📱SNCF Connect : 5 leçons d'un lancement qui n'a pas marché
Au-delà du SNCF-bashing, que pouvons-nous apprendre du lancement de leur nouvelle application ? Qu'en retenir sur la gestion du changement, le marché du MaaS et la culture numérique ? #182
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💌 Vous et moi
J’évite en général de crier avec les loups en réagissant à chaud à l’actualité. Mais s’agissant d’un sujet sur lequel je travaille depuis une dizaine d’années, il m’était difficile de passer à côté du lancement de la nouvelle appli SNCF Connect.
Le pari de SNCF était audacieux - nous allons voir en quoi - et le résultat est pour le moment plus que mitigé. Comme disait le Président de la République à propos du lancement d’une autre application mobile : “ce n’est pas un échec : ça n’a pas marché”.
Mon défi cette semaine est de parvenir à retirer quelques enseignements qui puissent servir à toutes celles et ceux qui ont la responsabilité de lancer une solution numérique, a fortiori si celle-ci concerne la mobilité.
Comme d’habitude vous trouverez dans la rubrique suivante des liens pour approfondir et pour ceux qui ne sont pas intéressés par les problèmes d’applis (je vous comprends) notre moisson du web dans la dernière rubrique.
Bonne lecture !
“Une fenêtre Google dans une page Yahoo !” pourrait être un descriptif de la home page du nouveau site SNCF
🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué
J’ai choisi de formuler 5 questions que je me pose après avoir testé l’appli et lu beaucoup de commentaires.
Pourquoi lancer la nouvelle version en une fois pour tous les utilisateurs ?
Les spécialistes en psychologie comportementale et les hommes politiques le savent bien : les gens ont horreur du changement. Très concrètement, ils sur-évaluent les points positifs de ce qu’ils utilisent déjà et sur-évaluent les défauts des alternatives qu’on leur propose. Nous évoquions d’ailleurs la semaine dernière le poids du sentiment de propriété dans nos décisions.
Ce sentiment est évidemment accentué en période de départ en vacances. Alors que le mois de janvier a été pour beaucoup un enfer en termes d’organisation, les vacances de février étaient pour beaucoup le moment de se retrouver. Congés, familles recomposées, enfants voyageant seuls,... stress maximal donc quand il faut dénicher les bons billets de train.
Vous me répondrez : en cherchant bien dans les 52 semaines de l’année il n’y en a jamais une de tranquille ! C’est certainement vrai. Mais, s’agissant d’un outil devenu essentiel pour des millions de voyageurs vu la disparition des guichets, le lancement général représentait un risque élevé.
Pourquoi ne pas avoir lancé graduellement les différentes fonctionnalités nouvelles ? Cibler certaines populations pour lancer chaque fonctionnalité progressivement, et pouvoir revenir en arrière si besoin. Comparez avec vos proches les fonctionnalités dont ils disposent sur des apps similaires aux vôtres : il est fort probable qu’elles soient légèrement différentes. Et ce n’est pas qu’une question de version. Facebook par exemple pratique des expérimentations à très grande échelle. Selon leur place dans l’organigramme, les Products Owners demandent une “Nouvelle-Zélande”, ou une “Irlande” pour tester la nouvelle version de leur produit. Ils peuvent alors la déployer uniquement auprès des résidents de ces pays, dont ils observent ensuite à la loupe les comportements avant de les généraliser ou pas. Et que dire d’Amazon qui modifie ses applications plusieurs fois par jour !?
SNCF possède certainement une mine de données permettant de segmenter finement ses clients. Pourquoi ne pas lancer par exemple le mode sombre d’abord auprès de personnes ayant un profil plus sensible aux aspects environnementaux ? Les plus grands utilisateurs de TGV auraient pu eux conserver le “gare à gare” dans un premier temps, au moins en option. Enfin, vous voyez l’idée.
On ne lance pas une solution numérique comme un nouveau shampoing ou un nouveau TGV.
Pourquoi avoir supprimé la “fenêtre gare à gare” ?
J’ai rédigé un post LinkedIn sur ce sujet dont le succès m’a surpris : 26 000 vues et près de 100 commentaires (voir plus bas). J’y soulignais l’enjeu d’un des changements les plus décriés : le remplacement des traditionnelles fenêtres “de” (origine) et “à” (destination) par une fenêtre unique “à la Google”. L’internaute est sensé taper “je veux aller de Rennes à Thun en Suisse en passant par Lausanne” et recevoir une offre de services de bout en bout. Comme je l’ai écrit, ce changement est audacieux, car il représente une offre de service radicalement différente : SNCF ne vous propose plus une solution de gare à gare (train ou autocar), mais de point à point. Pour quelles raisons ? Pour vous vendre une course de taxi, un ticket de bus, un vélo à louer,…en plus du train. Sans doute aussi pour favoriser le “transfert modal” et sortir les gens de leur voiture ou leur siège d’avion.
