L'électricien, le mot de passe et la smart city
Arrêtons de rêver à une smart city hors sol et penchons-nous sérieusement sur les contraintes et réalités du terrain pour les projets numériques #278
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Il y a des moments dans la vie où tout semble s’enchaîner parfaitement. D’autres à l’inverse où tout semble partir en sucette selon la célèbre Loi de Murphy. Et puis, il y a ces instants suspendus où des évènements disparates semblent suivre une logique que vous êtes le seul à comprendre. C’est ce qui m’est arrivé récemment.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : l’électricien, le mot de passe et la smart city.
Les trois pompiers sont là, énormes dans leurs tenues réfléchissantes, ne sachant où se mettre dans l’entrée étroite de ma maison. L’un d’eux pointe une caméra thermique vers le boîtier noirci et dit simplement “20 degrés, ça a l’air bon”. Par la fenêtre je vois les lumières bleues et oranges qui illuminent la nuit glacée. Ce samedi soir commence mal. Quelques minutes auparavant, une odeur de plastique brûlé avait interrompu notre départ chez des amis. Le boîtier au-dessus de mon compteur électrique était littéralement en train de fondre sous nos yeux. Une pièce posée la veille par Enedis pour permettre justement d’augmenter la puissance de notre installation électrique. Oups.
“On les a appelé, ils arrivent”, dit sobrement celui qui semblait être le chef des pompiers. Manifestement ils ne pouvaient pas quitter mon entrée tant que les électriciens n’étaient pas là. Vaguement rassuré, j’entamais une timide conversation avant que l’arrivée de trois véhicules bleus ne libère les soldats du feu. Tous les voisins étaient à leur fenêtre pour assister au ballet des gyrophares.
J’observais maintenant les trois jeunes électriciens casqués. Après avoir monté et descendu plusieurs fois la nacelle pour examiner le “plat de nouilles” des branchements aériens sur la rue, ils décidèrent de couper le courant dans tout l’îlot pour intervenir tranquillement chez moi. Les voisins se souviendraient décidément de cette soirée.
Une demi-heure plus tard, tout était réglé. La valeureuse équipe emportait le boîtier coupable et repartait vers d’autres urgences. Note pour moi : réinstaller mes détecteurs de fumée.
Image réalisée sans trucage pendant la demi-heure de soleil du mois de janvier (Rennes).
La semaine suivante, j’ai été interviewé par un cabinet d’études au sujet de “l’impact de l’IA sur la smart city” . Nous avons parlé cas d’usage des intelligences artificielles, taux d’erreurs acceptable, gouvernance et décision basée sur des données. La même semaine j’ai également rencontré plusieurs collectivités territoriales dans le cadre du déploiement de DiaLog, la startup de numérisation de la réglementation routière que j’accompagne depuis 3 ans. Des discussions essentiellement techniques sur les possibilités de s’interfacer avec les systèmes d’information en place pour récupérer les données.
Vous pensez peut-être que ces trois évènements n’ont rien à voir ? En réalité il s’agit selon moi exactement du même sujet. Je m’explique.
Mon point de vue sur la smart city a peu changé depuis cet article écrit il y a bientôt 10 ans. La smart city est une invention marketing d’offreurs de solutions. Elle correspond à une vision hors sol d’un numérique calculateur, centralisé et propriétaire. Par calculateur, j’entends : centré sur l’optimisation et la prévision. Par centralisé et propriétaire, j’entends : la fourniture de solutions “clés en main” dans lesquelles la collectivité a peu de marge de manoeuvre. Or j’expliquai en 2015 qu’il y avait d’autres scénarios possible pour cette “ville numérique” (vous noterez que j’étais encore assez optimiste sur la toute jeune FrenchTech et que le Minitel hantait encore les esprits. Certains articles vieillissent mal…).
Schéma issu de l’article 4 scénarios pour la ville numérique, 15marches (2015).
Dans la “Ville IBM”, la promesse était d’offrir à Mme ou Mr le maire un grand tableau de bord pour agir sur toutes les fonctions de la ville, tel le poste de pilotage d’un engin de chantier. Les données y défilent comme dans Minority Report. Or, ai-je expliqué, Mme ou Mr le maire ne prend pas beaucoup de décisions basées sur des données. En tout cas pas sur celles qui pourraient provenir d’un “boulevard connecté” ou d’un “jumeau numérique”. D’ailleurs à part dans quelques villes nouvelles le concept n’a pas connu le succès prédit par les grands cabinets de conseil.
