La conjecture du climat
Comment éviter de se perdre en cherchant des solutions au dérèglement climatique ? #276.
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🧭 De quoi allons-nous parler
En un coup d'oeil : Éco-anxiété. Wicked problems. Nouvelles personnelles. Nicolas Nova. Transports de Londres. IA générative.
Les fêtes de fin d’année sont traditionnellement un moment de prise de recul. J’en profite pour ouvrir mes chakras en courant les expositions (j’ai passé les fêtes à Paris), en lisant et en regardant des films. C’est le cas notamment du Théorème de Marguerite (Anna Novion, 2023), que j’ai revu en famille avec grand plaisir. Quoi de mieux que l’art, sous toutes ses formes, pour mieux comprendre ce qui nous arrive ?
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Le labyrinthe du climat
Cela va être difficile d’explorer Le Théorème de Marguerite sans divulgâcher toute l’histoire. Je vais essayer de commenter uniquement deux extraits qui me semblent inspirants.
Mettre de l’ordre dans l’infini
Marguerite, qui passe sa thèse en mathématiques à l’École Normale Supérieure, dîne avec Lucas, un autre élève avec qui les relations ont d’abord été difficiles. Elle décide de se livrer à lui en évoquant son enfance :
“J’étais très angoissée par l’infini, par l’idée que l’univers n’avait pas de fin. À la bibliothèque je lisais tous les livres de maths pour trouver des problèmes tangibles qui avaient des solutions. Un jour je suis tombée sur la Pyramide de Goldbach, un problème irrésolu jusqu’ici avec cette infinité de nombre premiers. Un tel défi, un problème si complexe et magnifique : j’ai su que je passerai ma vie à le résoudre. Goldbach c’était un moyen mettre de l’ordre dans l’infini”.
Marguerite passera effectivement le reste de son enfance à étudier les mathématiques, jusqu’à intégrer l’ENS, l’une des meilleures écoles du monde dans cette discipline. Elle y attaquera l’un des mystères non résolus de la science : la Conjecture de Goldbach, “assertion mathématiques qui énonce que tout nombre entier pair supérieur à 3 peut s’écrire comme une somme de deux nombres premiers” (Wikipedia).
La Pyramide de Goldbach, illustration de la Conjecture éponyme - par Adam Cunningham and John Ringland - Wikipedia
Je me suis demandé en regardant le film si nous n’étions pas avec le dérèglement climatique en train de vivre l’inverse de la situation de Marguerite. Ce qui nous alarme n’est pas l’idée que l’univers n’a pas de fin, c’est le contraire. L’univers, en tout cas notre univers (notre mode de vie, civilisation, appelez-le comme vous voulez), est promis à sa fin. Que ce soit en raison des catastrophes climatiques, révoltes, guerre, ou simplement de la pénurie de matériaux et matières premières (plusieurs réponses possibles). Le vocabulaire, qui recense si bien les soubresauts de notre société, nous a donné deux termes pour qualifier ce sentiment : l’éco-anxiété, qui traduit l’angoisse devant l’imminence des catastrophes à venir, et la solastalgie, manifestation de la nostalgie d’un passé que l’on sait révolu. Non seulement nous avons peur de périr (ou à tout le moins : souffrir), mais nous devons aussi faire le deuil de notre confort et nos grands équilibres actuels.
Face à cette angoisse, manque-t-on de conjectures à résoudre ? Nous sommes pourtant entourés de problèmes tangibles avec des solutions dans notre civilisation thermo-industrielle qui a tant inventé de technologies. La période actuelle me semble l’une des plus florissante en matière de recherche, de la génétique au quantique en passant par les intelligences artificielles. Mais ces solutions n’ont (plus) rien de rassurantes si nous considérons que la plupart d’entre elles sont à l’origine du dérèglement climatique et plus largement de l’atteinte des limites planétaires.
