité réduite, y a-t-il des enfants ? Dans un véhicule autonome, quid d’une agression, d’un incendie, de quelqu’un qui quitterait le véhicule dans un embouteillage ? Tout ce qu’un conducteur peut prévenir, empêcher ou au moins signaler, comment le traiter dans une machine ? Même quand tout se passe bien, quelles interactions prévoir avec les passagers, comment ne pas leur faire peur, quelle dose d’écrans, d’entertainment ? Un système automatisé doit prévoir un niveau de redondance énorme.
Xavier Tackoen apporte une partie de la réponse : “Waymo a développé des compétences à travers les télé–opérations. Si tu as un problème, la voiture prend contact avec un opérateur. L’opérateur ne va jamais pouvoir conduire la voiture à distance. La voiture lui envoie des questions binaires : “est-ce que la voie devant moi est fermée pour cause d’incendie ?” La réponse est : oui ou non. Il n’y a pas de télé-conduite, il y a une télé-opération. C’est très bien décrit sur le blog de Waymo (voir Fleet Response).
Dans un secteur touristique de San Francisco avec beaucoup de piétons nous avons été en contact en audio avec une télé-opératrice qui nous a dit qu’elle donnait des indications à la voiture, puis le trafic est devenu plus fluide et c’est reparti. Elle avait appuyé sur A ou B puis elle a disparu en disant au revoir Xavier, bonne journée. C’est hyper personnalisé, les gens parlent un anglais nickel, tout est hyper qualitatif.
En cas de problème avec les services d’urgence ils ont développé des formations pour les agents de police et les pompiers. Les voitures peuvent détecter si c’est un agent assermenté et interagir avec lui. Enfin si besoin en cas de tempête par exemple il est possible de mobiliser des safety drivers pour reprendre le volant. C’est pour cela qu’ils brûlent un cash phénoménal, c’est parce qu’ils conservent des équipes en veille. On ne sait pas chez Waymo mais chez Baidu ils parlent d’un opérateur pour deux voitures.”.
Qui pourrait fournir ces prestations ?
Grégoire Bonnat : “Les Américains (Waymo, Cruise) veulent fonctionner en full stack et tout faire du début à la fin, sauf produire la voiture. Ils veulent gérer toute la relation avec les usagers ainsi que les problèmes opérationnels.
Xavier Tackoen : “Aujourd’hui l’un de leurs gros défis pour scaler c’est la partie opérations hors voirie. Waymo a un accord avec Transdev pour la partie maintenance et nettoyage. Sinon il y a toute une partie des opérations qui est automatisée : les voitures reviennent seules au dépôt, se garent toutes seules. C’est ce qui m’a semblé le plus futuriste, encore plus que voir les voitures dans la ville. Le véhicule va indiquer sur son LiDAR “j’ai besoin d’être rechargé”, “j’ai eu tel problème pendant le trajet”. Il fait son auto-diagnostic. Pour le moment avec les Jaguar il n’y a pas de recharge automatique. Mais Tesla a présenté une recharge par induction”.
Grégoire Bonnat : “On pourrait travailler différemment. Un opérateur mettrait en oeuvre différentes technologies, avec différents partenaires ou groupements de partenaires différents. Cela offrirait plus de concurrence et de variété. Certains fournisseurs livreraient une partie du système, d’autres des sous-systèmes comme Padam Mobility qui sait mettre des technologies dans les mains des opérateurs et des autorités organisatrices de mobilité. Le soucis en Europe est qu’il y a beaucoup de projets autour de 10 millions d’€ mais on manque encore d’un véritable déploiement commercial en ville avec 50 véhicules. Ma vision est qu’un tel service pourrait prendre une bonne partie de l’usage des taxis et des transports collectif hors “massifiés”. Là où l’on constate beaucoup de déplacements mais pas de quoi remplir un bus. La bonne ambition est de se dire que ça ne va pas coûter plus cher qu’un service de transport à la demande : de l’ordre de 100 000€ par véhicule et par an. Peut-être que le déclic viendra de startups comme beti”.
Et justement, nous avons interrogé Benjamin Beaudet, directeur général de beti à sa descente d’avion de Chine où il venait de signer un accord avec WeRide : “Depuis le début d’année on porte le message suivant : l’Europe a perdu la bataille de la conduite automatisée. Navya a été repris par une société japonaise. Easymile est en procédure collective. Les industriels passent d’une stratégie d’intégration verticale “on fait tout de A à Z, du véhicule aux opérations” à un modèle plus horizontal de combinaison de différentes technologies et savoir-faire. La technologie seule n’a jamais fait un service de transport. Si l’Europe peut peser sur le marché c’est dans la gestion des circulations. Ce que l’on appelle chez beti l’Hypervision.
