Billet s'il vous plaît
La manière dont vous contrôlez vos utilisateurs en dit plus long sur votre culture que tous vos discours marketing. Et si on comparait le transport public et le stationnement ? #234
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🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Dis moi comment tu contrôles tes clients, je te dirais qui tu es.
Commençons par un secret : j’ai beau travailler sur des sujets d’innovation dans les mobilités depuis longtemps, je m’embrouille fréquemment pour acheter le bon titre de transport ou de stationnement. Je me retrouve ainsi à payer des amendes “à l’insu de mon plein gré” plus souvent qu’à mon tour 🙄 .
Critiquer les amendes étant un sport national et je ne viendrai pas ici ajouter ma pierre à l’édifice. Mais j’ai eu une illumination récemment - lors d’un contrôle RATP à La Défense RER pour être précis : pour quelles raisons les usagers des transports publics doivent-ils subir des procédures d’accès, de contrôle et de sanctions aussi contraignantes alors que les automobilistes bénéficient eux d’une grande mansuétude quand ils ne stationnent pas convenablement ?
Si personne n’aime recevoir un courrier annonçant un PV de stationnement, avouez que cela est moins humiliant (j’insiste sur le terme) que de se faire contrôler, même sans être en fraude, dans les transports. D’abord considérez que le stationnement sur voirie est libre : pas de paiement préalable, pas de barrière à franchir, pas de contrôleur au coin de la rue pour vous bloquer devant tout le monde. On vous fait confiance pour aller payer à la borne ou avec votre appli gratuite. Et on concèdera toujours au GCUM qu’il n’en a que pour 2 minutes et que chercher ses enfants à l’heure ou acheter son pain est plus important que la sécurité des piétons. La ville n’a qu’à mettre plus de places après tout.
Au cas où vous seriez comme 30 à 80% des automobilistes (les chiffres varient et sont à vrai dire peu étudiés) en fraude, vous ne seriez redevable que d’un montant d’à peine 1 à 3 fois le montant de ce que vous auriez du payer pour être en règle. Pas grand chose comparé à l’amende forfaitaire dans les transports, qui s’élève elle à 35 fois le montant du ticket (tous ces montants sont ceux constatés ici à Rennes) !
Ce qui m’a amené à la réflexion suivante : par quel raisonnement considère-t-on qu’il est plus grave de ne pas payer un ticket à 2€ dans les transports que de ne pas payer un stationnement à 2€ dans une rue du centre-ville ? “Pourquoi tant de haine” pour les clients, pardon les usagers, des transports collectifs ? Et de franchir en klaxonnant le point Godwin de la mobilité : est-ce vraiment comme cela que l’on compte encourager l’usage des transports publics par ces mêmes automobilistes ?
Ne me traitez pas tout de suite de bobo à vélo, et suivez moi plutôt sur un autre chemin : quels sont les biais culturels à l’oeuvre dans le traitement des deux types de fraudes, et que nous apprennent-ils sur notre vision de la mobilité ?
Il est libre Max
Jouer avec le système lorsque l’on est au volant semble être un sport mondialement admis, voire même encouragé pour le stationnement. Après avoir chassé le “plouc qui ne reste pas sur le trottoir”, l’automobiliste régnait en maître dans la ville jusqu’aux années 70 : voies rapides, passages piétons surélevés, stationnement abondant et gratuit, essence pas chère et alcoolémie tolérée. Mais depuis, c’est la cata : un automobiliste ayant eu son permis dans les années 80 vit en réalité une lente et inéluctable remise en cause de ses libertés passées. Seuls les chiffres absurdes de la vitesse maximale sur son compteur de vitesse semblent rappeler ces temps bénis où l’on était soumis aux seules lois de la physique quand on prenait le volant. N’essayez pas non plus de lui expliquer qu’une voiture immobile consommant un minimum de 25 m2 au sol, il n’est plus possible de permettre à tout le monde de se garer où bon leur semble. Que le stationnement payant est un moyen relativement indolore de favoriser la mobilité des véhicules, et donc de… trouver une place. C’est peine perdue. L’axiome de base reste que l’automobiliste doit être aussi libre que le cavalier qui chevauche cheveux au vent un pur-sang sur la plage : chaque contrainte est une concession au vivre ensemble âprement négociée.