Ce qui m’intéresse ici est d’aider à se poser les bonnes questions. J’ai l’impression que cette angoisse que vivent les “convaincus” nous pousse à chercher comme Marguerite des solutions qui ressemblent à un raisonnement mathématique. Des équations qui permettraient de régler à la fois non seulement le dérèglement climatique mais d’autres “méchants problèmes1” jusqu’alors mis en attente. Sans pour autant pouvoir démontrer scientifiquement l’interaction entre ces problèmes. D’où l’impasse de nombreux raisonnements, et les “contre-coups” qu’ils génèrent notamment aux niveaux politique et social. D’où également le besoin d’entretenir des débats démocratiques controverses, au sens de Bruno La Tour (lire ici).
Ella Rumpf et ses équations dans "Le théorème de Marguerite" réalisé par Anna Novion (Pyramide Films)
Le labyrinthe du climat
Intéressons-nous à un autre personnage du film. Le professeur Laurent Werner, qui dirige les thèses de Marguerite et de Lucas. Il semble lui aussi littéralement habité par de grands problèmes mathématiques. Le talent de Jean-Pierre Darroussin est d’y ajouter une touche de manipulation pour montrer comment s’ourdissent les conflits entre chercheuses et chercheurs dans ce monde peu connu du grand public.
Débarquant un jour au domicile de Marguerite, le professeur cherche à la convaincre de revenir travailler avec lui :
“Les mathématiques sont fragilisantes, avec un côté obsessionnel (…). J’ai longtemps été en rivalité avec un collègue de l’ENS. J’ai été presque soulagé lorsqu’il est devenu enseignant à Yale. Cinq ans plus tard il a obtenu la médaille Fields2 en prouvant ce que je cherchais. Alors je suis passé à un objectif plus ambitieux : Goldbach. Depuis Szemerédi je sais qu’il sera prouvé un jour (…). Il faut être solide pour travailler sur Goldbach. C’est un problème labyrinthique dans lequel on peut errer longtemps, jusqu’à se consumer totalement. Faites attention à vous Marguerite”. Et le directeur de thèse de conclure, faussement sincère : “en définitive, peu importe qui trouve, l’essentiel ce sont les avancées mathématiques le reste c’est de l’orgueil et c’est égal à 0”.
Là aussi j’ai vu dans cet échange plusieurs parallèles avec la quête de solutions pour le dérèglement climatique. Les rapports du GIEC ont démontré le caractère anthropique de ce dérèglement : en quoi l’ensemble de nos interactions avec les milieux les perturbent jusqu’au dépassement à ce jour de 6 des 9 limites planétaires. Des modélisations permettent de bâtir différents scénarios selon la poursuite ou l’inflexion de ces interactions. Les rapports indiquent également un certain nombre de mesures à mettre en place dans les grands secteurs d’activités humaines pour limiter nos impacts. Reste à faire cependant le plus dur : trouver comment réduire rapidement ces impacts, sans créer (trop) d’autres problèmes et en dessinant un avenir souhaitable pour nous et nos enfants.
Il reste à résoudre un grand nombre de “problèmes tangibles avec des solutions”, et je fais partie de celles et ceux qui pensent que nous pourrions collectivement y parvenir. Mais c’est dans leur combinatoire que réside le succès ou l’échec des politiques mise en place. D’où le besoin selon moi de comprendre et d’accepter que beaucoup de ces problèmes sont des wicked problems, des problèmes qui résistent à la solution et qui nécessitent une approche radicalement différente. C’est ce que j’ai tenté d’expliquer dans mon livre en m’appuyant sur les exemples de l’incubateur des startups d’État, des programmes spatiaux et des mécanismes de financement de certains médicaments. Ce que je crains le plus en réalité est de voir des esprits brillants se perdre dans un “problème labyrinthique dans lequel on peut errer longtemps, jusqu’à se consumer totalement” comme le disait Werner.
