Il n'y a pas de silver bullet
Et si la trottinette en free floating n'avait été que la première tentative de transformation en profondeur du secteur des mobilités ? Rétro-fiction #248
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Ludovic Cinquin (Octo Technologies) a défini la transformation numérique comme « l’exploitation radicale des possibilités d’internet ». De nombreuses entreprises ont appliqué ce principe et bouleversé les secteurs qu’elles ont attaqué. Mais j’ai toujours été surpris à quel point la filière des mobilités n’avait pas su utiliser internet, le mobile et la connectivité alors que ces technologies semblaient conçues pour elle. L’automobile, la gestion de circulation et du stationnement, les transports publics,…font derrière les apparences un très faible usage des “possibilités d’internet”.
C’est pourquoi l’irruption des services de micromobilités à partir de 2017 a été un choc : pour la première fois des entrepreneurs ne se préoccupaient pas de trouver le mode de déplacement parfait. Ils ne cherchaient pas à vendre des logiciels pour l’automobile ou le bus mais comment transporter le plus simplement possible une personne d’un point A à un point B en proposant l’expérience la plus fluide possible. Pour cela ils allaient exploiter radicalement ces nouvelles technologies pour inventer de nouveaux moyens de concevoir, distribuer et consommer de la mobilité.
Ils choisirent l’engin situé le plus bas dans la chaîne alimentaire du transport. Un engin dont le nom même sonnait comme un jeu d’enfant : la trottinette. Contrairement à l’automobile ou le bus, la trottinette était facile à mettre en réseau. Ce choix allait se révéler un coup de génie en matière opérationnelle et une catastrophe en matière d’acceptation publique. Mais n’allons pas trop vite.
Pour démarrer cette série d’articles sur la jeune histoire des micromobilités, j’ai choisi une forme un peu différente : celle de la (rétro-)fiction. Nous allons assister en catimini à une réunion de brainstorming imaginaire sur le sujet des mobilités innovantes. Cela évoquera peut-être des souvenirs à certaines ou certains.
On se retrouve à la fin !
Cette article est le deuxième d’une série de 5 sur l’échec des micromobilités. Si vous avez manqué l’article introductif de cette série retrouvez-le ici : Requiem pour les micromobilités
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Les micromobilités (1/4) : Il n’y a pas de silver bullet
C’est une grande salle au rez-de-chaussée d’un ancien bâtiment industriel. Verrière d’atelier, colonnes en métal et fontaines à boisson vintage. L’un des murs est recouvert d’une fresque façon street art sur laquelle on déchiffre les mots “créativité”, “planète” et “climat”.
Après un rapide icebreaker pour mettre à l’aise les participants au workshop, l’animatrice annonce les consignes : “L’objectif ce matin est de brainstormer sur le service de mobilité idéal. Celui qui permettra de relever les différents défis que sont (elle lit) mettre l’utilisateur au centre, lutter contre le dérèglement climatique et privilégier les solutions inclusives”. Certains hésitent à prendre des notes. “Vous travaillerez par groupes de 3 ou 4 en progressant par sprints créatifs de 30 minutes. À la fin vous ferez un pitch pour restituer vos résultats aux autres équipes. Les sprints porteront chacun sur un élément du service de mobilité : le mode de déplacement, l’expérience utilisateur et l’intégration dans la ville”.
L’animatrice enchaîne : “prenez place maintenant quelques minutes pour écouter les interventions de nos experts avant de vous lancer”. Les plus audacieux se vautrent dans les canapés colorés.
La première intervenante, experte en design thinking, dévoile un visuel montrant deux personnes avec un porte bébé dans une rue animée de centre-ville : “le persona est un couple de 35 ans habitant une grande ville. Tous les deux travaillent et ont une petite fille de 2 ans. Quelques week-ends par an ils louent une voiture pour les vacances et sinon prennent le TGV pour aller au ski ou chez leurs parents en province. Au quotidien c’est bus pour elle et scooter 125cm3 pour lui. Depuis le COVID ils cherchent à éviter le métro et soignent leur santé.”
Le second intervenant, consultant en innovation digitale, se présente devant l’assistance : “Quel est le point commun entre ces produits ?”. Il fait défiler des images du Jetpack et de l’Hyperloop. Puis s’arrête sur un drôle d’engin à deux roues. “Ça c’est le Segway. Son inventeur a développé des technologies innovantes pour stabiliser les fauteuils roulants. Il s’en est servi pour concevoir cet engin, salué par tous comme une invention majeure. Mais en 17 ans il ne s’en est vendu que 700 000 exemplaires dans le monde entier. Il n’a jamais franchi le gouffre du marché grand public.
