Je vous dois une explication
L'année passée a été une suite d'échecs sans précédent pour 15marches. Retour d'expériences et projets pour la suite #233
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🧭 Vous et moi
Si vous suivez mes publications depuis longtemps, vous avez peut-être accompagné la création de l’agence 🦕, nos premiers bilans, certains projets emblématiques et plus récemment l’association avec Noémie et le lancement de nos formations en ligne. Un certain nombre d’entre vous sont même devenus des clients ou plus si affinités, et c’est un plaisir de savoir que vous nous suivez toujours fidèlement.
J’essaie de ne pas faire de ce media un outil de vente de mes prestations de conseil, mais je ne m’interdis pas pour autant d’en parler de temps en temps. D’une part je pense que cela légitime mes analyses, et d’autre part dites vous que sans ces activités payantes, il n’y aurait pas de newsletter gratuite et sans doute pas de newsletter du tout. Peut-être que dans ce déluge d’informations pseudo-commerciales que vous recevez chaque jour, ce billet 100% humain et sincère retiendra votre attention.
Allons-y.
Je ne vous ai pas donné de nouvelles de l’agence depuis longtemps. Et comme le savent celles et ceux qui sont passés par là, dans ce monde linkedinien dopé aux bonnes nouvelles et indignations hebdomadaires, “pas de nouvelle” est rarement égal à “bonne nouvelle”.
C’est un exercice difficile de vous dire où j’en suis, mais cela me semble indispensable pour continuer justement cette relation que j’ai tenté d’établir avec vous depuis toutes ces années. Savoir raconter les échecs, car il s’agit bien de cela, me semble aussi important que de savoir “décrypter les clés du succès”. Ce sont les deux faces d’une même pièce : celle de l’entreprenariat, de l’innovation, celle des gens qui essaient.
Les étrangers aiment bien moquer les Français sur leur manière de ne pas dire les choses et de préférer les litotes aux affirmations claires et nettes. Je pourrais ainsi vous dire que “l’année passée n’a pas été facile pour 15marches”, que le lancement de nos formations en ligne “n’a pas connu le succès escompté” ou que notre association “a connu des jours meilleurs”. Mais quitte à prendre la parole, je préfère appeler un chat un chat. L’année passée a été un échec pour 15marches, presque sur toute la ligne. Mes parcours de formation se sont peu vendus. Les activités de conseil ont connu un creux jamais rencontré. Nous avons dû nous séparer de notre salariée. Je n’ai plus d’associée/DG et suis désormais seul aux commandes.
Voilà, ça c’est dit. Passons aux explications et aux projections vers l’avenir.
Lancer des produits quand on est dans le conseil
Je n’ai quasiment jamais rencontré un prestataire de services qui n’ait pas derrière la tête l’idée de “faire du produit” : ne plus réinventer la roue à chaque client, pouvoir automatiser et systématiser tout ou partie de la prestation, s’affranchir d’un go-to-market coûteux et pénible (les devis, les mises en concurrence,…) et in fine, avoir des revenus récurrents.
Il y a au moins 3 difficultés à franchir pour réussir ce changement :
Concevoir un produit est un métier distinct de la fourniture de services; cela nécessite d’acquérir une culture radicalement différente.
Concevoir et diffuser un produit nécessite des investissements préalables significatifs avant même de mettre ce produit dans les mains du premier utilisateur; c’est un modèle économique radicalement différent.
Pour vos clients, acheter un produit n’est pas du tout la même chose qu’acheter un service, a fortiori si vos clients sont des entreprises.
Nous avions lancé deux-produits-en-un : des parcours de formation en ligne sur l’innovation et la prospective, et un media qui permettait de consommer individuellement ces parcours directement depuis votre téléphone. Le tout en vente directe depuis notre site internet, en comptant sur nos newsletters pour toucher nos cibles. Triple défi.
Les premiers utilisateurs ont plébiscité à la fois la qualité des parcours, leur originalité et l’expérience utilisateur. Mais ce succès qualitatif aurait dû nous inquiéter : ces produits étaient trop biens par rapport à notre stade de découverte du marché. Nous avions fait ce que notre culture de prestataire nous disait de faire : de beaux produits, une relation client au top, une attention particulière aux détails.
En réalité nos produits, aussi beaux soient-ils, n’avaient touché que les early adopters (que je remercie infiniment de nous avoir fait confiance), souvent des solo-preneurs désirant se former voire lancer leurs propres produits. Certaines entreprises ont également autorisé certains de leurs salariés à souscrire à cette formule. Mais cela n’a pas suffit à atteindre le niveau de revenus nécessaires pour couvrir nos coûts fixes. Nous n’avons pas “craqué le modèle” de l’apprentissage hors parcours de formation des entreprises, pas plus que la vente directe de produits en mode SaaS.
