Et si on avait tout faux sur Kodak ?
On lit partout que Kodak a disparu faute d’avoir su anticiper l'hégémonie du smartphone. La vérité semble plus compliquée, et plus instructive. Décryptage #277
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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À la une : La vérité sur Kodak, Meta et la modération, 10 ans de tendances travel, les interdits bancaires face aux algorithmes, suivre les feux à Los Angeles
🧭 De quoi allons-nous parler
Chaque jour, entre 2 et 5 milliards de photos sont prises sur terre, dont 94% à l’aide d’un smartphone. Cette statistique illustre à elle seule la transformation numérique de la photographie. Les plus anciennes et anciens se souviennent de la petite angoisse quand le monsieur du labo sortait de l’enveloppe une photo au hasard devant les autres clients pour nous demander “c’est bien celles-ci vos photos monsieur Schultz ?” Une douzaine d’années plus tard, les 29 289 (!) “éléments” dénombrés sur l’app Photos de mon iPhone me donnent la mesure des changements survenus depuis cette période. Qu’est devenue la boutique qui développait mes pellicules de vacances ?
En tant que consultant, j’ai souvent utilisé l’exemple de Nokia pour expliquer l’irruption d’Apple et Google dans le secteur des terminaux connectés (lire Votre plateforme brûle-t-elle ?). Un peu moins celui de Kodak, pourtant beaucoup plus largement cité pour démontrer l’incapacité des dirigeants du monde d’avant à affronter la vague numérique. Le cas était en apparence simple : Kodak avait monté un magnifique business autour de son activité coeur, la (photo)chimie. Elle lui permettait de proposer une large gamme de supports photographiques pour les particuliers et les professionnels. La fourniture de films, appareils, matériels et produits de développement garantissait une intégration verticale fructueuse. La démocratisation des appareils numériques, puis des smartphones, puis des réseaux sociaux allait changer non seulement le support, mais aussi les usages pour capter, stocker et partager ses photos. Kodak ne résisterait pas à ce tsunami. Son effectif passera de 145 000 salariés en 1988 à 4 000 aujourd’hui.
Il n’en fallait pas plus pour que toutes les écoles de management et les consultants martèlent “l’effet Kodak” comme icône de la digital shift, la transformation par le numérique. Un cas presque chimiquement pur de disruption, par laquelle une technologie au départ nettement moins performante allait remplacer progressivement celle développée par les précédents leaders du marché en le bouleversant irréversiblement.
Cette semaine dans la lettre de 15marches nous tenterons de remettre à leur juste place les différents facteurs qui ont conduit Kodak à sa chute. Vous y apprendrez peut-être des choses utiles pour préparer les prochaines disruptions.
Clic Clac Kodak1.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Déconstruisons le mythe de l’échec de Kodak
“Kodak le leader de la photo argentique aurait développé le premier appareil numérique en 1975. Incapable d’accompagner la transformation du marché, l’entreprise mourra avec l’avènement du numérique”. Le problème de cette affirmation est qu’elle est fausse, nous apprend Willy Shih dans un article de 2016, The real lessons from Kodak’s decline (MIT Sloane Review). L’ancien cadre de Kodak a vécu aux premières loges les transformations successives depuis son bureau de la Silicon Valley : l’irruption des terminaux numériques, le web, les réseaux sociaux. Selon lui, les dirigeants de l’époque étaient très au fait des ruptures en cours. Ce que l’histoire n’a pas retenu, c’est que, outre la photographie, l’écosystème dans son ensemble (revendeurs, laboratoires) a été transformé, ainsi que le modèle d’organisation (marque, intégration, franchise). Kodak a fait des erreurs, mais il est peu probable que d’autres auraient fait mieux confrontés à la même situation.
Reprenons son argumentation point par point.
La rupture technologique est aussi une rupture de modèle économique
Fabriquer un film argentique nécessite des compétences de pointe en chimie et en ingénierie. Cette complexité constituait une solide barrière à l’entrée sur le marché de la photographie. Seuls Fuji et Agfa pouvaient rivaliser avec Kodak. L’irruption de l’appareil numérique bouleversera ces repères. Le numérique nécessite de maîtriser les semi-conducteurs et la programmation, deux compétences à la fois plus simples et plus largement répandues. L’émergence de logiciels de compression, retouche et partage d’images fera encore plus glisser le centre de gravité de la photo vers le logiciel, domaine où les barrières sont naturellement plus basses voire inexistantes.