Ironie du sort, la marque Segway a été rachetée par un fabricant de trottinettes chinois qui distribue le modèle que vous voyez à l’écran” (une trottinette grise s’affiche transportant deux jeunes sans casque). Ils en vendent des millions chaque année ! Puis se tournant vers deux participants qui commençaient à échanger des anecdotes : “ce que je souhaite que vous reteniez, c’est que dans le transport il n’y a pas de silver bullet, pas d’engin magique qui réponde à lui tout seul à tous les besoins. La mobilité c’est un système. Vous devez penser chaque mode de déplacement dans son écosystème : Où circulera-t-il ? Quels pré-requis seront exigés pour s’en servir ? Qui le commercialisera, qui le réparera ?”. Les spectateurs acquiescent en silence.
Prend place ensuite le consultant en urbanisme, qui projette un seul visuel plein écran : “la mobilité, c’est d’abord un rapport à l’espace public. Prenez la surface nécessaire pour circuler, la distance de freinage, divisez par le nombre moyen de passagers transportés : vous obtiendrez les ratios suivants qui sont très évocateurs. On pense souvent à la pollution, mais la voiture particulière a aussi un énorme impact sur la consommation d’espace”.
Source : KiM Netherlands Institute for Transport Policy Analysis
Un participant retient un baillement et prend son téléphone pour faire un calcul. Une autre plisse les yeux pour distinguer un chiffre mais déjà la diapo disparait.
L’animatrice remercie les intervenants et enchaîne sans attendre “prenez place maintenant autour des différents ilôts que l’on vous a préparés. On se retrouve dans 90 minutes pour la restitution des sprints”.
(La matinée touche à sa fin)
La jeune femme s’avance d’un pas et prend la parole. Les autres membres de son équipe la regardent bras croisés.
“Nous sommes partis d’une hypothèse, qui était que ⅔ des déplacements de moins de 5 km sont faits en voiture. Et que ces déplacements selon nous pourraient être faits avec des engins beaucoup plus légers. Moi par exemple je pèse 60 kg, est-ce que j’ai besoin d’une voiture d’une tonne pour me transporter ? (ses voisins regardent leurs baskets blanches) Donc nous avons retenu des véhicules super légers, des deux-roues comme le vélo ou la trottinette. La trottinette électrique présente l’avantage de ne pas nécessiter d’effort physique trop importants” (sourires dans la salle).
Une participante d’un autre groupe n’y tient plus et l’interpelle : “tu ne crois pas qu’il faudrait privilégier le vélo pour que les gens fassent des efforts physiques justement ?”.
“Oui ça c’est beau sur le papier, mais dans la réalité les gens vont toujours trouver un prétexte pour rester en voiture… alors si je propose un mode qui leur plaît, ils prendront ! Et puis, moi, je suis ingénieure, alors des trucs électriques qui aident le piéton, j’en vois partout aussi : des escalators, des ascenseurs, des portes automatiques,...tu veux qu’on les enlève aussi pour que les gens fassent des efforts ?” (l’autre fait signe de la main qu’elle se rend et chuchote quelque chose à son voisin).
Un autre membre de son groupe prend la parole : “on a réfléchi aussi à la manière dont on pourrait utiliser ces trottinettes - ou ces vélos si vous préférez : l’important c’est qu’ils soient alimentés en électricité et connectés à internet. On pourrait créer un service qui mettrait en relation les utilisateurs avec des engins disposés aux endroits stratégiques, par exemple près des gares et stations de métro. Comme ça les voyageurs pourraient faire leur dernier kilomètre en trott’ et seraient incités à prendre les transports plus souvent.
(L’ingénieure reprend la parole) Nous ça nous a bien plu le coup des trottinettes qui se vendent par millions. Comme cela on sera certaines de trouver suffisamment d’engins, de pièces détachées, et ce sera plus simple de les réparer. Un peu comme les taxis londoniens ou les avions. Sauf qu’avec la trott” les cycles d’innovation seront beaucoup plus courts” (les autres hochent la tête avec l’air à moitié convaincu).
(Un participant d’un autre groupe ) : “je me permets d’intervenir (il regarde l’animatrice qui ne lève pas le nez de son téléphone), comment comptez-vous faire pour louer ces engins sans boutiques ni stations ?”
(L’ingénieure) “Tout doit passer par le smartphone. Comme cela l’utilisateur est identifié, géolocalisé, on a déjà son compte en banque, on peut même le suivre à la trace (sourires gênés). Et ça évite toutes les galères qu’on a avec les locations de voiture. Il sort du métro, il voit une trottinette, il scanne un QR Code et et hop! la trottinette se débloque. Pas d’argent à sortir, pas de carte perdue,...j’ai découvert ça en Chine ils font ça avec des vélos à l’Université.
