La boîte en métal qui a changé le monde
90% des biens dans le monde l'empruntent un jour : découvrez la fabuleuse histoire du container et ce qu'elle nous apprend sur l'innovation de rupture #239
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🧭 De quoi allons-nous parler
La rédaction en cours de mon livre (oui, je souffre !) m’oblige à balayer différents champs de recherche déjà arpentés par le passé. Les plus anciennes lectrices et lecteurs se souviennent peut-être de la révélation qui m’a saisie lorsque j’ai lu The Box de Marc Levinson, un livre aussi passionnant que son sujet est a priori austère : le container1, la boîte en métal qui est partout et nulle part. Il y a forcément quelque chose autour de vous qui a été transporté dans ce contenant !
Le container ne s’est pas contenté de bouleverser le secteur de la logistique : son avènement depuis quelques dizaines d’années a changé la manière de faire du commerce, de produire des biens et marchandises et d’aménager les quartiers portuaires.
C’est en cela qu’étudier son histoire permet de comprendre ce qu’est une innovation de rupture et ce que signifie “passer à l’échelle” :
Avant de devenir un standard, elle présente plus d’inconvénients que d’avantages.
L’adoption d’un standard est loin d’être une ligne droite.
Lorsqu’elle devient enfin un standard en revanche le passage à l’échelle apporte des rendements croissants pour l’ensemble de l’écosystème.
C’est pourquoi ce type d’innovations possède un pouvoir de transformation extrêmement puissant qui s’étend bien au-delà de sa chaîne de valeurs initiale.
Étudier comment le container a conquis le monde permet paradoxalement de comprendre les succès ou échecs de nombreuses technologies de pointe. Mieux : il permet de les prévoir.
Suivons ensemble la longue traversée de ces boîtes colorées sur l’écume de la mondialisation.
Pour celles et ceux qui ont déjà lu cet article dans le passé : j’ai ajouté une grosse mise à jour.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : En quoi le container est-il une innovation de rupture ?
Sans lui, pas de T-shirt bon marché ni d’ananas frais. Peu connu et peu étudié, le container a pourtant façonné le monde tel que nous le connaissons.
Contrairement au micro-processeur ou à l’électricité, le container ne représente pas en soi une technologie de rupture. Sa puissance repose entièrement sur son potentiel de modularité et de « scalabilité ».
La boîte en réseau
Utilisé seul, il présente peu d’intérêt. Mais empilé, partagé par l’ensemble de l’écosystème, son utilité croît de manière exponentielle. En cela, il est proche du téléphone ou des plateformes de services dont la valeur croît avec le nombre d’utilisateurs. On parle de rendements croissants.
Ce simple parallélépipède en métal de 6 mètres de long et 2,5 mètres de côté a totalement bouleversé la logistique, mais aussi l’industrie, le commerce, la consommation et la manière même dont nous concevons notre planète aujourd’hui.
En baissant de 96% le coût du transport d’un point à l’autre de la planète, il a multiplié par cinq les importations des pays développés, fait de l’Asie le fournisseur de notre quotidien et transféré des millions d’emplois d’un continent à l’autre. Indirectement, le container a aussi façonné nos territoires, changé la sociologie de certaines villes et modifié nos modes de consommation.
Mais son histoire n’est pas un long fleuve tranquille.
Recherche standard désespérément
Jusqu’aux années 60, expédier des marchandises sur de longues distances était une gageure. Le fret devait passer entre plusieurs mains, impliquant une douzaine d’intermédiaires.
Le container apparut comme une solution miracle : un seul chargement de marchandises au départ de l’usine, aucune ouverture ni transbordement avant d’arriver directement chez le client. Fini les risques de vols, perte et endommagement. Le coût du transport, jadis calculé sur la valeur des marchandises transportées, serait désormais simplifié et donc maîtrisable. La standardisation du contenant permit une rupture dans la manière même valoriser le coût du produit.
Nous retrouverons ce type de transformation par exemple dans la musique lorsque sa numérisation conduira à la généralisation du morceau (0,99$ !) au détriment des albums, préalable indispensable au développement du streaming et de la personnalisation des playlists,…
Mais encore fallait-il pour que le container produise de tels effets que l’ensemble de la chaîne de transport (navires, grues, wagons, camions, entrepôts…) s’adapte elle aussi à ce nouveau standard. Un seul maillon de la chaîne inadapté et tous les effets de la standardisation disparaissaient.