“Nous avons essayé d’imaginer un étudiant dans sa chambre de bonne qui disposerait de la même infrastructure que les plus grandes compagnies du monde (…) Ce serait un fantastique terrain de jeux pour les startups et les petites entreprises d’avoir la même structure de coûts que les grandes entreprises”. Jeff Bezos cité dans Naissance d’une plateforme
Kevin Systrom, qui co-fonda Instagram, n’était ni chimiste, ni même développeur de formation. Cela ne l’empêcha pas de créer une appli en 2010 qui allait révolutionner l’usage de la photographie numérique. “Prendre une photo” allait progressivement devenir “accéder à la caméra” de son appareil numérique. La valeur allait se déplacer vers la retouche et le partage. Les pratiques nouvelles explosèrent (filtres, montages, selfie, vidéo). Deux ans plus tard, Facebook rachèterait Instagram pour 1 milliard de dollars, somme jugée extravagante à l’époque.
Surfake, d’Antoine Geiger (2014).
Revenons à Kodak. Sa spécialisation dans la chimie lui garantissait une rente technologique. Elle allait devenir un handicap, notamment par rapport à des géants du consumer electronic comme Sony ou Panasonic déjà rompus aux technologies des semi-conducteurs. Par la suite le numérique allait également imposer ses nouveaux schémas privilégiant la modularité à l’intégration verticale. Toute technologie numérique a vocation à devenir une commodité, c’est à dire être accessible à tous avec un prix connu qui tend vers le 0 (ex. : “accéder à la caméra”). Le succès ne dépend plus d’une technologie indétrônable dont on tirerait une rente, mais de la capacité à innover et lancer rapidement des produits nouveaux sur le marché. Pensez à GoPro ou encore à Dji qui ont chacun conquis un pan du marché de la photo en assemblant différentes technologies disponibles.
Gérer la décroissance
J’ai beaucoup aimé ce passage du retour d’expérience de Willy Shih. L’ancien dirigeant explique comment, s’il est aisé de croître, il est complexe de décroître. Kodak a connu une spirale infernale avec le changement d’usage de ses clients : baisse des ventes, hausse des prix unitaires, puis baisse de disponibilité des produits en magasin qui entraîna un report encore plus rapide vers les appareils numériques. En arrière-plan, l’entreprise a tenté de reconvertir ses usines vers le film cinématographique (sortie par le haut). Pour finalement constater que là aussi, la transformation numérique faisait son oeuvre, l’industrie du cinéma passant de la pellicule au numérique.
Les dirigeants de l’époque ont été critiqués pour leur prétendu déni de la situation. Willy Shih fournit une autre explication : le silence des dirigeants visait à ne pas précipiter le phénomène. Parfaitement au courant de la situation, ils auraient choisi de ne pas montrer un visage alarmiste afin de ne pas précipiter les partenaires et clients vers le numérique. On ne peut exclure cependant la classique sunk cost fallacy, qui consiste à maintenir une stratégie vouée à l’échec en raison des coûts déjà investis dans cette stratégie (lire Comment réussir à échouer). Fabriquer des films était une activité intensive en capital. On ne ferme pas une usine comme un site web. Cela conduit sans doute les dirigeants de Kodak à tenter de “sauver les meubles” autant que possible en cherchant des solutions qui maintiennent l’activité de leur personnel.
La plateforme qui brûle
Kodak gagnait sa vie en fabriquant et vendant des films. Les revendeurs gagnaient la leur en développant les photos et en profitant des passages fréquents de la clientèle pour leur vendre toutes sortes d’accessoires. Cet écosystème se disloqua rapidement. Avec un marché en perte de vitesse, la différenciation - développer chez Kodak un film Kodak, utiliser une pellicule Kodak avec un appareil Kodak - se justifiait moins. Les clients devinrent plus regardants et versatiles. Les revendeurs se mirent à vendre d’autres marques pour sauver leur chiffre d’affaires. Kodak n’avait pas un problème de pellicule photographique. Kodak avait un problème d’écosystème.
« Nos concurrents ne nous prennent pas nos parts de marché avec des téléphones; ils prennent nos parts de marché avec un écosystème tout entier”. Discours de Stephen Elop, CEO de Nokia en 2011, cité dans Votre plateforme brûle-t-elle ?
Et c’est alors que les dirigeants sans doute déboussolés firent une erreur stratégique. Ils misèrent sur un accessoire naturellement proche de leur métier, mais qui se révéla rapidement obsolète : l’imprimante de photos numériques. Souvenez-vous : aux débuts des photos numériques, tenir la photo dans sa main et concevoir des albums photos n’était pas encore devenu un truc de darons. Il était assez logique que Kodak tente de mettre à profit son métier de chimiste pour proposer une solution adaptée aux changements d’usages. Développer chez soi plutôt qu’en boutique. Agrandir et assembler soi-même les photos. Et tant pis pour les revendeurs.