Alors, lorsque par exemple la collectivité décide de mettre un peu plus d’efficacité pour améliorer le contrôle et le recouvrement des amendes, elle doit souvent se justifier plutôt deux fois qu’une. Ainsi, les “voitures-LAPI” - équipées de caméras permettant un contrôle plus rapide- sont présentées d’abord comme faisant faire des économies en matière d’agents de contrôle. La presse locale parle de “sulfateuses”, l’opposition de “racket”,…et on sent les élus peu à l’aise quand ils doivent justifier que, et bien, si le stationnement est payant, il est normal de le faire respecter.
Fanatiques de portiques
Fi de telles précautions ou d’économies dans les transports. Sans presque de débat, les principaux réseaux de transport ont été “refermés” avec des portiques aussi coûteux que pénalisants pour toutes celles et ceux qui ne voyagent pas seuls les mains dans les poches. Les transports publics du monde entier semblent s’être résignés au même menu unique : portiques, contrôles simili-policiers et amendes disproportionnées. Peu importe que l’on soit de culture latine ou protestante, à cheval sur les règles ou plutôt cool. Les voyageurs en règle seraient même favorables à ces contraintes (dixit…les opérateurs).
Et tant pis si les fraudeurs indécrottables, ceux qui sont réellement visés par ces mesures, trouvent toujours le moyen de voyager et se fichent des amendes. Tant pis également si les “sommes perdues à cause de la fraude” invoquées pour justifier ces contraintes ne sont jamais recouvrées. Nous sommes dans le solutionnisme à l’état presque pur.
Résultat : l’usager est considéré comme un “fraudeur en règle”, sommé de prouver et re-prouver son honnêteté autant de fois que l’opérateur le jugera nécessaire, même s’il est abonné annuel. Ne comptez pas non plus sur la tolérance en cas de manquement. Écrivez au service commercial et circulez merci. Personne n’ira mesurer la perte de clientèle (ou son absence de conquête) générée par ces méthodes. L’usager est un client qui n’a pas le choix.
Je ne veux pas en faire un argument d’autorité mais j’ai bossé dans les transports publics pendant 10 ans : je suis loin d’être naïf sur la propension des usagers à ne pas payer s’ils savent qu’ils ne seront pas contrôlés. À l’heure où la gratuité semble le seul projet d’avenir des élus responsables de transport, loin de moi également l’idée de faire baisser les recettes commerciale et d’augmenter les incivilités. Mais cela ne m’interdit pas, à l’heure où chacun cherche des solutions pour décarboner la mobilité à coups de méga-projets, de souligner ce grossier “deux poids deux mesures”. Et de m’insurger contre la pauvreté des moyens alternatifs.
La méthode Netflix
Et si le secteur de la mobilité s’inspirait par exemple de…Netflix pour endiguer la fraude ?
Les plateformes de streaming audio et vidéo ont une histoire intimement liée à la fraude. Télécharger des contenus sous copyright en ligne était tout d’abord une pratique illégale, assimilée à du piratage. Les Netflix, iTunes et autres Spotify ont habilement créé une offre attractive bien que payante, ce qui a contribué non seulement à réduire le piratage mais à conquérir le marché de la musique. Las, de nouvelles formes de fraude sont apparues avec le partage de codes (utiliser les codes d’un proche de manière régulière), mettant en danger leur modèle.
Deux choses à retenir ici pour les transports :
L’expérience utilisateur est un savant dosage entre la facilité d’usage (s’inscrire, commencer à utiliser le service, le partager) et le risque de fraude qui pousse à multiplier les contraintes et justificatifs; si les plateformes numériques connaissent un tel succès, c’est que les designers y ont une place prépondérante quand il s’agit de défendre l’expérience utilisateur.
