Et si on faisait un Parcoursup de la montagne ?
Comment essayer de canaliser la demande touristique en montagne #282
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🧭 De quoi allons-nous parler
Ça y est les lyonnais et les bordelais sont rentrés. C’est la fin des vacances. Alors que moins de 10% des Français partent au ski les congés scolaires sont toujours lissés sur un mois afin de mieux étaler la fréquentation touristique. Cette répartition en grandes zones géographiques date des années 60. Elle fait partie intégrante du roman national, avec ses “chassés croisés”, les prévisions de Bison Futé et les interviews de commerçants-pas-totalement-satisfaits en fin de saison.
Cette semaine est aussi celle où seront définitivement saisis les dix voeux sur Parcoursup, qui fête sa 8ème édition. En attendant que la baisse des naissances rende peut-être cette étape obsolète, le site web et son algorithme si décrié aident 900 000 élèves à choisir leur formation d’enseignement supérieur et les établissements à les sélectionner.
La conjonction de ces deux évènements m’a donné envie d’imaginer ce que pourrait donner un système “centralisé” d’affectation des vacances de ski qui respecterait les capacités d’accueil, de transport ainsi que les contraintes environnementales des milieux visités. L’hyper-concentration des périodes et lieux de vacances reste pour moi une anomalie du vingtième siècle, un rejeton à la cuillère dorée des Trente Glorieuses. Si elle fait la fortune des opérateurs de transport et des hôteliers, la règle implicite du “premier arrivé premier servi” n’est en réalité qu’une des nombreuses manières de gérer l’adéquation entre l’offre et la demande comme l’avaient magistralement démontré Michael Heller et James Salzman dans leur essai Mine ! (lire notre critique ici).
Même si le problème est plus complexe qu’une simple adéquation entre l’offre et la demande, ne pourrait-on imaginer une solution plus efficace de gestion de la rareté ? Entre appels à la sobriété - partir moins loin, moins souvent et pas tous en même temps - et constats scientifiques de l’inéluctable fin de l’or blanc du tourisme de masse en montagne, il serait peut-être temps de construire les infrastructures de demain qui permettront cette transition.
Vaste projet, que je ne ferai ici qu’effleurer, mais sur lequel j’adorerais travailler (à bon entendeur,...) et débattre.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Comment réguler l’offre et la demande de tourisme en montagne ?
Un Evergreen chaque hiver
Il y a presque 4 ans le 23 mars 2021, un porte-container géant floqué EVERGREEN se mit en travers du Canal de Suez suite à une tempête de sable. Les difficultés de son dégagement rendraient inutilisable le passage entre l’Océan Indien et la Méditerranée pendant 8 longues journées. Cet évènement montra à quel point la mondialisation, ce grand meccano parfaitement huilé, reposait en réalité sur quelques maillons particulièrement fragiles.
Le porte-container Ever Given a raté son créneau- Satellite image Maxar Technologies
Toute chose égale par ailleurs, les stations alpines connaissent régulièrement des “instants Evergreen” lors des périodes de vacances d’hiver. Chutes de neige, accident ou plus récemment éboulement rocheux comme le 1er février sur la RN90 bloquent les quelques rares accès routiers aux stations. Les 90% de Français qui ne partent pas au ski regardent alors les journaux télé diffuser en boucle des images de “naufragés” contraints de dormir dans des gymnases ou passer la nuit dans leur véhicule. Les riverains et les actifs subissent également bien malgré eux ces incidents, victimes d’un tourisme de masse non régulé dans des espaces aussi fragiles que mal desservis. Alors, que faire ?
Éboulement du 1er février 2025 sur la RN90 - photo Le Dauphiné Libéré.
J’ai pu m’entretenir avec Valentine Loquais, cheffe de projet mobilité pour des collectivités de la Tarentaise. Sa mission : faire sauter les bouchons. Comment ? En tentant de résoudre l’équation suivante : décaler les départs et arrivées aujourd’hui hyper-concentrés sur quelques journées (50% des arrivées se font le samedi, 25% le vendredi et 25% le dimanche environ). La capacité des infrastructures routières et ferroviaires étant limitée, agir sur la demande semble la seule solution. Deux visiteurs sur trois interrogés dans une enquête indiquent être en mesure d’arriver un autre jour que le samedi. Une autre étude promettait qu’un décalage de 11% seulement des arrivées/départs effectués le samedi résoudrait les problèmes d’engorgement. Le Club Med, avec sa marque puissante et sa clientèle internationale, a pu décaler son offre de séjours du dimanche au dimanche.