Il fallut en réalité plusieurs décennies pour que des standards de taille – 10, 20, 40 pieds de long – , de formes et d’accroches soient définitivement adoptés à grande échelle.
La difficile généralisation du container
Le container a plutôt représenté un handicap pour ses premiers utilisateurs. Les navires, les grues, les trains et camions étaient conçus pour du « vrac ». Transporter un container représentait une complexité plus grande pour les dockers et manoeuvres des ports. Le container nécessitait aussi une vision de bout en bout peu présente dans une activité habituée à avancer « pas à pas ».
De plus, les acteurs en place ont logiquement été les premiers opposants à cette nouvelle technologie qui les menaçaient directement. Les dockers et leurs syndicats, soutenus par les élus des villes portuaires, se sont opposés avec ardeur au développement des containers.
Seul l’acharnement d’entrepreneurs comme Malcolm Mc Lean a permis de construire ex nihilo des terminaux entièrement dédiés aux containers. De multiples innovations incrémentales concernant les interfaces, les grues, les manoeuvres, le planning,…ont du être inventées de toutes pièces par la suite.
À partir des années 90, le développement de l’informatique, des capteurs et de la robotique a trouvé dans la logistique un terrain de jeu mondial. Les plus grands ports comme celui de Busan en Corée – traitent désormais jusqu’à 40 000 containers par jour. Les chauffeurs de camions y sont parfois les seuls humains présents.
Courbes en S
Derrière la « courbe en J » utilisée fréquemment pour représenter la progression exponentielle des innovations de rupture se cachent en réalité une série de « courbes en S » qui représentent les chemins sinueux qu’empruntent ces innovations confrontées au marché.
La généralisation du container n’a pas échappé à ces « S » qui ont jalonné son histoire : adoption dans certains ports, interdictions dans d’autres, blocages syndicaux, lobbying, concurrence, crise pétrolière, traités internationaux,…La longue route de l’innovation.
Quels sont les effets à plus long termes de l’adoption du container ?
Victor Hugo écrivait que « rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue ». Une fois qu’elles ont atteint leur masse critique, les innovations de rupture changent définitivement le marché qu’elles pénètrent. Il en fut ainsi pour le container.
Le coût du transport (quelques centimes pour un T-shirt) ne fut plus une barrière à l’entrée sur un marché. Alors qu’il y a à peine 50 ans le monde était rempli de fabricants locaux, ceux-ci ont cédé leur place aux chaînes, distributeurs et centrales qui s’approvisionnent sur plusieurs continents.
La baisse du coût de ces produits a augmenté le pouvoir d’achat dans les pays importateurs, favorisant l’émergence d’une classe moyenne aux comportements de consommation standardisés. Le niveau de vie s’est également élevé dans les pays exportateurs, créant de nouveaux marchés mondiaux.
Le monde entier est devenu une usine distribuée. Le capital étant plus mobile que le travail, rien n’est plus simple que de délocaliser une usine : il suffit de décrocher un maillon de la chaîne de fabrication pour le raccrocher ailleurs et le tour est joué. La logistique fera le reste.
Le container change aussi les territoires. Depuis le 13ème siècle les ports puissants étaient situés à proximité immédiate d’un riche hinterland. Jusqu’à un quart de la population travaillait sur ceux de New York ou Amsterdam. On y trouvait aussi des marchés, des grands magasins, des assureurs, commerçants, chargeurs,… Les nouveaux ports comme Felixstowe, Busan ou Jebel Ali n’ont pas besoin de proximité géographique avec les villes. Ils s’installent là où l’espace est abondant et peu cher.
Les populations des quartiers portuaires exerçaient des métiers directement liés aux activités maritimes : dockers, grutiers, manœuvres mais aussi cafetiers, hôteliers et « filles de joie ». L’économie locale vivait au rythme des fortunes de mer et décisions d’armateurs. L’avènement du container a réduit le personnel portuaire au minimum. Le passage des navires est prévu à l’heure près. Les revenus sont devenus réguliers et prévisibles. Conséquence : les rares dockers ont déménagé en périphérie pour mener une vie presque similaire aux autres habitants. La vie a quitté les quartiers portuaires. Désormais inutiles, ils sont autant de friches que les villes cherchent à valoriser pour des activités touristiques ou de services.