Les conséquences ne se sont pas faites attendre : nous avons dû mettre fin à la période d’essai de notre salariée et renoncer à produire notre dernier parcours (sur le marketing de l’innovation - un comble !). Puis est venu le moment de baisser nos rémunérations. Pour ne rien gâcher, un malheureux concours de circonstances ne nous a pas permis de bénéficier d’une subvention attendue et notre banque a décidé de changer sa politique de prêt exactement à ce moment-là.
Mais restons sur ces erreurs. Elles étaient largement prévisibles : nous aurions dû tester le marché avec des produits beaucoup moins élaborés. Il aurait fallu commencer petit, simple et pas cher, puis grimper en volume et en qualité. Nous savions que le sujet formation dans les entreprises était une chasse gardée des services RH, et que ces derniers sont tout sauf innovants (ça c’est dit aussi). Mais voilà, j’avais envie de faire un beau produit pour de vraies personnes, pas du lean startup et du marketing automation, ni des formations Qualiopi vendues sur une plateforme de e-learning. Et quand on pense changer le marché sans respecter certains principes, c’est le crash. Les cordonniers sont les plus mal chaussés.
La baisse de l’activité de conseil
Comme disait un ancien président de la République, les emm.. ça vole en escadrille. Alors que nous nous débattions pour vendre nos produits tout en terminant de les produire, l’activité de conseil a connu une baisse durant l’hiver dernier. Or nous avions besoin au moins au début de ces revenus pour financer la phase de lancement du produit.
J’ai beaucoup moins d’explications à cette baisse, d’autant plus que cette tendance s’est inversée depuis sans que nous ayons changé grand chose.
Le modèle de 15marches est assez simple : nous ne faisons pas de SEO, pas de prospection “à froid”, nous ne répondons pas aux appels d’offres et nous évitons les mises en concurrence. Nos canaux d’acquisition sont nos newsletters et le bouche-à-oreille. Les prospects entendent parler de nous et nous contactent directement avec un projet. Ça fait 11 ans que ça dure et cela m’a permis de me verser un salaire de cadre en gardant une grande liberté de choisir les sujets et domaines que j’avais envie d’explorer.
Notre cercle vertueux s’est donc grippé cet hiver, avec une série de petits incidents (séminaire annulé, client qui ne rappelle pas, changement de poste,…) que rien ne peut vraiment relier entre eux. En en parlant autour de moi de nombreux confrères m’ont indiqué que l’hiver a été rude pour eux aussi, mais encore une fois j’aurais du mal à en tirer une explication dans notre cas. Tout au plus cela a renforcé chez moi une lassitude et une inquiétude sous-jacentes.
Lassitude car, comme je l’écrivais il y a un an (Elon Musk peut racheter Twitter, mais il ne peut pas racheter cette newsletter), derrière les apparences et les dénigrements faire du conseil n’est pas simple, et rester indépendant encore moins. Je me suis demandé pourquoi continuer dans ces conditions si je ne pouvais même plus vivre correctement de mon travail.
Inquiétude également, car les sujets d’innovation que je porte me semblent de plus en plus noyés dans une cacophonie qui mélange (ou oppose…) sujets économiques, sociaux et environnementaux. En l’espace de quelques mois, mes ex-collègues semblent tous être devenus influenceurs en mix énergétique, bio-mimétisme et politiques publiques. Or ce sont des sujets complexes qui nécessitent du temps, du calme et de la réflexion. J’y reviendrai.
La fin de l’association
Last but not least, Noémie a décidé de quitter 15marches (elle était actionnaire à 50% et directrice générale) au mois de mars dernier. Sa sortie n’est effective administrativement que depuis trois semaines seulement. Je suis désormais seul actionnaire de l’entreprise, comme avant 2021.
Pour en avoir parlé avec beaucoup de personnes depuis, j’ai retenu une chose frappante : les conflits entre actionnaires sont tellement courants qu’ils ne font même pas l’objet d’une discussion (professionnelle). C’est la face cachée de l’entreprenariat, celle dont on ne parle pas. “Ça arrive souvent” est quasiment tout ce que j’ai pu obtenir comme feedback. Chacun panse ses plaies dans son coin. Et passe à autre chose.
Et maintenant ?
Avoir un certain âge présente un grand nombre de défauts, mais cela a au moins un avantage : l’expérience. J’ai déjà vécu ce type de situations où tout semble partir en sucette. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais il y a également des choses qui ne changent pas :
ces situations arrivent rarement par hasard : il est important de prendre le temps de comprendre sa propre responsabilité et éviter le déni
elles offrent des opportunités de re-direction (un terme à la mode) uniques : quitte à se retrouver seul et avoir perdu de l’argent, autant examiner toutes les possibilités calmement, et (re)trouver “ce que l’on sait faire et peut apporter”
elles imposent en revanche une ouverture que l’on a souvent perdu lorsque l’on était concentré sur la réalisation de ses projets; commencer par sortir de chez soi et écouter .
