Contre-chroniques de San Francisco
Quand l’auteur de science-fiction Alain Damasio écrit un essai sur la Silicon Valley : Vallée du Silicium #267
Contre-chroniques de San Francisco1
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Alain Damasio, de son vrai nom Alain Raymond, est un auteur français de 55 ans. On lui doit les grands succès de science-fiction que sont La Horde du Contrevent, La Zone du Dehors et plus récemment Les Furtifs. Il excelle à décortiquer et réassembler les mots pour en faire des concepts aussi puissants que radicaux. Ses dystopies nous plongent dans des systèmes totalitaires où les héros luttent pour récupérer le contrôle de leurs propres vies. Lire Damasio est ardu : beaucoup m’ont avoué avoir abandonné ses pavés avant la fin. L’auteur rassemble pourtant une communauté de passionnés bien au-delà des fans originels de cyberpunks et de “zones à défendre”. Même si vous n’appréciez pas ses romans, l’écouter2 exposer les méandres de sa créativité est absolument fascinant, tant sa radicalité politique infuse jusque dans son mode de vie. C’est cependant à travers son dernier livre que je vous propose de voyager. Vallée du Silicium n’est pas un roman mais un essai sur la Silicon Valley. Là où sont conçus les outils que nous utilisons au quotidien. Là où s’épanouit sans limite une culture aussi séduisante qu’inquiétante. Si Damasio est moins original dans son rôle d’essayiste, sa plume explore avec brio les liaisons dangereuses que nous entretenons avec ces objets et l’aliénation qu’ils provoquent. Nous vivons en réalité déjà dans une dystopie d’Alain Damasio.
La Villa Albertine prête sa typographie à cette très belle édition.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : On a lu Vallée du Silicium d’Alain Damasio
Alain en Amérique
La Villa Albertine, une résidence d’artistes gérée par l’Ambassade de France aux États-Unis, a eu la bonne idée de convier Alain Damasio à passer un mois en 2022 entre San Francisco et la Silicon Valley. Il a pu rencontrer de nombreux français y travaillant et bénéficier de “guides” érudits (Fred Turner !) pour explorer les spécificités locales. De son propre aveu ce voyage a représenté pour lui autant une respiration après le Covid qu’une émotion particulière en raison de souvenirs familiaux. Le livre a été écrit plus tard, sans doute dans un des repaires isolés - Nonza ? Le Vercors ? Les Alpes de Haute-Provence ? - qui accueillent habituellement les journées de travail monastiques de l’auteur. L’édition du livre est élégante et moderne, tant au niveau graphique que typographique. Le déroulé est original, entre utilisation de l’écriture inclusive (les pluriels sont féminisés un chapitre sur deux), alternance de récits, analyses et fiction. Un grand mezze dans lequel les aficionados retrouveront leur dose de références à Deleuze, Foucault et Baudrillard le “local de l’étape”. Les néologismes également ponctuent des analyses ciselées et toujours aussi sensibles. L’auteur invoque fréquemment les sens - l’odorat, le toucher, la vue,...- au secours de nos humanités cristallisées dans le silicium.
Je suis resté un peu sur ma faim cependant devant ses descriptions assez convenues des mornes avenues de Palo Alto, des quartiers touristiques de San Francisco et des trajets en taxi autonome. Sans doute les talents littéraires de l’auteur ne peuvent-ils rien face à la triste banalité du vécu. Sa visite du quartier de Tenderloin nous en apprend moins que sa digression sur le délire totalitaire que représentent les contrôles à la descente de l’avion.
L’auteur souligne utilement le paradoxe d’une région qui prétend connecter le monde entier dans un grand réseau dématérialisé mais impose d’humiliantes procédures à ses frontières. Ce registre est clairement le plus intéressant chez Damasio lorsqu’il relie des détails, de simples gestes ou des slogans à des intentions politiques et philosophiques.