Nous sommes là quelque part entre le délire du chercheur qui veut pousser son calculateur d’itinéraires “de partout vers partout”, et l’hubris du responsable produit qui pense devenir le Amazon de la mobilité d’un coup de téléchargement magique. Et puis quand on a 15 millions d’utilisateurs, c’est tentant d’essayer de leur vendre des services supplémentaires (on appelle cela “monétiser l’audience”). Surtout que, comme vous l’avez sans doute remarqué en essayant de comprendre les tarifs et les itinéraires proposés par l’app SNCF : la transparence des algorithmes, c’est pour les autres.
OK, mais faut-il revenir en arrière ?
Attention, cette fenêtre de recherche ubiquitaire est ni plus ni moins la réponse à la promesse de nombreux projets d’applis "MaaS” que je vois passer. Elle peut désorienter celui ou celle qui ne veut qu’un simple billet de TGV, mais elle fait le job : proposer des solutions de point à point à partir d’une simple demande en langage courant. Sans connaître le détail de la demande, point d’offre bout en bout.
Une marche arrière de SNCF Connect sur ce point enterrerait de facto beaucoup de projets similaires ailleurs, a fortiori s’ils n’ont pas une base installée de 15 millions d’utilisateurs.
Pourquoi (encore) une nouvelle marque ?
Les plus vieux d’entre vous se souviennent sans doute des marques “iD” -TGV, -Bus, -Vroom,…Puis est arrivée la série “Oui” déclinée en TGV (InOui et OuiGo la version low price), autocar (Ouibus, cédé à Blablacar) et…information avec Oui.sncf, devenue… SNCF Connect.
Pourquoi diable changer encore de marque, hormis faire travailler les agences de communication ? S’agit-il de ré-affirmer la position centrale de SNCF, là où les précédentes s’inscrivaient dans une logique de filialisation ? Comment cela va-t-il s’accorder avec la myriades d’autres marques de services “conventionnés” : TER, Transilien et les centaines de noms de réseaux exploités par la filiale Keolis ? Vont-elles renvoyer vers SNCF Connect pour leur information voyageur ou conserver leurs propres applis ?
Je pencherais pour la seconde : le modèle visé est sans doute celui des super-apps chinoises comme WeChat, AliPay ou encore Grab (Singapour). Ces apps proposent de faciliter les déplacements, mais également le paiement, des micro-crédits, la livraison de repas, l’achat de billets de spectacles,…Elles sont over the top : au-dessus de tous les autres services qui ne sont plus que des boutons sur l’écran d’accueil.
Mais attention, les conditions dans lesquelles ces super-apps se sont développées n’ont pas grand chose à voir avec la situation française. Aux USA par exemple aucune super-app n’a jamais réussi à émerger, pas plus qu’en Europe.
Pourquoi ne pas s’appuyer sur les communautés ?
On arrive dans le dur.
SNCF a l’habitude d’être la cible de déchaînements de haine, en provenance d’un vaste spectre d’utilisateurs allant du banlieusard à la demi-célébrité agacée par le retard de son TGV. L’établissement bénéficie heureusement du soutien inconditionnel d’une large frange de la population, que les mauvaises langues situent parmi ceux qui ne l’utilisent pas. Cette relation très particulière que beaucoup de Français entretiennent avec SNCF devrait prendre progressivement fin avec l’ouverture prochaine à la concurrence. L’entreprise va se banaliser, et c’est tant mieux.
Plus globalement, une large majorité de la population adore le train et plébiscite l’usage des transports collectifs et du vélo, même s’ils ne les utilisent pas. SNCF est donc installée sur un capital sympathie colossal, surtout auprès des plus sensibles aux questions environnementales (comparez par exemple à Air France ou Enedis : c’est plus compliqué). Le succès de Railcoop est sur ce point très intéressant. Le train c’est l’avenir désiré.