Cela étant posé, l’apport de l’intelligence artificielle à cette smart city-là sera forcément limité. Le machine learning et le deep learning permettent déjà d’optimiser et modéliser des flux (mobilité, énergie, déchets, assainissement,...), majoritairement d’ailleurs pour le compte d’acteurs privés. En revanche les cas d’usage de GPTs et autres modèles génératifs ne sont pas si évidents. La crise immobilière par exemple ou la question complexe de l’artificialisation des sols ne dépendent pas de meilleures simulations. Elles nécessitent de la concertation, de la pédagogie et du courage politique. Choses pour lesquelles l’IA générative ne pourra pas grand chose. Cela n’empêchera pas les solutions de fleurir dans les catalogues des offreurs de solutions, comme au bon vieux temps.
Visuel extrait d’Un monde sans fin, Jancovici et Blain. Dargaud (2021)
Quel rapport me direz-vous avec la mise en oeuvre de DiaLog et ma fièvre du samedi soir ? J’y viens.
DiaLog est une solution conçue et développée par l’État pour permettre aux collectivités d’ouvrir et partager simplement leurs données de réglementation routière. Imaginez : vous travaillez à la Direction de la Voirie, un programme de travaux est prévu dans l’artère principal de votre agglomération pendant une semaine et vous souhaitez qu’un maximum d’usagers de la route soient informés de sa fermeture. Grâce à DiaLog, dès que l’arrêté qui instaure la coupure sera publié, les données seront transmises aux calculateurs d’itinéraires comme Waze, Tom Tom, Here,...les itinéraires proposés éviteront instantanément ce secteur. D’autres réutilisateurs pourront également les récupérer gratuitement et librement sur le P.A.N.
Smart non ?
Aujourd’hui la principale difficulté que nous rencontrons pour déployer DiaLog sur tout le territoire n’est pas commerciale. Les élus sont enthousiastes à l’idée de mieux diffuser leur politique de mobilité. Des centaines de collectivités ont créé un compte et nous sommes en contact direct avec les 30 plus grandes métropoles du pays. Le principal obstacle est technique : il s’agit de connecter des solutions numériques existantes à notre propre solution. Ces collectivités utilisent souvent des logiciels de saisie et gestion des documents. Nous avons conçu pour DiaLog une fonctionnalité qui permet de récupérer les données simplement “depuis” ces solutions, par le biais d’une interface appelée API (interface de programmation applicative).
Oui mais voilà, tous les gens de terrain le savent : ce qui est simple sur papier (glacé) l’est moins “dans la vraie vie”. Malgré toute la bonne volonté de nos interlocutrices et interlocuteurs, la “connexion facile” est en réalité semée d’embûches diverses et variées. Derrière le terme “système d’information” se cachent de multiples cas de figure en matière d’organisation, de logiciels, de mode d’installation, de droits d’accès, de contrats,...De même que l’installation d’un nouveau logiciel sur votre PC peut imposer des mises à jour, voire plus, connecter deux solutions peut nécessiter des adaptations, qui passent par des autorisations, qui elles-mêmes passent par des recherches de qui fait quoi,...
On est pas si loin finalement de mes 3 électriciens en train de chercher le bon câble dans la nuit à 4 mètres de hauteur. Sauf que les Directions de Services Numériques sont rarement autorisées à “couper le courant dans tout l’îlot” pour tester une nouvelle solution, quelle que soit l’opportunité de ce test.
Vous comprendrez maintenant pourquoi j’accueille avec un certain recul les discussions sur le “potentiel de l’IA pour la smart city”. Non seulement le concept de smart city se heurte rapidement à la réalité des installations, infrastructures et systèmes existants (le fameux “plat de nouilles”). Mais lorsqu’il paraît si compliqué - et justifié, encore une fois, c’est juste la vraie vie - d’installer une nouvelle solution, qui plus est en version beta, sur un système existant, on se demande bien ce que l’IA pourrait y apporter. Vous voulez installer de l’IA dans ma ville ? Aidez-moi d’abord à retrouver le mot de passe du PC sur lequel est installé le logiciel de saisie.
Visuel de xkcd détourné par mes soins.
