Tirer sur le pianiste
Les administrations sont désormais la cible des politiques populistes. Comment résister ? #279
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🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : La stratégie du choc comme tactique politique
Je n’aime pas commenter l’actualité et encore moins la politique. Je préfère d’ordinaire laisser retomber la poussière, écouter les réactions, réfléchir et me faire un avis. C’est peu dire que la situation politique actuelle me perturbe. Des digues semblent sauter de partout. On se dit “non, c’est du bluff, ce n’est pas possible”. Et pourtant si.
La période 2016-2020 nous avait pourtant habitué aux outrances quasi-quotidiennes de Donald Trump, amplifiées par la chambre d’écho des médias. Sauf que, au final, pas grand chose de concret ne suivait. “La première chose à laquelle pense un Président nouvellement élu au jour de sa victoire, c’est à sa réélection” avais-je entendu à l’époque. Cela m’avait vaguement rassuré. La suite l’a confirmé dans une certaine mesure. Entre “exemptions”, “sursis” et “non-application”, les rodomontades n’accouchaient le plus souvent que du vent. Le pragmatisme revenait au galop dès qu’une crise ou un revers s’annonçait, jetant aux oubliettes les promesses d’hier.
En France on s’était habitué également aux grandes déclarations médiatiques suivies de protestations, protestations suivies de négociations, négociations suivies d’ajustements ou d’abandon. Les démocraties jouaient leur rôle d’équilibrage. Les administrations celui d’amortisseur de chocs. On n’était pas toujours d’accord sur le niveau des curseurs - impôts, investissement, prestations sociales, réglementation,…- mais au moins reconnaissait-on l’importance de celles et ceux chargés de les mettre en oeuvre.
L’élargissement considérable de la Fenêtre d’Overton1 tant dans les médias qu’au Parlement, ainsi que la généralisation des “petites phrases émotionnelles” qui y font désormais office de discours politique (lire cette étude édifiante) auraient dû nous alerter. Les premières réactions après la réélection de Trump l’ont confirmé. Alors qu’il y a 8 ans le monde se réveillait sidéré, on n’eut même pas besoin d’attendre janvier pour entendre certaines et certains souhaiter une pleine réussite à “Elon Musk chargé de réformer l’administration”2 , y voyant même un encouragement à mener des réformes en France. Comme si personne ne savait ce que cela présageait en matière de brutalité et de cynisme (et d’incompétence dans le domaine : la politique ce n’est pas de l’ingénierie).
2025 semble encore différent. Trump a du profiter de ses 4 ans de break pour lire Le Mage du Kremlin (Giuliano da Empoli, Gallimard 2022). Ce roman décrypte la stratégie qui a mené Vladimir Poutine à régner sans partage depuis 25 ans : le peuple demande un retour de l’autorité, et pour cela « la verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde ». Cette verticale, c’est celle du chef qui décide et soumet. Et tant pis pour le débat démocratique. Tant pis également pour la morale, la vérité et même la légalité.
Aujourd’hui nous assistons en direct à un basculement. L’objectif n’est plus de s’imposer au Parlement en faisant voter des lois. Ce sont les administrations elles-mêmes qui sont les premières visées, par des décisions réglementaires prises directement depuis l’exécutif.
Marc Andreessen, l’un des influenceurs de la Tech les plus écoutés, l’a dit clairement dans un long entretien au New York Times : ce sont les échanges avec l’administration Biden, et non avec les élus, qui l’ont convaincu de sonner le ralliement des tech bros à Trump. Selon lui, les administrations ont empêché Trump 1 de mettre en oeuvre sa politique, et ces mêmes administrations n’avaient pour seul but sous Biden que de limiter l’influence de la Silicon Valley, ses entrepreneurs et l’innovation en général. Il était donc indispensable pour Trump 2 de mettre au pas les administrations en premier lieu (écoutez/lisez l’entretien, c’est du lourd). À peine en place, la nouvelle administration passe donc des décrets qui suppriment purement et simplement certaines agences publiques, coupent des crédits et programmes de recherche, et partent à la chasse de celles qui contiennent certains termes (voir plus bas “Et aussi”).