La (ré)volte n’aura pas lieu
“Nous vivons chaque jour, déjà, sans le savoir, en Silicon Valley”. Ce sont les mots de la fin de cet essai. Ceux qui tissent des liens entre l’intimité de nos écrans de 15x8 cm et les salles de réunion high-tech où naissent et meurent les licornes de demain. Ceux qui relient 2 milliards d’individus que tout semblait séparer autour d’usages communs : “caresser” son écran plusieurs centaines de fois par jour, communiquer à coup de bulles, likes, émojis et “vocaux”. En contemplant sa propre dépendance, Alain Damasio y voit la victoire des Californiens sur nos individualités : “on ne possède pas un iPhone, c’est lui qui vous possède”. Plus rien ne vous appartient vraiment, à commencer par vos souvenirs que vous fabriquez en lieu et place du réel à grand coup de selfies et de lives.
Un autre auteur, Antonio Garcia Martinez (avec qui Damasio ne serait sûrement pas copain), avait également décrit les rapports étroits entre les règles de fonctionnement des machines et la philosophie de celles et ceux qui les conçoivent. Dans Chaos Monkeys, Antonio parlait de stateless machines, ces logiciels qui n’ont aucune mémoire et repartent à 0 à chaque démarrage. Selon lui c’est ainsi qu’il fallait comprendre la Silicon Valley : une industrie sans mémoire, sans remords ni regrets, toujours tournée vers un futur sensé régler tous les problèmes, y compris ceux qu’elle avait elle-même provoqué. Damasio enfonce le clou devant le spectacle de véhicules Waymo sans conducteur. Quel est donc ce monde dans lequel des voitures fantômes tourneront à vide en attendant que leur utilisateur sorte de son cours de gym ? “La voiture autonome est une industrie sans idée”. Ni mémoire, ni idée.
Alors que d’ordinaire il prône la volte3 - “capacité à dépasser la réaction à une société disciplinaire en générant un ensemble de modes de vie qui sont du domaine de l’action” (Wikipedia) plutôt que la révolte, Damasio apparaît ici désabusé devant tant d’aliénation. En terminant son essai sur une fiction qui mêle catastrophes technologique et climatique, il semble abandonner les hommes à leur triste destinée digne de Wall-E.
Cela n’empêche pas l’essai d’être une brillante critique de notre rapport aux technologies. Passant allègrement du macro ou micro, ses digressions déterrent les racines si profondes de notre techno-dépendance.
Le technococon
Avec une précision maniaque des mots et des concepts, l’auteur décrit le passage de “la puissance au pouvoir” induit par le smartphone. La puissance est ce qui permet de faire soi-même, avec ses mains, son corps. Agir sur les choses. Le pouvoir est ce qui permet de “faire faire”. Commander un repas, acheter en trois clics, “dater” quelqu’un, voter, rédiger une réponse, retoucher une image,...Le smartphone nous fournit en quelques clics un pouvoir abstrait, désincarné. “(La technologie) nous dévitalise en nous donnant l’illusion de faire plus de choses alors qu’on les fait pourtant moins bien”. Les réseaux sociaux “nous connectent mais ne nous lient pas”. Les images de Joachim Phoenix dans Her de Spike Jonze viennent évidemment à l’esprit.
L’essai n’échappe pas cependant aux risques de l’anachronisme lorsque il spécule sur le développement de technologies nouvelles. Deux ans après sa visite en Californie, l’usage du quantified self n’a toujours pas dépassé le premier cercle de geeks, de même que les objets connectés ou la réalité augmentée. La vision d’une IA qui “donnerait une information directe” quand “les moteurs de recherche te font perdre du temps” témoigne d’un emballement un peu trop rapide. Mais encore une fois, ce n’est pas en tant qu’analyste des technologies que Damasio est le meilleur, c’est quand il relie impact des technologies et sens politique. “Croire en la neutralité des technologies (...) est une faute politique” affirme-t-il.