Le risque et la passion
Le mot de la fin vient d’Anna Novion, la réalisatrice du film : "Je me suis rendu compte qu’il y avait un vrai parallèle à faire entre les mathématiques et la création artistique. Ce qui relie les mathématiques et la réalisation, c’est le risque et la passion qui font que nous sommes parfois prêts à travailler des années sans savoir si notre travail va trouver une issue. C’est un film très personnel qui évoque mon rapport à la création", confie-t-elle à France Info.
C’est dans cet esprit que j’aborde 2025 : les solutions existent, il faut trouver comment les mettre en oeuvre et les combiner. L’écueil n’est pas tant dans l’inaction que dans l’errance infinie. Cela nécessite de sortir du cadre - ce que fait Marguerite dans le film - pour inventer de nouvelle manière d’agir ensemble. Nous aurons besoin de la force de Thésée et de l’intelligence d’Ariane pour sortir du Labyrinthe.
L’installation de Ben au Musée National d’Art Moderne du Centre Pompidou (détails).
🤗 Quelques nouvelles personnelles
Le journaliste Damien Van Achter a réalisé un montage astucieux d’un webinaire à 4 pour en faire un monologue de votre serviteur, dans lequel j’ose diverses punchlines sur le futur de l’automobile. Osé. La pub pour la voiture, c’est comme la pub pour les cigarettes - Davanac
Voulez-vous dîner avec moi ? Jeudi 30 janvier j’aurai le plaisir de partager une table autour des Tendances 2025 du magazine L’ADN avec quelques-uns des 200 invités à la Cité Universitaire Internationale de Paris. Si vous préférez lire mon entretien, vous pouvez commander le Livre des Tendances 2025 ici
Enfin je souhaite partager mon émotion en apprenant ce week-end la disparition de Nicolas Nova, designer, chercheur, auteur et infatigable “curieux du curieux”. C’est d’autant plus rageant que je commençais à voir ses livres un peu partout dans les librairies, ce qui n’est qu’une juste récompense pour l’originalité et la rigueur avec laquelle il décryptait les mondes réel et virtuel. Je partage en vrac :
Son infolettre fourre-tout géniale Lagniappe (expression qui signifie “un petit bonus”, quand le commerçant vous donne un fruit en plus pour récompenser votre fidélité) - Lagniappe
Un article sur lequel nous avons échangé tous les deux - Give the drummer some
Son ouvrage “Exercices d’observation” auquel j’avais consacré une édition de cette lettre : L’art de remarquer - 15marches
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Les transports de Londres expliqués en 9 graphiques. Ageing, static and skint: Nine charts that explain what's going on with London transport - London Centric
Londres, toujours, où nous suivons cet ingénieur de Google présenter Project Astra, le prototype d’assistant personnel de Google en empruntant justement les transports.
On a récemment vu Michel Gondry réaliser un court métrage entièrement avec son iPhone. Il est maintenant possible de réaliser une poursuite à la Bullit entièrement réalisée avec l’IA générative. Le film, The Heist, utilise la technologie text-to-video Veo 2 de Google Deepmind. J’aurais adoré savoir ce que Nicolas Nova en pensait (Instagram).
La GenAI ce n’est pas que de la création de contenus. C’est aussi une capacité à décrypter des textes très anciens, ouvrant des possibilités vertigineuses pour les historiens et les linguistes. Champollion 3.0. - How AI is unlocking ancient texts — and could rewrite history
Pour terminer par une bizarrerie, ce designer a conçu les plans, découpé puis assemblé un modèle réduit du Boeing 777 en papier épais - Model 777 by Luca
C’est fini pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Sur les wicked problems, aussi traduits méchants problèmes ou problèmes vicieux : https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/les-problemes-vicieux-1018661
Distinction la plus prestigieuse en mathématiques, considérée comme l’équivalent du Prix Nobel. Ne peut être obtenue qu’avant ses 40 ans.