En France aussi certaines institutions sont jetées en pâture comme l’Agence Bio, l’Office français de la biodiversité ou encore l’ADEME. Il ne s’agit pas de discuter de leurs budgets - cela fait partie du débat démocratique - mais de les remettre en cause en tant que telle. Il y a bien sûr un aspect purement populiste, comme nous l’avons vu avec les manifestations des syndicats agricoles visant directement les bâtiments et personnes chargées de leur faire respecter la réglementation. Cassons le thermomètre et il n’y aura plus de vague. Non, cela va plus loin, avec des remises en cause au plus haut niveau de l’État. Ce mouvement présente des risques profonds. Une organisation comme l’ADEME3 a développé des expertises propres, une culture interne et une connaissance des secteurs économiques, mais aussi associatifs et civils, difficilement reproductibles. Elle permet la vitalité d’un écosystème de prestataires, expertes et experts, parties prenantes, élus, techniciens,…engagés dans les transitions énergétiques et écologiques. Nous sommes nombreuses et nombreux à avoir bénéficié à un moment ou un autre d’un budget de recherche, d’études, ou simplement utilisé les publications, mises en relation et avis de l’ADEME pour travailler. Cet écosystème est fragile et précieux. Le savoir menacé fait froid dans le dos.
Le pouvoir budgétaire sert également d’arme de dissuasion massive. Ce n’est plus “-10 ou + 10%”. C’est zéro. Trump gèle pendant 90 jours des crédits “pour examen”. En France on coupe net les crédits des services civiques et on bloque les paiements de prestataires publics directement depuis Chorus Pro (ceux qui sont concernés savent…). Il y a là certainement en France au moins une manoeuvre visant à faire sauter les blocages budgétaires au Parlement. Je constate cependant que l’on hésite plus à laisser des dizaines de milliers de jeunes sur le carreau (les services civiques par exemple) en précipitant des centaines d’organisations associatives dans une galère sans nom alors qu’elles n’ont rien demandé. Les digues ont sauté.
Je suis le premier à répéter qu’il ne faut pas comparer “sans filtre” ce qui se passe en Amérique et en Europe. Chaque continent a sa propre histoire, sa propre culture et ses propres problèmes. Je constate simplement qu’un spectre beaucoup plus large semble accepter voire encourager ici les pratiques de là-bas.
Alors, que faire ?
Qui aime bien châtie bien : j’ai beaucoup d’idées à proposer pour améliorer l’efficience et l’impact des agences publiques que je connais. Les points à améliorer sont nombreux évidemment. Mon expérience des startups d’État depuis 3 ans me fournit également un bon “ban de test” des différentes manières de concevoir et lancer des produits numériques dans la sphère publique. Mais s’il vous plaît, ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain. Il y a moyen de moderniser l’outil sans risquer de tout perdre.
Dans cette période d’incertitude travailler sa résilience, en tant que partie d’un écosystème, devient également vital. Créer des ponts, des lieux et moments d’échanges en dehors des institutions. Trouver d’autres moyens de financer nos travaux. Cela signifie sans doute accepter de sortir de la relation client/fournisseur, public/privé et des approches concurrentielles prédatrices. Rester unis, vigilants, ne pas rester bras croisés à attendre qu’un ou une populiste vienne tout casser.
J’espère que cette lettre, que j’ai tant de mal à produire chaque semaine, contribue à cette cohésion et ces nécessaires débats. Merci de la suivre, et en avant pour 2025 !
🪩 L’image
“Nous devons repenser notre stratégie qui était d’espérer qu’internet que le dérèglement climatique s’en aille” Source : New Yorker (détourné par mes soins).
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Elon Musk mène l’offensive contre l’Etat fédéral, de Usaid à l’agence de protection de l’environnement - Le Monde
Révisionnisme (1). Les sites web de l’administration américaine retirent toutes mentions du dérèglement climatique - ABC News
Révisionnisme (2). L’administration Trump fait supprimer des mentions comme “genre”, “LGBT”, “transgenre”,…dans les publications de recherche :
Révisionnisme (3). Le soucis du détail va jusqu’à supprimer du Design system US des éléments jusqu’alors utilisés pour favoriser l’accessibilité - GitHub USWDS
Pendant ce temps, l’École Centrale Supelec de Paris-Saclay publie ses propres critères pour éviter le greenwashing des entreprises qui recrutent ses ingénieurs - Le Monde
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C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Fenêtre d’Overton : “allégorie qui désigne l'ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables par l'opinion publique d'une société donnée” (Wikipedia).
Cette nouvelle m’a fait le même effet que l’épisode des Simpsons en 2000 où Donald Trump était président des USA.
L’ADEME est une cliente de 15marches de longue date (ce qui me permet aussi sans doute d’en parler en connaissance de cause), NDLR.
Bravo Stéphane. Article courageux et qui vise juste
Flippant, mais important à savoir !