Encore une fois, n’y voyez aucune critique de ma part. J’ai beaucoup de respect pour les DSI - appelés maintenant DSN pour direction des services numériques. Ce sont les gardiens du temple. Grâce à elles les services (numériques) fonctionnent. C’est déjà beaucoup. Elles gèrent des milliers de problèmes dont nous n’avons pas même conscience. L’innovation, elles adorent, tant que cela ne vient pas couper le courant un samedi ou, pire, mettre le feu à la baraque (c’est une métaphore hein, j’espère que vous me suivez). Contrairement aux startups qui se pressent dans leur salle d’attente, les DSN ne partent pas de zéro. Dans tout système informatique il y a un logiciel ancien qui tourne quelque part, un environnement à clarifier, une interface qui n’est pas à jour, un mot de passe qui manque. Chacun rêve de tout remettre à plat mais voilà, si tous les systèmes d’information ne ressemblent pas au plat de nouilles de mon réseau électrique, il y a rarement de “Grand Soir” en informatique.
J’ai été surpris de trouver presque mot pour mot ce raisonnement dans le Plaidoyer pour les grandes infrastructures numériques de partage de données de Laura Létourneau (Terra Nova, 2024):
“Pour que les acteurs publics puissent « dérouler » efficacement les politiques publiques qu’ils ont promises, il est donc indispensable qu’ils mettent sur pied et pilotent les infrastructures de partage de données nécessaires. Si on continue collectivement de bricoler, en demandant à chaque maison du bidonville de tirer ses propres lignes électriques et de gérer ses eaux usées et ses déchets, non seulement ce n’est efficace pour personne et on ne construira pas de grande ville, mais il est possible qu’un scandale sanitaire finisse par éclater. Les infrastructures de partage de données sont un sujet régalien, indispensable pour que l’administration travaille efficacement et pour garder les démocraties vivaces”.
Je suis ravi que l’on parle enfin d’infrastructures de données et un peu moins de smart city, surtout au moment où les USA rivalisent d’annonces d’investissements colossaux dans le secteur. Il est temps d’urbaniser le bidonville pour reprendre l’expression, et d’y consacrer moyens et méthode. J’espère simplement que l’ensemble des acteurs prendra plus conscience de la vraie vie et de ses contraintes locales lorsqu’il s’agira de “dérouler des politiques publiques”. Commencer par retrouver le mot de passe avant de rêver à la ville du futur.
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📆 Agenda
Jeudi 30/01 je serai à la soirée des Tendances 2025 de L'ADN à la Cité internationale universitaire de Paris à l’occasion de la parution de la 6ème édition du livre des Tendances pour lequel j’ai été interviewé.
Vendredi 31/01 je participerai à une table ronde sur les nouveaux modèles économiques lors de la Journée d’études de la Ligue de l’Enseignement.
Je me suis inscrit pour la Journée de l’Écoconception numérique le 6 février. Vous venez ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article 4 scénarios pour la ville numérique de demain - 15marches (2015)
L’article À quoi sert l'intelligence artificielle dans la mobilité ? - 15marches (2024)
Le visuel original de xkcd - Dependency
Le rapport Plaidoyer pour les grandes oubliées : les infrastructures publiques de partage de données - Laura Létourneau - Terra Nova
The Stargate project d’OpenAI - Wikipédia en français.
Le site de DiaLog, startup d’État de numérisation des données routières.
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Parlez-vous IA ? Le Ministère de la Culture recommande 50 termes français en lien avec le domaine de l’”intelligence artificielle”, appellation parue pour la première fois en 1989. 50 termes clés de l’intelligence artificielle - Langues françaises et langues de France
Le Dernier Examen de l’Humanité. Les grands modèles du marché ont été testés sur la base de 3000 questions (super balaises). Les résultats s’étalent entre 3 et 10% de réponses correctes. Cela donne une idée du chemin à parcourir pour la “super-intelligence” promise - Lastexam.ai
C’est la 7ème édition du Stanford AI Index Report. Depuis 2017 la célèbre université sonde les évolutions de l’intelligence artificielle. L’édition 2024 vient de sortir. Stanford AI Index Report
Les constructeurs américains ont vendu les données de comportements des automobilistes américains sans leur consentement aux assureurs afin qu’ils adaptent leurs tarifs. Automakers Are Sharing Consumers' Driving Behavior With Insurance Companies - The New York Times
Après ça vous vous demandez toujours à quoi servent les réglementations européennes sur la protection des données ?
Concevoir des vélos, ce n’est pas si simple : la startup française Angell s’y est brûlée les ailes. Clap de fin pour les vélos Angell
Pour terminer, cet étonnant site d’archives du design de Nokia. J’adore la navigation dans le réseau - Nokia design archives
💬 La phrase
“Il est impossible de raconter la vie d’une personne. Le mieux qu’on puisse espérer est de capturer le Rosebud, le mystère de chacun. Au bout du compte toute existence est une énigme jusqu’à ce qu’on en trouve la clé”. David Lynch (1946-2025).
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.