Le partage de codes n’est pas un bug, c’est une fonctionnalité assumée : les abus étaient parfaitement connus par les plateformes, il s’agissait pour elles d’une forme de marketing; vu le “coût d’acquisition client” (la somme des coûts de pub et marketing nécessaires pour qu’un client change de plateforme), le partage de codes était assimilé à de la recommandation - et de la conquête - gratuite.
Un nouvel utilisateur qui utilise les codes d’un pote, c’est toujours un nouvel utilisateur. Il connaîtra votre offre, s’habituera à votre expérience utilisateur, aura des favoris, des playlists, un algorithme de recommandations aux petits oignons,…Tout le talent consiste pour les plateformes à transformer ensuite ce fraudeur en client. L’empêcher d’utiliser les codes d’un autre sans pour autant le dégoûter de la plateforme. Lui proposer une offre adaptée rien que pour lui. C’est plus simple quand vous connaissez déjà ses usages, habitudes,…C’est plus simple quand il sait qu’il fraude et que cela ne pourra durer éternellement.
En 2022, Netflix accusait une baisse du nombre d’abonnés pour la première fois depuis 10 ans. La plateforme a réagi en créant une offre low price incluant de la publicité, et surtout en luttant contre le partage de codes. Les résultats n’ont pas traîné : Netflix a gagné 6 millions d’abonnés au deuxième trimestre et 8,8 au troisième, portant son total d’abonnés à 247 millions d’utilisateurs payants. Un exemple pour les transports publics ?
Alors, comment décarboner le contrôle ?
“Les gens sont fondamentalement bons” disait Pierre Omidyar, le fondateur d’eBay.
Netflix n’a pas envoyé de convocation au tribunal ni coupé les abonnements de celles et ceux qui abusaient du partage de codes. L’objectif a été de convertir un maximum de fraudeurs en client.
Dans les transports publics, cela pourrait prendre des formes diverses, à adapter selon les contextes et les situations :
Proposer de manière pro-active à tous les publics aidés d’avoir un titre de transport “par défaut” : les salariés, les étudiants et scolaires, les bénéficiaires de tarifs sociaux. Entrer dans une logique d’opt-out : ils reçoivent une carte chargée dans leur boîte à lettres et c’est à eux de la désactiver ensuite.
Cibler les nouveaux arrivants : chaque nouvel arrivant dans une ville se verrait offrir une carte d’abonné et un titre de transport valable 3 mois; chaque touriste se verrait offrir un pass transport réutilisable.
Tout générateur de déplacement qui ne peut pas offrir du stationnement devrait proposer d’office un titre de transport avec le ticket d’entrée (stades de foot, salles de spectacle,…).
Faire du transport une récompense sociale : les personnes méritantes comme les aidants, bénévoles, bons élèves, champions, médaillés,…se verraient offrir des titres de transport à vie.
Proposer le don contre don : si tu aides le réseau (bénévolat, participation à des réunions, des commissions,…), tu gagnes des droits à voyager.
Pouvoir soutenir le réseau de transport de son coeur autrement qu’en en étant utilisateur (je n’ai jamais compris par exemple qu’on ne puisse pas devenir sociétaire de son réseau de transport)
Vos idées !
Les moyens de contrôle seraient redirigés vers des moyens de prévention et d’accompagnement : porte-à-porte, liens avec les services sociaux, les entreprises, les établissements scolaires et de formation,…
Pour le stationnement, l’idée serait de directement lier stationnement et transport public :
Le stationnement résidentiel donnerait droit à 2 titres de transport annuels ainsi que des offres de loueurs de voiture comme Citiz ou vélos comme Cyclable.
Payer son stationnement en ville donnerait droit à des titres de transport temporaires et du temps de location de vélos.
La perte ou le ratage de l’examen du permis de conduire permettrait d’obtenir un abonnement de transport gratuit.
Dans l’autre sens l’abonnement transport annuel donnerait le droit à des avantages : location de voitures le week-end, de vélos, stationnement résidentiel gratuit,…
Le sujet du transport et plus encore le sujet du contrôle sont par essence sensibles et controversés. Certains me diront de bonne foi que c’est déjà trop ou pas assez, de préférence chez les autres.