Le smartphone et ses expériences si particulières - instantanéité, intimité, remix, partage - allaient enterrer les derniers espoirs de Kodak. Plus personne ou presque ne prendraient des photos pour les imprimer. Le smartphone allait faire beaucoup plus que numériser la photographie. Quelques années à peine séparent l’application Flickr de l’application Snap, mais les usages qu’elles permettent sont radicalement différents.
3 manières radicalement différentes d’utiliser les mêmes technologies - visuel issu d’une de nos conférences sur l’IA.
Se réorganiser en pleine tempête
À toutes celles et ceux qui fustigent l’apathie des dirigeants de Kodak à l’époque, Willy Shih rappelle que l’entreprise a créé 10 ans avant l’iPhone une entité (qu’il a dirigé) chargée de développer le marché des nouveaux appareils photo numériques dans la Silicon Valley. Ce qu’ils ne pouvaient savoir à l’époque était que ces mêmes appareils allaient disparaître - comme les imprimantes - au profit des smartphones et du cloud.
Que faire alors des équipes en place dans l’entreprise ? Vendre des appareils numériques à faible coût et grosse concurrence ne mobilise pas les mêmes savoir-faire que vendre des produits de pointe aux laboratoires de développement de films. La culture aussi était inadaptée. Comme beaucoup d’entreprises, Kodak avait peu d’expérience avec les end users, les utilisateurs finaux de ses solutions. Cette relation était laissée aux revendeurs, qui étaient choyés par les commerciaux de Kodak. La disruption numérique allait obliger les personnels de Kodak à ré-apprendre quasiment tout, bien au-delà des questions de produit et de technologies. La potion se révèlera extrêmement amère aussi pour le management, habitué à sa position de marque leader dans une activité à fortes marges.
Retoucher l’histoire
Qu’aurait pu faire Kodak ?
En appliquant le biais des survivants il serait simple de reconnaître que le chemin suivi par le principal concurrent de Kodak, Fujifilm, était le bon. L’entreprise nipponne s’est concentrée sur son coeur de métier, la chimie, pour proposer des solutions de pointe dédiées à des secteurs à fortes marges comme l’imagerie médicale ou les encres technologiques. Kodak a fait le chemin inverse, en se séparant de son activité chimique portée par Eastman Chemical dès 1994. Ironie du sort, cette entreprise s’est bien développée depuis. La maison mère a vu elle ses effectifs divisés par 35.
De même, l’exemple d’IBM est souvent cité. L’entreprise iconique des années 80 a cédé l’ensemble de ses activités hardware pour se concentrer sur les services et l’intégration logicielle. Quitter une activité hyper concurrentielle à faible marge pour se concentrer sur la valeur ajoutée sans usine : le monde selon McKinsey mis en oeuvre d’une main de fer par un ancien de la maison.
Le retour d’expériences de Willy Shih montre que, face à une rupture aussi profonde que l’irruption du smartphone dans son activité, une entreprise à forte intensité capitalistique et dotée d’une culture singulière doit affronter bien plus qu’un changement de stratégie. Elle aurait dû se réinventer de fond en comble, et accepter d’abandonner des pans entiers de son activité. Si l’on considère comme je le pense que l’IA générative est porteuse de disruptions comparables à celles du smartphone, de nombreux secteurs feront sans doute face aux mêmes dilemmes. J’espère vous avoir aidé à les voir sous un nouvel angle.
Envie d’évoquer un projet précis ? Un besoin d’approfondissement de ces sujets ou l’envie de les partager avec vos équipes ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article de Willy Shih - The Real Lessons From Kodak’s Decline
L’évolution statistique des ventes de boîtiers photo et appareils photo numériques - Statista
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
La newsletter de Lufthansa analyse les mutations du voyage et du tourisme. Ils proposent ce mois-ci un retour intéressant sur les tendances des 10 dernières années.