Ne serait-il pas temps pour la vénérable SNCF de changer de posture et être moins sur la défensive (je n’ai pas écrit “condescendante” même si je le pensais très fort) ? Je ne parle pas tant de relation-client que de relations avec l’écosystème : fournisseurs, agents de voyages, commerçants, entreprises, et même concurrents…Comparaison n’est pas raison, mais regardez ce qu’a fait Microsoft vis-à-vis de la communauté des développeurs. D’abord conspuée, l’entreprise hégémonique s’est peu à peu transformée, éditant des blogs par produits, ouvrant ses services et sa culture, jusqu’au rachat récent de GitHub dont, rappelons-le, ses ingénieurs étaient devenus les premiers contributeurs.
Personne ne réussira tout seul dans l’économie numérique. La coopération compétitive, aussi appelée co-opétition, est le nouvel art de la guerre. Le secteur des mobilités s’est énormément développé et rajeuni durant les 10 dernières années : la SNCF a toute sa place pour en devenir un acteur majeur, si elle accepte de changer de posture et devenir un facilitateur et un accélerateur de la réussite des autres. En d’autres termes (numériques) : une plateforme.
Pourquoi faire une app alors qu’on peut faire une plateforme ?
Le terme “plateforme” est souvent galvaudé ou utilisé à mauvais escient. Une application qui distribue ses services et les services d’autres opérateurs n’est pas une plateforme : c’est un portail.
Une plateforme numérique, c’est principalement deux choses ;
· une place de marché : vendeurs et acheteurs y trouvent des fonctionnalités essentielles pour commercer; eBay, Le Bon Coin, les Appstores ou Amazon pour la partie marketplace sont des plateformes; votre marché alimentaire préféré est une plateforme; l’infrastructure ferroviaire est en principe une plateforme. Je dis en principe, car son nom est… SNCF Réseau mais c’est un autre sujet ;-)
· une boîte à outils : un ensemble d’outils/services permettant aux vendeurs d’améliorer leur offre et aux acheteurs d’en profiter; vous trouverez sur iOS ou Android tout ce qu’il faut pour créer une appli, la tester, l’héberger, la mettre à jour,…Sur Amazon, vous pourrez utiliser les entrepôts d’Amazon, ses centres d’appel et services de livraison. Même si vous êtes ses concurrents. Regardez où sont hébergées les vidéos de Netflix.
SNCF possède très exactement tout ce qui est nécessaire pour créer, lancer et faire prospérer le service de transport de tiers. Des trains, mais aussi des gares, des guichets, des guichets automatiques, des supports et bien sûr, des outils et canaux numériques. Surtout, elle possède des compétences dans tous les domaines et pourrait les mettre à disposition de l’écosystème.
Oui mais voilà, quand on est leader, qui plus est historique, pourquoi aider les autres à lancer des produits et les faire prospérer ? Au-delà de la stratégie, c’est un problème culturel, qui irrigue toutes les strates de l’entreprise. La conviction qu’on est meilleur que les autres, et que, d’une manière ou d’une autre on sortira gagnant de toutes situations. La terreur aussi qu’un autre, qui boxe dans la même catégorie (géant allemand, chinois,…) vienne vous déloger. D’où la difficulté d’accepter ce qui a fait prospérer justement les leaders de la nouvelle économie et disparaître les autres : la co-opétition, la stratégie qui consiste justement à faire levier de la créativité et de la puissance des autres. Une plateforme gagne toujours contre une application.
Le transport du futur n’a pas besoin d’une super-app qui essaie maladroitement de rassembler tous les autres services. Il a besoin d’une plateforme qui contribue à développer l’ensemble de l’écosystème.
Cette lettre prend des vacances méritées dans la poudreuse et reviendra…le 15 mars.
La lettre de Noémie reprend elle la semaine prochaine : ne la ratez pas !
👩🏻🚀 Tous les jeudis, Noémie raconte les futurs possibles en fiction.
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Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Mon petit post tranquille du lundi matin sur LinkedIn et ses commentaires qui m’ont inspirés cette lettre (26 000 vues) SNCF Connect : faut-il tirer sur le pianiste ?
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J’ai volé l’idée du titre de cette édition à Camille Selosse
Ce post analyse en détail les principaux problèmes de design rencontrés. SNCF Connect, petit bilan d’une catastrophe industrielle
Sur le MaaS et comment rater son appli de mobilité. Le MaaS en questions - 15marches
Sur la peur du changement dans les entreprises. Comment apprendre à échouer - 15marches
Sur le modèle de plateforme. Amazon, l’empire invisible - 15marches
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C’est fini pour aujourd’hui. On se retrouve dans deux semaines !
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Stéphane
Erratum : un lecteur avisé le signale que Grab est une appli singapourienne. Je corrige