(Un autre de son groupe enchaîne) : on a aussi réfléchi au modèle économique ! (l’animatrice lève la tête de son téléphone) On va faire le “Uber de la trottinette” : d’un côté tu as les utilisateurs qui chargent une appli, et de l’autre tu auras des étudiants ou des gens qui ont envie de gagner un peu d’argent. Ils auront une autre appli pour leur dire où sont les trottinettes à recharger. Ils la débloquent, la rechargent et la remettent ensuite à l’endroit indiqué dans l’appli. C’est plus sympa que bosser chez McDo !”
(Un participant dit à sa voisine : “tu parles d’un boulot !” et prend la parole) : “et vous avez pensé aux villes ? Elles vont vous laisser faire, les villes ?”
“Oui, pour les villes on s’est dit que le mieux ce serait qu’elles nous paient pour faire ce service (rires). Mais bon, on y croyait pas trop alors on s’est dit qu’on pourrait payer une petite redevance, un peu comme les vendeurs de glaces ou les kiosques à journaux”.
“Comme les vendeurs de tours Eiffel miniatures plutôt non ?” lance un spectateur (la salle rigole).
L’ingénieure ne rit pas et lance : “attendez, vous ne vous rendez pas compte que ces petits engins à 500€ pourraient embarquer plus de technologies que votre Peugeot (silence dans la salle) : j’ai vu des vidéos où un opérateur pouvait même les couper à distance. Genre le voleur est dessus et paf! la trott’ s’arrête d’un coup et une alarme se met à sonner. Ça permet même de réduire la vitesse quand les utilisateurs sont dessus. En fonction de l’endroit où tu roules, la vitesse est capée à 20, ou 10 km/h”.
“Dis donc vivement qu’il y ait ça sur les voitures !” lance un participant. Les autres applaudissent. L’animatrice en profite pour reprendre la main et invite tout le monde à rejoindre la pause lunch dans le bar niché au coin de la salle.
Cet atelier de brainstorming n’a sans doute jamais eu lieu. Vous avez certainement noté tous les anachronismes qu’il contient. Dans une fiction il pourrait se situer autour de 2015, lorsque la trottinette électrique était encore considérée comme un jouet et que les vélos chinois en libre-service n’avaient pas déjà montré les limites du free floating. À l’époque les technologies et fonctionnalités existaient ça et là mais n’avaient pas été rassemblées dans un seul service. Et de toute manière personne parmi les participants n’aurait été en mesure de lancer ce type de services avec l’audace et l’insouciance (certains diront : l’irresponsabilité) des startups qui ont envahi les villes à partir de 2017. Ce que nous verrons ensemble la semaine prochaine, si vous me faites le plaisir d’être à nouveau présent·e.
La semaine prochaine, deuxième partie : Nous ne sommes pas des vendeurs de tacos
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’actualité rattrape cette série : la startup Cityscoot va disparaître à peine un an après avoir été sélectionnée par la Ville de Paris. Du Next40 à son rachat à la casse : la descente aux enfers de Cityscoot
Micromobility is a big word for a small idea. Comment démontrer en quelques mots l’absurdité de la course en avant qui nous condamne à des véhicules de plus en plus lourds pour se protéger d’autres véhicules thermiques de plus en plus lourds et rapides Micromobility Manifesto
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Ce week-end j’ai dévoré Pour en finir avec la démocratie participative de Manon Loisel et Nicolas Rio.
Malgré son titre, cet essai percutant n’est pas un plaidoyer contre la démocratie participative mais pour une repolitisation de l’action publique : en écoutant ceux qui ne s’expriment jamais, en encourageant le débat plutôt qu’en le refusant, en négociation sa mise en oeuvre avec les parties prenantes. Ce livre a dérangé beaucoup de mes convictions mais il est salutaire à l’heure où tout ne semble que colères et rapports de force sur-médiatisés. J’espère que le succès de cet essai récompensera le courage des deux consultants d’avoir osé dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Pour en finir…contribue à “démocratiser l’administration plutôt qu’administrer la démocratie” et ouvre un passionnant champ des possibles. Merci !
Pour en finir avec la démocratie participative, Manon Loisel et Nicolas Rio (Textuel 2024)
💬 La phrase
“Le terme anglais silver bullet en français : « balle d'argent » désigne, selon certains traditions, une balle composée exclusivement d'argent, seule capable de tuer un loup-garou, une sorcière et quelques monstres, et désigne métaphoriquement une « solution miracle » capable de résoudre de multiples problèmes.”. Wikipedia
C’est terminé pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Un belge t'aurait conseillé une variante magritienne, comme "ceci n'est pas un échec".
Ca se lit comme un roman et on imagine déjà une série ! Vous avez du talent : continuez 👏