Comme il y a douze ans (quand j’ai quitté mon job de salarié), j’ai sollicité une vingtaine de personnes pour des entretiens assez poussés pour me conseiller. Je ne saurais trop les remercier ici de leur écoute et leurs précieux conseils.
Apparté : Je vous épargnerai le couplet sur “il y a des choses bien pires dans le monde” car je ne sous-estime pas la douleur que représentent ce type d’échec pour celles et ceux qui entreprennent. Tout le blabla sur “l’échec qui renforce” ne pèse pas grand chose quand vous êtes devant votre bureau le matin et qu’il faut gérer les problèmes en ayant l’impression que plus rien ne fonctionne. Personnellement j’ai la chance d’être très bien entouré et d’avoir déjà vécu plusieurs vies. Peut-être également que le métier de prestataire indépendant, avec son taux élevé de “micro-échecs” et de vexations, constitue une sorte de vaccin préventif 😌.
J’ai essayé de comprendre à travers ces entretiens :
Ce qui est en train de changer autour de moi : l’innovation, l’entreprenariat, l’impact, l’IA, le consulting…
Ce que je pourrai y apporter : délimiter le champ des possibles en matière de job, de domaines, de valeur ajoutée
Par quels moyens y parvenir : devenir salarié, monter une autre boîte, continuer le conseil,…
L’exercice est ambitieux et - encore un enseignement du passé - n’apporte pas de réponse-toute-faite à court terme. Je n’ai donc pas de scoop à vous annoncer sur mon prochain job ou ma prochaine startup (désolé, ou plutôt : patience…mais n’hésitez pas à me contacter si vous avez un projet en tête).
J’adresse un remerciement particulier à celui - il se reconnaîtra - qui m’a expliqué que cette lettre que vous êtes en train de lire était un actif indispensable, non seulement pour moi mais pour beaucoup de lectrices et lecteurs. Que je n’avais pas le droit de laisser tomber cette entreprise pour - c’était son interprétation - une question d’orgueil. J’ai trouvé cela très présomptueux mais cela m’a convaincu, au moins provisoirement, de la continuer.
Et même d’aller plus loin, un autre ami m’ayant persuadé lui de contacter un éditeur pour écrire (enfin !) ce premier livre. Après tout, écrire fait partie des choses que je n’avais jamais faite il y a douze ans. Et pour le coup, je n’ai aucune illusion sur le modèle économique des autrices et auteurs 😅
Le livre est à peine commencé, mais cela m’a aidé à reprendre confiance en moi, comprendre ce que je pouvais apporter et regarder vers l’avant. Après cette période pénible, j’ai à nouveau envie d’explorer, de comprendre des phénomènes et d’embarquer avec moi clients et lecteurs pour chercher des solutions.
Le livre aura pour sujet : comment utiliser la puissance d’internet pour résoudre certains grands problèmes ? Comment allier révolution numérique et révolution écologique, sans opposer les deux. Un beau terrain de jeu.
Et ça tombe bien, les modèles génératifs représentent un potentiel de disruption (je n’emploie pas ce terme au hasard) de magnitude exceptionnelle. Largement de quoi occuper un consultant qui comme moi aime anticiper les ruptures et imaginer leur impact. Le livre se nourrira de ce que je vois et ce que je fais pour mes clients. J’irai aussi chercher les meilleurs exemples d’organisations qui ont réussi à craquer certains grands problèmes, et je tenterai d’expliquer les limites que rencontrent les autres.
Mon activité de conseil se poursuivant en parallèle, j’espère également rencontrer des clients motivés par l’exploration de ces nouveaux horizons, et qui ne seront pas rebutés par un entrepreneur qui a connu autant d’échecs 😊
Je prends conscience comme rarement ce soir du fait que je vais appuyer sur un bouton qui va envoyer un e-mail à plus de 7 000 inconnus. Cela n’a rien d’anodin ni de naturel de parler de ma situation, moi qui préfère me cacher derrière mes analyses et mes histoires d’innovation. Mais je pense que je vous devais ces explications afin de pouvoir continuer à écrire aussi librement qu’avant. Merci sincèrement pour votre écoute si vous en êtes arrivé là. Et à bientôt pour la suite !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
J'aimerai lire aussi souvent, dans la pléthore de newsletter que je reçois, un récit aussi sensible et subtil, réellement authentique, sans cette couche de "je me suis relevé" derrière laquelle chacun cherche à dissimuler sa souffrance. C'est vrai et c'est puissant. Merci et bravo d'avoir ce courage
Merci pour ce témoignage, bon courage pour la suite.
"Il ne faut se résigner qu'on bonheur" Alfred Capus