Lorsque l’heure d’une innovation est venue, ses impacts vont bien au-delà de la chaîne de valeurs d’origine.
La mondialisation va-t-elle rester à quai ?
Le monde compterait actuellement près de 5 500 navires porte-containers qui sillonnent sans relâche les océans en transportant plus de 25 millions de boîtes. Les plus grands peuvent en emporter jusqu’à 24 000 à la fois. Cela représente l’équivalent d’un train de 70 kilomètres de long.
Cette course au gigantisme semble cependant atteindre certaines limites :
La pandémie a grippé la machine : les containers n’avaient tout simplement pas été “ramenés” en Asie et personne ne souhaitait effectuer le voyage à vide pour les chercher.
La reprise économique post pandémie a ensuite causé une thrombose : certains ports comme celui de Los Angeles devenant des goulets d’étranglement avec des centaines de navires en attente; les tarifs de transport ont explosé.
Avec l’augmentation du niveau de vie dans les pays anciennement “à bas coût de main d’oeuvre”, le transport se régionalise : n’ayant plus besoin de franchir les canaux de Suez ou de Panama, les navires grandissent encore.
Les pays “usines” ne veulent plus retraiter les ordures des pays développés qui étaient expédiés dans les containers “en retour à vide”; ils ont assez à faire avec leurs propres déchets.
Si le transport de container par mer est imbattable en terme d’émissions de CO2 par tonne transportée, il est désormais évident que cet indicateur n’est pas le bon si les marchandises parcourent la moitié de la planète; les normes comptables les plus récentes imposent une prise en compte plus complète de ces coûts.
D’autant plus que le transport maritime est le dernier de la classe en termes d’émissions de polluants car il brûle des carburants de très mauvaise qualité. Ces navires seront bientôt non grata dans les ports qu’ils desservent; leur coût ne peut qu’augmenter.
Le dérèglement climatique n’a d’ailleurs pas dit son dernier mot : la sécheresse notamment perturbe la navigation dans certains “noeuds” maritimes comme le Canal de Panama; on se souvient également du blocage du Canal de Suez par un porte-container mal garé. Le système expose au grand jour ses fragilités.
La robotisation enfin des pays “de consommation” devrait permettre de relocaliser certaines productions; la sortie progressive du pétrole réduira d’autant les besoins de transport.
La généralisation des containers dans les années 90 fait indubitablement penser à celle des appareils électroniques connectés qu’ils transportent : ils symbolisent la mondialisation triomphante, la croissance exponentielle des échanges permise par une réduction drastique des coûts et une standardisation globale des outils et pratiques. C’est le mode d’emploi que cherchent à copier les scale ups et autres licornes.
Les récentes difficultés logistiques après la pandémie ont cependant montré que ce type de croissance avait des limites. Et encore ne s’agit-il ici que de l’arbre qui cache la forêt : tôt ou tard le container sera confronté à une crise de l’offre avec les difficultés de navigation (sécheresse, conflits armés, sabotages) et une crise de la demande avec la hausse des préoccupations environnementales et sociales.
Les containers ne disparaîtront pas pour autant : leur modularité leur offrira sans doute une seconde vie.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
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Que se passe-t-il quand les containers ne circulent plus ? Retour sur la grande crise de 2021 - Our economy relies on shipping containers. This is what happens when they're 'stuck in the mud'
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(lu dans l’excellente lettre Datanomics & Strategy de Louis-David Benyayer)
💬 La phrase
“Il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler” (Ecclésiaste 3,7)
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
j’utilise dans cette lettre le terme anglais container plutôt que sa traduction française conteneur; je prie les puristes de la langue français de bien vouloir me pardonner
Passionnant, comme toujours.
Affreuse déception toutefois de réaliser que non, les cinémas n'ont pas emprunté leurs noms aux containers ;) (ps. le lien Wikipédia ne marche pas, mais il est facile à trouver)
On ne s'en lasse pas ;) Un point me titille : pourquoi le transport continental est resté plutôt à l'écart de ce mouvement de mise à l'échelle / standardisation / simplification (même si on pourrait évoquer la palette) ?