Synthèse diagnostic, prospectives et stratégies mobilité tarentaise - SETEC (2020)
Mais le Club Med ne fait pas le printemps. Beaucoup de réunions, de relances et de pédagogie sous l’impulsion de la cheffe de projets ont accouché de quasiment aucun résultat. La molle obligation de commercialiser hors samedi 70% des nouveaux logements issue d’un document d’urbanisme ne semble pas inciter à ce changement de comportement. Suite au dernier éboulement du 1er février, Valentine a poussé un “coup de gueule” sur Linkedin, constatant l’échec de sa mission. “L’action concomitante et d'envergure” de l’ensemble des acteurs locaux et internationaux n’est pas survenue. “Apparemment rien n'encourage à commercialiser hors samedi” écrit-elle, à quoi on pourrait ajouter qu’apparemment rien ne décourage les automobilistes à se déplacer hors samedi non plus. Ces vacances de février, la profession indique encore 83% de taux de remplissage. Peut-on pour autant se contenter de ce résultat ? Pour mémoire la vallée comprend déjà 400 000 lits et 50 000 autres sont prévus. Sans parler des futurs Jeux Olympiques d’Hiver de 2030. L’offre de transport ferroviaire quant à elle est limitée par des infrastructures insuffisantes. Le train ne transporte aujourd’hui que 14% des touristes et encore, hormis aux Arcs ou à Chamonix, sans assurer le trajet de bout en bout.
Qu’aurait fait Google à la place de Valentine ?
En 2009 le journaliste Jeff Jarvis publiait What Would Google Do ? traduit en français par La méthode Google : que ferait Google à votre place ? Cet essai décryptait l’approche que le géant californien appliquait dans la conception et l’exécution de ses produits : être centré utilisateur, travailler avec les données, abaisser les barrières à l’entrée et monter les barrières à la sortie, rechercher les effets réseaux. Je propose de faire le même exercice ici, en tenant compte d’un certain nombre d’hypothèses qu’il faudrait bien évidemment valider dans la vraie vie (ceci est un article de newsletter, pas une étude à 100K€, NDLR). J’essaierai également de casser la logique de “premier arrivé premier servi” pour tester un système plus proche de celui développé par Parcoursup.
Supposons que l’essentiel des réservations d’hébergements hors hôtel se fasse via les grandes plateformes de réservation type Booking.com, Airbnb et autres. Ces plateformes ont un “fossé” peu profond : rien n’empêche un loueur de poster son offre sur plusieurs plateformes, ce qu’il ne se prive pas de faire. En revanche il n’y a aucun moyen de transférer ses données d’une plateforme à l’autre. On repart à zéro pour les avis et notations utilisateurs. De même, la règle du “premier arrivé premier servi” s’applique : les “invités” sont encouragés à réserver le plus tôt possible, et même le plus vite possible à l’aide d’une collection de nudges dignes d’un casino à Las Vegas. Impossible de savoir si le choix que l’on a fait est réellement le “meilleur” pour soi, et encore plus le meilleur en termes de remplissage global des hébergements à une échelle plus large. Pas d’information remontée non plus vers les pouvoirs publics pour suivre et anticiper la fréquentation. Nous sommes dans un cas typique où des acteurs privés exercent un pouvoir sur le marché avec des possibilités limitées de contrôle et d’incitation publics. Pour les hôtels, hormis Booking.com déjà cité, les établissements s’appuient sur des systèmes de distribution globaux (Global Distribution Systems) comme Amadeus, Sabre ou Galileo. Ces systèmes recensent l’offre de chambres, leurs disponibilités et tarifs, et les exposent aux agences de voyages. Le principe et le modèle économique restent les mêmes : premier arrivé-premier servi, expérience utilisateur sans couture et gestion dynamique des prix pour maximiser le revenu par hébergement.
Parcourcimes, le Parcoursup de la montagne
Comment casser ces logiques pour qu’elles tiennent compte des politiques publiques et inverser le pouvoir sur le marché ? En proposant une base de données centralisée et agnostique de l’ensemble des locations sur un périmètre donné (à définir par les autorités publiques). Appelons-la Parcourcimes. Cela ne signifie pas la fin des plateformes, simplement l’obligation pour elles de s’interfacer avec cette base de données des offres : exposer et vendre les hébergements, renseigner les disponibilités comme elles le font avec les GDS. Ces interactions pourraient être automatisées via des APIs (interfaces de programmation applicatives).