Autre newsletter déjà citée ici, Algorithm Watch. Associés à l’AFP ils proposent une série de podcasts sur l’impact des algorithmes pour les clients des banques. On se croirait dans un épisode de Black Mirror. Faux Positifs
Vous êtes en plein brainstorming et votre énergie créative baisse ? Allez sur ce site, rafraîchissez la page et suivez les consignes. Ça devrait aller mieux. Oblique Stratégies
Algorithmes toujours : le patron de Meta, Mark Zuckerberg, anticipe l’investiture de Donald Trump en allégeant la politique de modération de ses solutions (Facebook et Instagram notamment). L’équipe d’Open Term Archives est allée regarder ce que cela signifiait. Concrètement par exemple il sera autorisé de
“Désigner des personnes comme (lignes 1338 à 1342) : Certains objets (les femmes comme des objets du quotidien ou des propriétés ou objets en général ; les personnes noires comme du matériel agricole ; désigner les transgenres ou personnes non binaires par le déterminant « ça »)”
Vous avez bien lu 😖 - Open Term Archives
Heureusement il existe toujours des entrepreneuses et des entrepreneurs qui utilisent les technologies pour faire le bien. Comme Watch Duty, cette app chargée par 1,4 million d’utilisateurs pour suivre les feux de Los Angeles - How Watch Duty’s wildfire tracking app became a crucial lifeline for LA
💬 La phrase
“Tu sais ces photos de l’Asie, que j’ai prises à 200 Asa, maintenant que tu n’es pas là, leurs couleurs vives ont pâli”. Serge Gainsbourg, L’Anamour (1968)
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Si t’as pas la réf, regarde ça :
Bonjour Stéphane,
J'avoue avoir quelque peu négligé la lecture de la Newsletter de 15 marches ces derniers temps, mais il m'est impossible de ne pas réagir à celle du jour car elle aborde un sujet pour lequel je nourris un grand intérêt.
Tout d'abord, il est clair qu'effectivement, Kodak n'a pas vu venir la violence de la vague de la photo numérique, et peut-être à raison : qui aurait pu deviner que l'on se tourne vers une technologie qui produisait de moins bons résultats ! C'est d'ailleurs probablement à partir de ce constat que Kodak n'a pas persévéré dans le développement d'appareils photos numériques, contrairement à Fujifilm qui connaît aujourd'hui un franc succès sur le segment des compacts experts (avec la "hype" des X100V et X100VI que l'on a vue sur tous les réseaux).
Ensuite, la reconversion vers le film cinématographique. À mon sens, c'est une bouée de sauvetage plus qu'intelligente, même si elle n'a pas permis à la firme de conserver sa taille, ses usines et ses salariés. Mais le cinéma en tant que pratique artistique est une niche qui regroupe ce qu'il faut de puristes pour permettre de valoriser le savoir faire de Kodak, qui s'est d'ailleurs attiré la sympathie de gros noms tels que Denis Villeneuve, qui a tourné Dune en numérique avant de le repasser sur pellicule pour en récupérer le grain caractéristique, ou encore Christopher Nolan, qui a fait de la pellicule son cheval de bataille et qui en consomme des kilomètres pour chaque projet.
Le petit truc en plus : le film cinéma de Kodak est reconditionné par des revendeurs de pellicules photo pour les photographes argentiques qui recherchent le rendu cinéma tels quel le grain ou le halo dans les hautes lumières (on en reparle un peu plus bas, la nouvelle génération est une aubaine...)
Le gros point noir de la stratégie de Kodak : aucune tentative de numérisation ou de diffusion de son savoir faire auprès du grand public ! Instax nous permet d'avoir une simulation de film 35mm directement dans Instagram, Fujifilm nous permet d'appliquer et partager instantanément ses looks de pellicule sur les réseaux depuis ses boitiers, mais si l'on veut le look et le grain de Kodak, il faut acheter une pellicule Kodak. Heureusement pour eux, depuis une dizaine d'années, la photographie argentique revient sur le devant de la scène, se voulant capturer une image plus authentique. Alors les fabricants et revendeurs de pellicule se font de plus en plus nombreux, les laboratoires de quartier se développent en intégrant la vente en ligne...et Kodak monte ses prix et tire tout le marché vers le luxe ! Comment peut-on se planter à ce point ? Là où ils avaient une carte énorme à jouer en mettant un point & shoot dans les mains de chaque personne qui fête ses 18 ans et se met en quête d'authenticité face à la montée en puissance des IA générative et d'un monde tout numérique, ils rendent leurs produits inaccessibles à ce même public pour retourner s'enfermer dans une niche.
Cette stratégie est pour moi incompréhensible. Je ne vois pas l'intérêt de se couper autant du grand public et de potentiels nouveaux clients. Je ne suis que novice dans l'analyse des stratégies et des mutations, mais si quelqu'un a une idée de ce que peut devenir Kodak à court ou moyen terme en agissant de la sorte, je suis preneur !