Je ne me suis sans doute pas fait que des amis aujourd’hui, mais je tenais à souligner ce paradoxe qui condamne les usagers des transports publics à subir des contraintes nettement plus fortes que ceux de l’automobile, alors qu’on aurait pu légitimement imaginer le contraire en ces temps de lutte contre le dérèglement climatique.
Dans tous les cas l’évolution des métiers de la ville vers des métiers plus transversaux et des périmètres plus globaux (mobilité plutôt que transport, espace public plutôt que voiries,…) va dans le sens d’une prise en compte moins silotée des modes de déplacement. Si l’on considère la mobilité comme un service, il est urgent d’en harmoniser les conditions générales d’utilisation.
Et si l’objectif des opérateurs n’était plus “0 fraudeur par mois” mais “X milliers de nouveaux utilisateurs payants par mois”, je suis convaincu que cela libérerait la créativité des personnes en charge du marketing et rendrait les métiers ô combien pénibles du contrôle nettement plus valorisants.
Au plaisir de lire vos commentaires !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Même maux, autres conséquences. Les chercheurs Mehdi Moussaïd (Mr Fouloscopie) et Pascal Viot regrettent les mauvaises “pratiques de gestion de foules” des autorités françaises, comme a pu l’illustrer le triste épisode du Stade de France récemment. « À l’approche des JO, il est impératif que la France se tourne vers des pratiques de gestion des foules plus à jour »
Certains réseaux de transport public assument totalement le fait qu’ils ne changent jamais. Les transports de Berlin en ont même tiré une publicité au second degré inimaginable chez nous. Fabuleuse publicité. Pub BVG
C’était mieux avant : en France aussi on savait faire des publicités étonnantes pour les transports. Billet s’il vous plaît, Kiwiiiiii ! - Vidéo Carte Kiwi INA
Comment adapter ses règles et tarifs sans perdre ses clients ? L’exemple de Netflix et Tesla. « Tesla-Netflix ou les mystères du prix juste » - Le Monde
Pour Netflix, la formule est une réussite - Netflix conquiert à nouveau beaucoup d'abonnés - Les Échos
Le refus de payer le stationnement est aussi lié au fait que beaucoup d’automobilistes se sentent propriétaires des places de stationnement qu’ils occupent. Nous avions analysé en détails en quoi le sentiment de propriété structure la société dans laquelle nous vivons - C’est à moi ! - 15marches
Beaucoup de personnes (surtout les non-utilisateurs d’ailleurs) pensent que la gratuité des transports publics pourrait contribuer à leur adoption plus large. Nous avions pris le temps de poser le sujet et suggérer d’autres pistes - La gratuité peut-elle sauver le transport public - 15marches
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💬 Les mots des autres
“M. Vlaminck, sexagénaire gras et sautillant, se présentait comme « expert en stratégie et en accompagnement du changement ». Son métier consistait à convaincre les chefs d'entreprise. de leur propre ringardise et à leur livrer des process tout neufs.
Il visionnait compulsivement les TED Talks américains pour ne rater aucun embryon de concept. Après la disruption économique était venu le temps de la singularité informatique puis de l'effondrement écologique. Il modifiait ses slides en fonction de ses trouvailles, enthousiaste une année sur les progrès du deep learning, déprimé la suivante devant le recul de la biodiversité. Comme n'importe quel nécromancien, il devait se montrer aussi assertif et tranché que possible. Le moindre doute, la moindre nuance l'auraient immédiatement mis à la retraite”. Gaspard Koenig, Humus.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Bonjour, le lien vers https://15marches.fr/mobilites/la-gratuite-peut-elle-sauver-le-transport-public n'est pas bon (il redirige vers https://15marches.substack.com/p/-cest-a-moi-)
Et quand on y pense, avec toutes les publicités devant lesquelles on passe quand on prend le métro, on est déjà sur un modèle d’annonceur à la Google, Facebook etc. qui justifierait qu’on paye moins (ou pas du tout)