La différence avec les systèmes actuels tiendrait dans la possibilité pour les pouvoirs publics de réguler a priori la disponibilité de ces offres, en fonction de critères de remplissage de la station ou d’un groupe de stations par exemple. Une fois ce taux atteint, l’internaute se verrait proposer des offres similaires dans des secteurs moins fréquentés, optimisant ainsi la capacité de la montagne dans son ensemble. Comme sur Parcoursup, Parcourcimes vous proposerait de sélectionner des destinations et gérerait une file d’attente selon vos choix et les disponibilités. Pas de bulletin scolaire ni de lettre de motivation pour Parcourcimes mais, pourquoi pas, un historique de votre “usage” de la montagne qui vous donnerait ou non priorité pour certaines destinations ou certaines périodes. Après tout, on parle bien de quotas de déplacements en avion, alors pourquoi pas une régulation de l’offre de vacances ? L’idée est que dans tous les cas une solution d’hébergement soit proposée, la plus proche possible des critères demandés. Ajoutez une pincée de recommandation selon vos préférences et un soupçon d’IA pour élargir le champ des possibles. La formulation de vos critères serait accompagnée comme dans Parcoursup par une information riche et pertinente sur les offres. Par exemple des stations comparables mais moins fréquentées, plus proches de chez vous ou plus accueillantes pour certains publics. Le nudges et autres techniques d’influence en ligne seraient proscrits.
Surtout, la modularité de Parcourcimes inciterait d’autres acteurs de l’écosystème à proposer des offres en complément des hébergements. À commencer par le transport, qui pourrait être proposé en complément immédiat de l’offre d’hébergement (je ne comprends pas que cela n’existe pas encore d’ailleurs). Sans oublier la restauration, les remontées, les services à la personne,…autant de ressources qui gagneraient à être mieux anticipées et planifiées pour éviter les dérives. La maîtrise globale de ces offres permettrait une beaucoup plus grande souplesse. Arriver le dimanche dans les Alpes après avoir passé une nuit dans un refuge du Jura, ce serait bien non ?
Et pourquoi pas ?
Je vois déjà vos sourcils qui se soulèvent. Comment lutter contre des acteurs aussi puissants que les plateformes du web ? Quel serait le “coût d’acquisition” de chaque utilisateur, côté loueur et côté locataire ? Je connais la réticence historique des acteurs publics à créer des services numériques, laissant des boulevards aux géants américains. L’expérience d’Open Food Facts montre cependant que dans un secteur aussi concurrentiel que l’alimentation, une base de données peut avoir un pouvoir sur le marché, en favorisant l’émergence d’acteurs et de comportements vertueux.
Ce projet ne se fera pas d’en haut et en un jour. La méthode recommandée est de tester ce dispositif sur un périmètre limité, cohérent et “facilitateur” comme un vallée ou un groupe de stations cohérent, sur la base du volontariat. Différentes incitations pourraient être proposées, fiscales ou réglementaires par exemple (ex. : possibilité de déroger aux limites légales de durée d’hébergement). L’objectif étant de tester la solution et la faire évoluer avec les parties prenantes, comme nous le faisons dans les start-up d’État. Ensuite et seulement ensuite cette solution une fois éprouvée pourrait être généralisée, par l’incitation et au besoin par des obligations réglementaires.
La montagne est un bien trop précieux pour être laissée à la seule loi du marché. Elle ferait par ailleurs un très bon “bac à sable” (ou à neige) pour tester des solutions originales. Qu’en pensez-vous ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Vous skiiez, et bien dansez maintenant ! - Sur les pistes de ski, les boîtes de nuit à ciel ouvert poursuivent leur expansion - Le Monde
Comme dans beaucoup d’autres activités, c’est le transport qui cause l’essentiel des émissions des sports d’hiver - Le ski est-il une horreur écologique ? Bon Pote
Metabief, la station en transition - Ministère de la Transition Écologique
Je vous encourage vivement à lire Redirection Urbaine de Sylvain Grisot sur ces sujets
La vraie question étant : pourquoi continue-t-on à aller au ski avec les enfants ?(humour) - Philippine Delaire sur Instagram
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Femmes dans la ville : cette étude américaine analyse le sentiment d’insécurité en montrant ce que femmes et les hommes regardent respectivement lorsqu’ils traversent des endroits inquiétants - Gender-Based Heat Map Images of Campus Walking Settings: A Reflection of Lived Experience
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Et pendant ce temps de l’autre côté de l’Atlantique, le DoGE d’Elon Musk publie un tableau de bord sensé “classer” ses réussites en matière de destruction des services publics. En réalité un fatras d’indicateurs aussi démagos que bidonnés - Department of Government Efficiency
🤨 L’image
Traduction : “bruit public” / “progrès technologiques, “trop de blabla, pas assez de progrès” / “de véritables progrès, pas assez d’attention, “surcôté” / “équilibré” / “sous-côté”.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.