“Soyons des maîtres, pas des paramètres”
Silicium est un mot dérivé du latin silex. Il désigne le deuxième élément le plus abondant dans la croûte terrestre après l’oxygène. Le terme même de Silicon Valley entretient le mythe d’une création originelle qui aurait ensuite conquis la terre entière. L’auteur rappelle utilement que ces technologies ne sont pas en elles-mêmes des facteurs de changement. C’est le système qu’elles promeuvent qui cause les bouleversements que nous vivons. Et ce système est partout. “On croît utiliser un frigo quand c’est notre façon de nous nourrir qui est révolutionnée par le stockage des aliments frais”. “Toute technologie porte en elle un rapport au monde” décrit-il. Revenant sur le sujet du contrôle et de la surveillance, Alain Damasio s’en prend aux mots de passe, devenus de véritables “mots d’ordre” qu’on nous impose pour vaquer à des occupations quotidiennes désormais cachées derrière des barrières de codes. Ces occupations jadis confiées à d’autres - fonctionnaires, agents ou secrétaires - et qui sont désormais réalisées par nous seul·e·s devant nos écrans : “nous sommes devenus les bureaucrates de notre quotidien” quand nous gérons nous-mêmes nos voyages, amendes, plans de retraite ou projets à financer. Un nouveau rapport au monde.
Alain Damasio rappelle enfin que les technologies nous ont été livrées sans mode d’emploi. “Il manque un art de vivre avec les technologies” pour cesser d’être des “barbares des réseaux”. J’y vois pour ma part une lueur d’espoir. Cet argument conforte ce que j’essaie avec beaucoup moins de talent de faire à travers cette lettre et plus récemment mon livre : proposer une littératie du numérique, donner des outils pour décrypter les ruptures et anticiper leur impact. Apprendre à tirer parti des technologies pour préparer le monde d’après (la Tech).
La vallée du silicium a su conquérir notre attention avec ses objets lisses et ses interfaces fluides. Elle n’a pas jugé utile de nous en donner le sens et le but, nous laissant à la merci du meilleur ou du pire. Apprenons à reprendre le contrôle de nos destinées en remettant la vallée et ses utopies à leur juste place.
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🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Un podcast en 3 épisodes à écouter absolument - Alain Damasio, Bookmakers, Arte Radio.
La critique du livre Chaos Monkeys d’Antonio Garcia Martinez - New York Times
Notre article sur la culture de la Silicon Valley inspirée de l’essai du chercheur Olivier Alexandre - La culture de la Silicon Valley est-elle la solution ou le problème ? 15marches
Sans oublier l’indispensable Aux Sources de l’Utopie Numérique de Fred Turner.
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Pour éviter la censure des réseaux sociaux, les internautes inventent sans cesse de nouvelles manières de s’exprimer. C’est l’Algospeak - TikTok LLM
Et justement, la Commission d’Enrichissement de la Langue Française vient de publier très officiellement une “liste relative au vocabulaire de l’intelligence artificielle”. C’est le JOspeak - Légifrance
Alors que SNCF essaie éviter les déménagements en TGV, le marché du (transport de) bagages ne s’est jamais aussi bien porté - Heavy Bagage - The most luxurious luggage is the kind you don't have to carry
En tout cas vous n’aurez bientôt plus besoin de transporter des skis avec le réchauffement du climat. Ce site recense les stations de ski fantômes - Stationsfantomes
💬 La phrase
“Apprenez des erreurs des autres. Vous ne vivrez pas assez longtemps pour les faire toutes vous-même”. Manuel du Pilote Débutant, via @GinieSigonney
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
D’après Les Chroniques de San Francisco, d’Armistead Maupin (1978). Le terme “contre-chronique” a été inventé par Damasio lui-même dans son essai.
Alain Damasio, Bookmakers, podcast sur Arte Radio. À écouter absolument
Également le nom de sa maison d’édition.
Je n'ai pas réussi à venir à bout des furtifs. Heureusement tu m'apprends que je ne suis pas le seul. Tu m'enlèves un poids dans l'existence ;) Plus facile en podcast effectivement !
Super article, merci Stéphane 👌