Pendant l’hiver Uber a cherché à nouer des partenariats stratégiques avec des opérateurs de mobilité autonome en évitant cependant les pays de l’Union Européenne. Un service serait en cours de préparation aux Émirats Arabes Unis. On se dirige vers un modèle proche de celui des compagnies aériennes. Des entreprises comme Uber qui assurent un service en s’appuyant sur des fournisseurs de matériel, motorisations, technologies et services au sol.
En France WeRide s’est associé à beti et Renault. La réglementation française est complète avec des processus de certification et d’homologation. Nous sommes en avance sur les USA qui n’ont pas encore de réglementation unifiée au niveau fédéral. Il y a encore besoin d’une harmonisation au niveau européen mais cela progresse”.
Demain des véhicules autonomes dans les réseaux de transport public ?
La Macif, partenaire de beti, a publié un Index de préparation des territoires à la mobilité automatisée avec la Communauté d’Intérêt Movin’On (lien plus bas). L’intérêt global pour la mobilité automatisée est qualifié de modéré avec 8,8/20. La connaissance des offres, réglementation,…est très faible : 4,8/20. Sur les 35 agglomérations les plus “impliquées”, 9 ont déjà expérimenté une navette autonome et une seule envisage d’en déployer dans les 5 ans.
Grégoire Bonnat : “Là où l’opportunité est la plus élevée c’est le transport à la demande ou le taxi. Rendre autonome un bus en plein Paris est techniquement plus complexe et économiquement moins intéressant. Même si la conduite a un coût, la fréquentation en secteur dense est suffisante pour rentabiliser économiquement ces lignes. Le coût de conduite sera relativement faible par rapport au coût total de la ligne. Ce qui n’est pas le cas dans des secteurs moins denses où la mobilité autonome trouverait son modèle économique”. beti qui promeut l’usage de navettes autonomes en zones rurales ne dit pas autre chose. Benjamin Beaudet : “Nous entrons désormais dans une nouvelle ère du transport public. La balle est dans le camp des autorités organisatrices de mobilité”.
Face à la pénurie de conducteurs et d’argent public, les autorités vont-elles saisir cette balle au bond ? Qu’en pensez-vous ?
Je serai aux côtés de Xavier Tackoen pour un Live Twitch sur l’innovation ce matin mardi 17 décembre de 9h30 à 11h30. Vous venez ? 📺 La TV de Davanac
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Les 6 niveaux d’autonomie selon la SAE - SAE J3016 Levels of driving automation
Les 5 “produits” (véhicules autonomes) du chinois WeRide. WeRide
LiDAR ou pas LiDAR ? Ce blog vous dit tout sur les technologies essentielles à la mobilité autonome - A Short Introduction to Automotive Lidar Technology - Vik’s newsletter
The winner takes all : GM jette l’éponge après avoir investi 9 milliards dans le véhicule autonome de Cruise. GM calls it quits on Mary Barra’s $50 billion robotaxi dream.
Embarquez en Waymo, allez à la rencontre de Tesla, Nuro, Pony et Google Maps avec Xavier Tackoen à San Francisco. (YouTube) :
Index de préparation des territoires à la mobilité automatisée - La Communauté d'Intérêt Movin'On sur le Véhicule Automatisé, pilotée par la Macif. Communiqué de presse
C’est dur à entendre mais “il est aujourd’hui en moyenne moins coûteux pour la société de se déplacer en voiture qu’en transports en commun” - Mobilité du quotidien : l’indispensable révision du modèle économique des transports publics (2) - Jean Coldefy - La Grande Conversation.
Il manque plusieurs centaines de milliers de conductrices et conducteurs routiers en Europe, et l’avenir sera pire en raison de la pyramide des âges défavorable - Global truck driver shortage 2023 - étude de l’IRU
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J’expédie des exemplaires dédicacés d’Après la Tech jusqu’au 20 décembre inclus. De quoi bien commencer l’année et soutenir mon travail. Merci d’avance !
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C’est terminé pour cette année !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
La classification des niveaux d'autonomie de la SAE est problématique à différents égards. Certains ont proposé des alternatives. Voir notamment https://www.templetons.com/brad/robocars/levels.html et https://www.thedrive.com/tech/20553/the-language-of-self-driving-cars-is-dangerous-heres-how-to-fix-it
J'ai travaillé 2 ans sur les projets de véhicules autonomes de Renault Nissan. Ma page Medium regroupe certaines réflexions suite à ce travail https://medium.com/@Jean230497/4-choses-que-jai-apprises-au-cours-de-ma-th%C3%A8se-sur-le-v%C3%A9hicule-autonome-e1a038c13f4